Selim Lander*
Résumé : Le personnage éponyme de la pièce Hedda Gabler, le chef d’œuvre d’Ibsen, a donné lieu à d’innombrables exégèses. Il n’en va pas de même pour les personnages masculins. Or celui d’Eilert Løvborg s’avère problématique à un double titre. 1) Le changement brutal d’un Løvborg censément brillant et séducteur à un être faible et veule s’avère difficilement crédible. 2) Les metteurs en scène en font le plus souvent un amant passionné d’Hedda Gabler, contre la lettre du texte, ce qui renforce encore son incohérence dramatique.
À la première lecture, Hedda Gabler, la pièce d’Ibsen, se présente sous la forme d’une toile d’araignée. L’héroïne éponyme, au centre de la toile, a capturé trois hommes : Jørgen Tesman, son mari de fraîche date, Eilert Løvborg, vieil ami de Tesman et ancien soupirant d’Hedda qui vient de réapparaître, enfin le « conseiller » Brack, ami du couple, qui a des visées sur Hedda. Les caractères de ces trois hommes sont complètement différents : Jørgen, un chercheur en histoire médiévale, est un être innocent, un optimiste invétéré. Brack est un parfait cynique qui a en horreur les liens du mariage et qui n’aurait aucun scrupule à faire de l’épouse de son ami Tesman sa maîtresse. Le personnage d’Eilert Løvborg est plus complexe et, selon l’interprétation qui en est donnée, l’équilibre de la pièce est changé.
La pièce ne se limite pas à ces quatre personnages. À côté des comparses, la bonne et la tante de Tesman, un autre personnage féminin, Madame Elvsted, vient perturber la symétrie du schéma précédent. La situation triangulaire entraînée par son apparition n’est pas moins classique, tant que l’on s’en tient à l’interprétation suivant laquelle les trois hommes seraient amoureux d’Hedda, certes à des degrés très divers : Madame Elvsted aime Eilert Løvborg qui aime Hedda Gabler (désormais Hedda Tesman), laquelle n’aime personne.
Il est temps d’en venir à Eilert Løvborg. Certains traits de son caractère sont incontestables : c’est un intellectuel brillant (il vient de publier un livre à succès), mais faible de caractère (il est alcoolique, et c’est seulement parce qu’il a été contraint pour des raisons financières de devenir le précepteur des enfants du préfet Elvsted, loin de la capitale, qu’il a pu s’amender sous l’influence bénéfique de Théa (Mme Elvsted), la deuxième femme du préfet. Sans cet exil forcé en province, sans le soutien de Théa, il n’aurait jamais pu écrire le livre publié ni un autre dont il détient le manuscrit. Son retour en ville, lesté de l’argent gagné grâce à son travail de précepteur, inquiète Mme Elvsted qui l’a suivi dans l’espoir d’éviter le pire et surtout parce qu’elle a pris conscience qu’elle ne pouvait plus se passer de lui[i].
Cet amour n’est pas payé de retour. À l’acte 2, Løvborg insiste sur le fait qu’elle n’est pour lui qu’une « camarade avec laquelle on peut parler à cœur ouvert »[ii], et, à l’acte 3, lorsqu’il s’effondre, ayant à nouveau sombré dans l’alcool et perdu l’unique manuscrit du nouveau livre, il la renvoie sans ménagement : « Je n’ai plus besoin de toi, Théa ». La véritable question concernant Løvborg est celle de savoir s’il est vraiment amoureux d’Hedda. De la réponse dépend la manière dont il convient de jouer les deux personnages. Car si Hedda, toute fière et dédaigneuse qu’elle se présente, pourra être éventuellement émue par un Løvborg amoureux, elle ne le sera guère par un Løvborg enfermé dans son égoïsme. Hedda, contrairement à Mme Elvsted, a la tête froide et se montre a priori incapable d’aimer : il faudra donc en faire beaucoup pour toucher son cœur.
Que dit le texte concernant les sentiments de Løvborg ? Le personnage n’intervient qu’à la fin des actes 2 et 3. À l’acte 2, il a un entretien intime avec Hedda. Va-t-il protester de son amour pour elle ? La supplier de lui revenir ? Pas un seul mot de leur assez long dialogue ne peut être interprété ainsi stricto sensu. Il commence par la blâmer d’avoir épousé Jørgen Tesman, un homme qu’il méprise (méfiez-vous de vos amis !). Après quoi, il la harcèle pour lui faire avouer qu’elle l’a aimé lui (« N’y avait-il pas d’amour dans votre relation avec moi ? » – la version anglaise est plus directe encore : « didn’t you love me ? »). Il n’y aura pas de réponse franche à cette question (« Non, pas tout à fait »). Tout ce que ce dialogue nous apprend avec certitude, c’est qu’il a existé dans le passé une certaine intimité entre les deux personnages, qu’il y a eu des confidences, des jeux dangereux (Hedda adore faire peur avec les pistolets de son père) et une attirance sexuelle qui n’a pu se concrétiser, une jeune fille de la bourgeoisie, à l’époque de la pièce (fin XIXe), se devant d’arriver vierge au mariage.
Il n’est donc pas absolument impossible qu’Hedda ait aimé Løvborg[iii] et peut-être même y a-t-il chez elle un reste d’amour puisqu’elle se montre jalouse de Mme Elvsted (mais la jalousie n’a pas besoin d’amour pour se réveiller, un orgueil blessé y suffit – or Hedda est orgueilleuse : tout ce qu’elle dit et fait dans la pièce le montre). Quoi qu’il en soit, cet amour hypothétique de la part d’Hedda n’est jamais avoué explicitement et il est d’autant moins crédible qu’elle encouragera Løvborg au suicide, à la fin de l’acte 3, sans le moindre état d’âme. Ajoutons que, dans le duo de l’acte 2, elle lui reproche explicitement d’avoir tenté d’abuser d’elle : « N’avez-vous pas honte, Eilert Løvborg, d’avoir voulu profiter de votre camarade trop confiante ? » (une notation capitale curieusement gommée dans certaines versions françaises de la pièce).
Et Løvborg ? Qu’est-ce qui pourrait faire croire qu’il est ou a été amoureux d’Hedda ? À nouveau, il faut pousser l’interprétation du texte littéral, faire appel au second degré. On est alors en droit de considérer que lorsque Løvborg blâme Hedda pour son mariage avec Tesman, c’est la marque d’un dépit amoureux ; et de même, s’il veut la forcer à avouer son amour pour lui, Løvborg, il n’est pas impossible de penser qu’il ne s’acharne ainsi que parce que lui-même brûle d’amour pour elle. Quand on essaye d’interpréter le sous-texte, quand on cherche à décrypter le second degré éventuel du texte, tout est possible en effet. Et c’est pourquoi le personnage d’Eilert Løvborg se montre si souvent inconsistant au théâtre.
Qu’Hedda joue l’amour ou simplement la comédie de l’amour dans son duo avec Eilert ne tire pas à conséquence. Son jeu n’en sera guère différent et ce sera toujours au spectateur de se faire une opinion. Par contre, ce n’est pas du tout la même chose, pour le comédien qui interprète Eilert Løvborg, de jouer l’amoureux transi ou, à l’opposé, un égocentrique un tant soit peu sadique qui s’acharne à découper au scalpel l’âme (tout aussi impure) d’Hedda.
Il s’agit ici de l’acte 2, plus précisément de la scène avec Hedda. Dès la fin de l’acte, lorsque Mme Elvsted sera apparue et que, poussé par la machiavélique Hedda, Løvborg se sera remis à boire contre toutes ses résolutions antérieures, il devient incohérent, mais là cela ne pose aucun problème d’interprétation. De même à l’acte 3, après la perte du précieux manuscrit. Cette incohérence-là est clairement voulue par l’auteur, même si elle n’est pas facile à admettre par le spectateur, ni à jouer par le comédien : il y a des coups de théâtre mieux préparés que d’autres ! Celui-ci se produit à la fin de l’acte 2, lorsque, immédiatement après avoir affirmé son attachement à Théa et la reconnaissance qu’il lui porte, il rompt – dans sa réplique suivante – la promesse qu’il lui a faite de ne pas participer à une soirée « entre hommes » où il sera soumis à toutes les tentations.
À l’acte 3, cela ne va pas mieux pour Løvborg. Il commence par s’enfermer dans un mensonge absurde pour tenter d’expliquer la perte de son manuscrit (due seulement à son ivresse), puis accepte de la main d’Hedda un revolver avec lequel il lui promet de se suicider, au lieu de quoi, comme on l’apprendra à l’acte 4 et dernier, il se rend dans une maison close où il mourra, effectivement, mais accidentellement, d’un coup parti tout seul du revolver qu’il avait dans sa poche.
Contrairement à Hedda, forte de bout en bout, Løvborg – on l’a dit – est un faible, un débauché (il l’avoue lui-même… et cela ne cadre guère avec l’hypothèse d’un Løvborg transi d’amour pour Hedda), qui se laisse facilement aller à la colère, mais un faible intelligent, qui peut se montrer brillant et qui est capable de susciter chez une femme comme Théa (et peut-être même chez Hedda : pourquoi pas ?) un amour sans limite. À l’acte 3, il a perdu ses moyens, ce qui rend le personnage plus facile à jouer. Par contre, au début de l’acte 2, il est important que l’on sente les qualités positives du personnage, conformes à la présentation qui en a été faite antérieurement par les autres protagonistes. Qu’il soit ou non amoureux d’Hedda, l’une des difficultés du rôle consiste alors à rendre crédible le basculement brutal, quasi-instantané du personnage séduisant en un être falot et surtout pitoyable. Henry James voyait dans les créatures d’Ibsen des individus « pris sur le fait ». Mais, ajoutait-il très justement, le dramaturge insiste parfois tellement sur cet aspect qu’il donne à ses spectateurs l’occasion de dire que, même pris sur le fait, ses individus sont des fous »[iv]. On ne saurait mieux dire à propos d’Eilert Løvborg. L’essentiel, néanmoins, n’est pas là.
Hedda Gabler a beau avoir fasciné bien des metteurs en scène, si le résultat n’est pas toujours à la hauteur, cela ne tient pas au personnage d’Hedda, magnifique manipulatrice et forte même dans le suicide final (elle, ne se ratera pas !), mais bien à celui de Løvborg, certes peu présent, seulement dans deux scènes (néanmoins capitales), pourtant au centre des conversations des autres protagonistes. Force est de constater qu’Ibsen n’a pas facilité les choses en n’indiquant pas clairement cet élément essentiel pour la compréhension du personnage : a-t-il été, est-il amoureux d’Hedda ? En l’absence d’une réponse claire à cette question de la part de l’auteur, la scène centrale de la pièce, celle du duo avec Hedda, demeure une énigme. L’incompréhension est accrue lorsque le parti retenu par le metteur en scène oblige le comédien à jouer les amoureux contre la lettre du texte.
Ibsen a laissé des notes préparatoires à la rédaction d’Hedda Gabler. S’il y a nécessairement de la distance entre l’œuvre achevée et les intentions d’un auteur, celles-ci méritent néanmoins d’être prises en considération. Les notes concernent principalement le personnage d’Hedda et la condition féminine à l’époque de la pièce. Néanmoins, une note concerne précisément les sentiments amoureux de Løvborg et plus généralement sa place dans la pièce :
Eilert Løvborg a une double nature. C’est une fiction que l’on n’aime qu’une personne. Il en aime deux… ou davantage… (en un sens frivole) tour à tour. Mais comment expliquer sa propre situation ? Mme Elvsted, qui le contraint à la correction, abandonne son mari. Hedda, qui le provoque à passer les bornes, recule à l’idée du scandale.[v]
On pourra méditer sur la dernière phrase de cette note, mais c’est ce que dit Ibsen des sentiments de Løvborg qui nous importe ici. Il aime « en un sens frivole ». On se demande pourquoi Ibsen a mis cette remarque entre parenthèses, car elle apporte une précision essentielle : l’auteur n’a nullement voulu faire de Løvborg un individu passionné mais un amant frivole (ce qui « colle » avec son personnage de faible et de débauché). Il aime les femmes, oui, … au sens où il aime jouer avec elles. Son drame sera de tomber sur une femme comme Hedda, « démoniaque »[vi].
Le visionnement de quelques captations de la pièce disponibles sur le net confirme la « faiblesse dramatique » du personnage de Løvborg. On ne parle pas ici de ce qu’il est réellement, « un faible » – ce qui se conçoit, évidemment, pour un personnage de théâtre comme dans la vraie vie –, mais de la manière dont Ibsen l’a conçu, en laissant en suspens la question essentielle de son rapport à Hedda Gabler-Tesman. Commençons par la version française de Polanski (2003) dans laquelle le rôle de Løvborg est confié à Erick Deshors. Lui comme Emmanuelle Seigner (dans le rôle titre) sont chargés de jouer les amoureux. Il adopte un ton de froideur, laissant toutefois ressortir une passion intérieure qui, encore une fois, n’est pas totalement en harmonie avec le texte qu’il est chargé de dire. C’est si vrai qu’on l’a dispensé de dire la fin de la dernière réplique (« il y avait en toi une telle force de vie »), en le faisant finir sur une formule sibylline (« je découvre le secret de notre camaraderie »), à quoi Hedda répond : « Ne croyez pas ça » (également supprimé dans certaines versions de la pièce).
Les versions anglo-saxonnes ne sont guère plus convaincantes. Celle de Waris Hussein (1972) avec Janet Susman (HG) fait de Løvborg (Tom Bell) un être raide et figé qui a l’air de se demander ce qu’il fait là. Celle de David Cunliffe (1981) avec Diana Rigg ne traite pas mieux Philip Bond en Løvborg amoureux. Seule celle d’Alex Segal (1963) avec Ingrid Berman ose un Løvborg ironique et détaché, interprété par Trevor Howard, un homme supérieur qui survole le duo de l’acte 2… mais qui ne cadre guère avec le personnage qu’il doit jouer par la suite.
Aucun doute ne peut subsister : le personnage d’Eilert Løvborg dans la pièce d’Ibsen la plus célèbre après La Maison de poupée est pour le moins « problématique » et cela rejaillit sur les interprétations qui en sont proposées.
Notes de fin
[i] On sait que James Joyce était un grand admirateur d’Ibsen. S’il n’a pas écrit directement sur Hedda Gabler, il indique dans un article consacré à Catilina (1849), la première pièce d’Ibsen, que c’est avec Hedda Gabler que le dramaturge aboutit à la perfection (The Speaker, 21 mars 1903, trad. in James Joyce, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, 1982, p. 973). Dans un autre article, portant sur Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (1898), il mentionne en passant le personnage d’Eilert Løvborg, notant qu’il est le seul, « peut-être », dont Ibsen aura voulu faire « un génie » (Fortnightly Review, 1er avril 1900, trad. in J. Joyce, Œuvres- I, op. cit., p. 927). En réalité, il est évident d’après le texte d’Hedda Gabler qu’Eilert Løvborg est, sinon peut-être, en effet absolument un « génie » du moins un individu doté d’une intelligence supérieure.
[ii] Nous citons d’après Henrik Ibsen, Hedda Gabler (1890), traduction de François Regnault, Paris, Éditions théâtrales, 2000.
[iii] Même incertitude chez quelqu’un comme Brigitte Jaques qui a mis en scène la pièce récemment : « Løvborg, le seul homme qu’elle [Hedda] aurait pu aimer », op. cit., p. 118.
[iv] Henri James, « À l’occasion d’Hedda Gabler », New Review, juin 1891 (trad. de Fr. Regnault in Hedda Gabler, op.cit., p. 116).
[v] Op. cit., p. 106. D’après Henrik Ibsen, Œuvres complètes, traduction de P.-G. La Chesnay, Paris, Librairie Plon, tome XIV, 1942.
[vi] Ibsen : « Ce qu’il y a de démoniaque en Hedda, c’est : elle veut exercer une influence sur un autre… Une fois fait, elle le méprise » (in Œuvres complètes, op. cit.).
*Selim Lander vit en Martinique (Antilles françaises). Ses critiques théâtrales apparaissent dans les revues électroniques suivantes : mondesfrancophones.com et madinin-art.net.
Copyright © 2016 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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