Scènes numériques. Anthologie critique d’écrits et d’entretiens d’artistes
Izabella Pluta, ed.
Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 608 pp
Par Théo Arnulf*
L’ouvrage dirigé par Izabella Pluta, achevé en 2018 et publié en 2022, rejoint plusieurs sorties rafraîchissantes sur la technologie au théâtre, comme L’Acteur face aux écrans[1] (J. Féral, 2018), L’Objet technique en scène[2] (J. Valéro, 2019), La vidéo en scène[3] (J. Féral, J.-M. Morin 2022), ou Automates, robots et humains virtuels dans les arts vivants[4] (E.Couchot, 2023). Il s’inscrit aussi dans l’histoire de la discipline, en confiant sa préface à Steve Dixon, dont le Digital Performance[5] (2007) est encore canonique.
Tant d’approches sont nécessaires et complémentaires pour apprivoiser cette hydre de la technologie dans la création théâtrale, dont les contours ne cessent d’être dévoilés à mesure qu’ils évoluent. Pour un sujet dont la bibliographie est labyrinthique, l’historicisation problématique et la conceptualisation en proie à un discours contemporain déjà saturé idéologiquement, Scènes numériques… parvient à s’affranchir de la redite, en déployant une double force d’amplitude et de structure.
En premier lieu, l’ouvrage place la parole en français et en anglais de plus de quarante-cinq artistes internationaux, des acteur-ice-s, des dramaturges, des artistes numériques, des scénographes de tous bords, dont des « stars » (Milo Rau, Denis Marleau, Elizabeth LeCompte, Robert Lepage, Kris Verdonck…) au cœur de son projet via des manifestes, vingt entretiens de qualité ou des prises de position, sous forme de pensée ou de fragments poétiques. Autant le dire frontalement, cette collecte est un véritable commissariat, d’autant que certains textes sont republiés pour l’occasion, tel un reader.
Ensuite, l’ouvrage s’impose par l’efficacité de ses cadrages théoriques qui donnent sens à l’idée d’une anthologie « critique ». Pour cela, la chercheuse Dr. Izabella Pluta, directrice de la revue Theater in Progress, co-organisatrice de colloques internationaux sur la technologie au théâtre dans sa diversité[6] s’est entourée de spécialistes (Simon Hagemann, Eugénie Pastor, Margot Dacheux, Hervé Guay) pour la conception de l’ouvrage, mais aussi pour l’écriture de textes d’introduction théoriques qui, de fait, sont souvent magistraux. En effet, l’ouvrage est structuré en sept parties thématiques conventionnelles : Temps, Espace, Dramaturgie, Acteurs, Spectateurs, Dispositif, Processus de création. Passée chaque introduction, les paroles d’artistes sont présentées dans un ordre thématique et non chronologique, ce qui peut surprendre, mais désamorce l’idée d’une temporalité linéaire de l’histoire de l’art.
Pour autant qu’elle cumule 608 pages, l’anthologie n’a pas de prétention à l’exhaustivité et se restreint globalement à un cadre historique allant des années 1990 à 2020 en Occident, plus précisément sur la période entre 2014 et 2017, avec beaucoup d’inédits. Elle permet une belle saisie du pouls de cette décennie et de ses préoccupations, mettant en scène tant les pratiques artistiques que les pratiques théoriques qui les commentent ou les nourrissent. Alternative solide aux actes d’un colloque, ce projet donne à entendre une maturité des pratiques technologiques.
Loin d’être dépolitisée, anhistorique ou réduite à l’enjeu de l’utilité, la technologie provoque les artistes et peut redéfinir entièrement leurs pratiques. Constituée à partir de sources choisies et originales, cette anthologie s’adresse aux chercheurs-euse-s dans le théâtre contemporain à partir d’un niveau master, mais recèle aussi des mises au point synthétiques efficaces pour tous les étudiant-e-s. Nous proposons une plongée dans le déroulé de l’œuvre, qui demande de par sa densité et ses mouvements internes un compte rendu plus détaillé.
Temps : territoires nouveaux, temps inédits
Esther Fuoco examine l’avenir de la dialectique entre le live et le médié, principalement dans le travail de la vidéo au théâtre, proposant une réflexion sur la simultanéité de plusieurs temporalités et la production d’un direct « augmenté ». Il faut dire que l’enjeu du direct tel qu’il avait été posé par Philip Auslander fait l’objet d’un test de Turing par Sajar Sahadieh. Dans The body is present, elle montre que selon un contexte particulier et en mettant en avant une forme d’interactivité, le sentiment de téléprésence peut être simulé chez les participants. Le risque d’échec dans cette « performance/expérience » et pour bien des travaux est déplacé de l’action aux conditions de possibilité de l’œuvre dont la qualité est mise à l’épreuve. Esther Fuoco rappelle que le travail sur le temps réel du média fait par ailleurs partie du dogme d’authenticité de certaines pratiques comme la « performance filmique » de Cyril Teste, afin de se rapprocher du temps présent privilégié du théâtre. Le cinéma en direct est une pratique hybride qui cherche à rendre un double plaisir de présence frétillante et d’objet esthétique fort.
Un texte remarquable de George Gagneré pense le « temps réel du temps réel » (p. 72) au cours du processus de création, dans la conception et l’usage des logiciels. Avec le numérique et la fin d’une capture analogique du monde, les puissances de calcul permettent une malléabilité des médias en temps réel : « Le temps de calcul quasi immédiat donne l’illusion d’un présent magique à nos yeux et nos oreilles. Les opérateurs d’images et de sons semblent donc transformer la matière instantanément » (idem). Plus encore, le numérique repose les deux temps du théâtre : le mixage « analogique » de flux vidéos n’est pas chose simple, une partie du travail est alors reportée sur la préparation en amont, au service d’une plus grande immédiateté dans l’écriture : « Programmer en temps réel des effets temps réel sur des matériaux devient un enjeu artistique fondamental » (p. 76). L’artiste Peter Missoten questionne justement la capacité de survie du média à la vitesse contemporaine, lui qui veut accentuer dans ses vidéos pour la scène un contraste entre la lenteur du live et la vitesse du média capable de comprimer le temps (p. 63-69). Forme de résistance par rapport à une accélération destructrice ?
Affranchis de la question parfois obsédante du live, ce premier chapitre laisse également une place importante à la technologie comme machine temporelle capable de convoquer des fantômes, comme le fait Toni Dove « Spectropia is a time travel drama that uses the metaphor of supernatural possession to investigate identity » (p. 95). Il s’agit de saisir le temps au moyen de mémoires. Les mots de Jean-Lambert Wild : « Je pense que les nouvelles technologies nous permettent d’excaver des mémoires enfouies. » (p. 124) sont riches de possibilités. Car, en effet, les chemins de mémoires font écho aux mécanismes d’oubli, ce que rappelle la mise en perspective de l’histoire politique et ses supports médiatiques par Milo Rau. Dans Les derniers jours des Ceausescu (2009), le temps particulier du reenactement révèle le hors cadre de toute une société qui fabrique l’histoire par le média télévisuel. La mémoire convoquée est aussi celle sensible de l’enfance, permise par la nature évanescente des projections virtuelles, propices à « l’immatérialité des souvenirs » (p.111) comme chez Michel Lemieux et Victor Pilon :« […] nous parlons très rarement de technologie. Nous parlons du monde invisible qui nous entoure » (idem). Les artistes cherchent à provoquer un état hypnotique proche de l’onirisme.
Espace : déconstruire le réel, édifier le virtuel
Aurélie Gallois rappelle que l’élargissement de l’espace dans le spectacle s’est fait d’abord par la toile peinte avant de poser les définitions et distinctions entre la VR, la 3D, et la Réalité Augmentée. Il en ressort que ces moyens nécessitent une capture préalable et que la réalité perçue est alors déjà mixte. Le chapitre se décline en trois familles : de l’usage de la VR, de l’impact du live sur l’espace et sa diffusion, du déplacement du théâtre par la vidéo dans l’espace urbain. Elle s’appuie sur Clarisse Bardiot qui affirme que les espaces augmentés ont pour particularité de ne pas dépendre de l’espace scénique, et convoque un exemple ad hoc : dans Alice, the virtual reality play (2017), ce qu’on touche dans l’interaction virtuelle est rendu tangible par des objets introduits par les acteurs. L’expérience de la VR est alors augmentée par le théâtre. Aurélie Gallois synthétise ainsi : « L’espace réel est remplacé par des espaces symboliques, des espaces intermédiaires, des “entre-deux” où la fiction, le rêve et la poésie ont toute leur place. » (p.158).
Dans d’autres œuvres, il ne s’agit pas de créer un espace de communication à distance qui fasse illusion. Comme le dit Julian Mayard : « The object of the search was… the making of a real space that included the distant, the absent, the “telepresent” […] There is no intent to create immersion. The psyche will immerse itself if and when its owner permits » (p. 166). Un texte de Mark Reaney datant de 1995 conclut ce passage en déclinant la VR comme un outil dans la continuité du théâtre : « Theatre is the original virtual reality machine » (p. 201). Il s’en sert ainsi comme un instrument simple et intuitif de modélisation scénographique, véritable terrain de jeu à explorer et nouvelle maquette qui sert aux discussions des équipes techniques et artistiques, mais l’envisage déjà comme le moyen d’expériences théâtrales à distance.
Jay Scheib décline l’impact du live vidéo sur l’espace. Une de ses œuvres est diffusée au théâtre et en direct dans les cinémas de Manhattan, ce qui se fait parfois en France pour les productions de l’Opéra National de Paris. La caméra lui permet de pallier, comme au stade, la mauvaise visibilité induite par la disposition de l’espace. À partir du choc du 11 septembre 2001, mais aussi par la comparaison qu’il a pu faire malgré lui entre ce qu’il voyait à la télévision, ce qu’il entendait depuis son poste radio et ce à quoi il assistait du haut de son toit, Scheib évoque la force d’amplification du médium : « […] things become more live than live when they question live-ness itself » (p. 175). La caméra peut être à tout moment renversée dans l’action ou aspergée de sang. Elle est ainsi prise dans l’espace qu’elle tente de saisir.
En changeant d’échelle, l’usage de l’écran dans l’espace public est abordé avec Matis Jansen du collectif Wunderbaum. Dans l’Arrivée de Xia (2016) sur le toit de l’ancienne gare de Rotterdam, le scénographe utilise les grands panneaux publicitaires dans un dispositif prolongeant la vue panoramique sur la ville (p. 186) afin de questionner le voyeurisme aux Pays-Bas. Les fragments vidéo qui reprennent en apparence des codes du documentaire comme la capture d’activités quotidiennes sont autant d’hétérotopies, des réalités augmentées. Enfin, le texte de Pete Brooks et d’Andrew Quick, comme d’autres parfois, est une variation un peu lointaine du thème de la partie. Le travail de l’espace avec la technologie est pour eux de l’ordre de la métaphore. En cadrant la scène sans les têtes des performeurs, mais avec celles des images filmiques, Hotel Methuselah (2006) entend produire un espace de limbes (p. 192), un espace mental hanté par des fantômes.
Dramaturgie : du texte imprimé à l’écriture numérique
Pour nommer les nouvelles écritures scéniques, Érica Magris convoque la fin d’une linéarité textuelle et la naissance de perspectives plurielles simultanées dans le théâtre contemporain, qu’Hans-Thies Lehmann avait nommé « la fin de la Galaxie Gutenberg ». Les spectacles à composante technologique sont postdramatiques « en particulier lorsque les dispositifs constituent non seulement un élément parmi d’autres, mais sont placés au cœur de l’élaboration dramaturgique » (p. 213) et dictent ainsi l’écriture par leur mode de fonctionnement. Elle évoque avec Brenda Laurel la programmation comme dramaturgie, avec les commentaires piquants de Janet Murray : « Les environnements numériques sont : procéduriers, participatifs, spatiaux, encyclopédiques » (p. 220-221), la tension pouvant être forte entre liberté et contraintes. Il est notable dans ce chapitre que la dramaturgie parcoure les mutations du textuel, le sollicitant comme objet visuel (le texte n’a pas disparu du postdramatique comme on l’entend parfois), et celles du texte comme structure qui peut devenir « labyrinthique, à choix multiple, réticulaire » sans compter que ces dramaturgies sont élargies et dédoublées sur le web. Cette partie déjà riche ne s’aventure pas dans les dramaturgies robotiques, celles des agents non humains ou des spectacles visuels sans paroles.
En premier lieu, Maël Le Mée recourt à des projections vidéos de textes dans la performance Raoul Pèques et la vaisselle de sept ans (2011). Son exploration l’amène à écrire une marionnette virtuelle faite de mots, manipulée par une wiimote. Emmanuel Guez propose quant à lui une sorte de manifeste pour une dramaturgie du web où « Écrire sur le web, c’est apprendre à mourir » (p. 254). Il évoque la dilution de l’auteur dans les traductions médiées par les machines, mais aussi le retour d’une oralité dans les textes éphémères.
Ensuite s’élabore un dialogue entre les stratégies d’immersion, d’identification et d’autonomisation du spectateur. N’est-ce pas le vidéaste d’Ivo van Hove, Tel Yarden, qui dit justement : « La vidéo est au théâtre à la fois une technique aliénante, immersive et distanciatrice » (p. 237) pour Kings of War (2015) qui met en tension l’intimité du gros plan avec les espaces publics pour exprimer les mécanismes de pouvoir. On découvre avec le travail d’Eli Commins les arbres à choix multiples, ces dramaturgies qui proposent aux spectateur·ice·s de choisir des chemins de narration. Le texte est alors structuré comme une carte de possibilité. Hauke Lanz se sert de la mise en ligne du spectacle Les névroses sexuelles de nos parents (2009) pour permettre à un public éloigné de visionner ou de participer comme un joueur, à travers des consignes aux acteur·ice·s. Enfin, toujours sur le web, Pawel Passini diffuse en ligne Requiem,qui devient un espace d’échange débordant de la pièce, à la surprise de celui qui voulait utiliser la vidéo pour montrer le « physical aspect of speech » (p. 263) comme la bouche d’un acteur qui mousse.
Acteurs : Question de jeu face au dispositif technologique
Au cœur de l’ouvrage, la partie dédiée à l’acteur a un ambitus large, comme en atteste l’introduction d’Eugénie Pastor déclinant les possibilités, de l’amplification des interprètes à leurs hybridations et même vers l’autonomie de nouveaux interprètes. La technologie, dit-elle, questionne très souvent quelque chose d’humain et c’est tout naturel qu’on pense à l’acteur et ses métamorphoses, qu’il soit transfiguré, challengé, dédoublé, multiplié… (p. 275). Et même – on y pense moins – que l’acteur soit opérateur de l’action technologique en tant que machiniste ou marionnettiste (p. 282). Un passage salutaire contextualisant la performance robotique donne à voir enfin autre chose que les écrans.
Une grande partie des textes se consacrent à l’humain pris au piège dans les images médiatiques. Harriet M. Meining et Peter Meining mettent en scène des « talking heads » dans Genetik Woycek (1997) afin de proposer une réflexion sur la fascination pour ces figures poussant le personnage à la folie, par une originale contamination médiatique « La dilution des frontières de l’individu devenait “spectacle”, notamment grâce à des images vidéo de l’intérieur du corps de l’acteur produites par lui à l’aide d’une minicaméra » (p. 299). S’il parle aussi de l’aveuglement que peuvent susciter les technologies, c’est un autre son de cloche pour l’artiste Enrique Diaz, qui rappelle la difficulté financière de l’emploi de technologie dans le théâtre brésilien. Il mélange ainsi des images de fiction et de documentaire pour parler du processus de création de la pièce elle-même et faire jouer les projections de désir… Sur un autre registre, Jussi Nikkila nous partage son expérience intime et parfois son désarroi d’actrice confrontée à des images préenregistrées. « The idea of not controlling the time on the stage made me feel uncomfortable as an actor » (p. 316). « Accrochez-vous ! » répondait dès 1993 Elizabeth LeCompte, du Wooster Group, dans son manuel d’actrice pour un bon usage de la technologie. Les rules for a TV as meditation nous plongent dans une mécanique de jeu particulière : la fragmentation de l’image scénique implique une dislocation du jeu d’acteurs, tout en préservant des repères communs. Jouer la TV, ce n’est pas s’adresser à elle, mais à soi, à son miroir. « The TVs are used as “masks” » renchérit-elle, « they emphasize the stillnessof the performers. They are also used as a background noise and a contradictory information (or conforming) » (p. 321).
Plus rares, mais essentielles, les explorations concernant le son et la voix de l’acteur·ice nous emmène dans d’autres continents. Melanie Wilson dessine à l’opéra une architecture sonique psychologique, qui travaille à même le rapport scène salle. Dans une science-fiction qui suit nos lointains descendants, elle utilise la « spatialization and immersion to shift perspective and attachement » (p. 329), l’expérience s’inscrit dans un véritable paysage sonore de voix, de musique électronique et de bruits, qui « […] sets us off on a path that roams across epic landscapes of thought » (Idem). Julie Wilson Bukowiec et Mark Bukowiec remarquent que nous entretenons un dialogue silencieux ou externe avec nos propres voix (p. 332) et entendent se servir de la technologie comme d’un masque grec pour redéfinir le personnage, le transformer (p. 339). C’est que la voix retravaillée (processed), réifiée exige que l’on pense son association avec les mouvements physiques. Pour le/la comédien·ne qui joue avec son double, entre le direct et l’enregistré, l’émotion est déroutante de devoir plus faire attention à sa voix numérique qu’à sa voix « naturelle[7] » (p. 340). L’est-elle jamais ?
La partie se conclut avec les acteurs robotiques que sont les androïdes et humanoïdes du théâtre d’Oriza Hirata. Ces derniers imposent des contraintes intéressantes à l’écriture d’une pièce, et vont nécessiter évidemment une longue programmation, mais ils exigent également un travail important des acteurs, soit en amont pour camper les robots avant leur mise en marche, soit en répétition pour être à la mesure de leur rythme programmé. Pour un metteur en scène qui ne travaille pas sur l’intensité des émotions dans le jeu d’acteur, le jeu des robots véhicule de riches émotions.
Spectateur : entre le regardant et le regardé
La place du spectateur est un lieu de négociation, d’où l’on aurait tort d’exclure l’odorat, la proxémie, le toucher. Pour Simon Hagemann, bien des pratiques qui entendent modifier cette place s’appuient aujourd’hui sur des technologies. Le chercheur livre un regard pertinent sur la question trop souvent galvaudée de l’interactivité et nous introduit au monde du game. Ainsi sont déclinés des degrés d’interactivité, de la réception silencieuse aux choix à faire, jusqu’à une collaboration directe.
Bien entendu, un engagement ne signifie pas un spectateur émancipé d’une passivité fantasmée. Les formes en question sont plutôt des énigmes posées à la recherche, comme à une idée trop étroite du théâtre. Elles sortent des définitions courantes et font l’objet d’études dans d’autres champs comme les Game Studies. Elles s’inscrivent d’ailleurs dans la mutation du consumérisme vers une économie de l’expérience nommée la « gamification culturelle » (p. 360). Il s’agit donc de savoir à quel niveau a lieu le changement avec des frontières « toujours plus liquides » (p. 362). Hagemann parle ainsi de « réseau relationnel » (rappelant les axiomes schechneriens[8]). Les spectacles traités partagent la recherche d’actualité et d’implication, en jouant avec le contrôle cybernétique de notre époque, tout en faisant usage de références communes. Ces formes débordent du théâtre, mais aussi des possibilités propres aux jeux.
Le premier axe qui surgit consiste à impliquer le non public, qu’il soit dispersé, libre ou contraint. Le collectif LIGNA par exemple veut mettre en évidence le principe de dispersion du spectacle avec celui de contrôle (dans une zone de surveillance). Il propose ainsi une expérience avec wipe out your traces. Les spectateurs errent dans un espace public et certaines séquences audios avec des balises GPS s’activent comme des voix de fantômes (p. 385). L’idée est de retrouver l’expérience du flâneur ou de la dérive.
Le second axe traite des public games dont les buts avoués ou non sont autant politiques que divertissants. Matt Adams de Blast Theory explore les liens entre le jeu et les ramifications du réel ces quarante dernières années : « you see a gradual transition from idle entertainment to more demanding forms of entertainment to an awareness of games as a cultural form of their own with their own ambitions and obligations. » (p. 398). Il s’agit de jouer avec des seuils de participation et de négocier l’affordance des objets à travers leurs usages. De même, Gob Squad entend travailler avec matrice d’image et de références communes. La cie Ex Machina travaille directement avec des game designers, qui en retour trouvent dans le théâtre un outil de virtualisation pour leur béta test. Impliquer le spectateur signifie alors interroger son propre formatage, comment il se situe dans l’échiquier social : « participation means a negotiation between the conceptualization of oneself and an unfolding, challenging structure around that » (p. 419).
Dispositif : machine, objet technologique et question de l’autonomie
Disons-le c’est une partie qui pèche un peu. Julien Blais fait une histoire en bonne et due forme de la notion de dispositif, mais non des autres termes égrainés dans le sous-titre. On regrette quelques inexactitudes sur le cinéma, des raccourcis historiques qui donnent à l’ensemble un ton messianique… Du reste, il en tire une poétique de notre addiction au ronronnement des machines, et l’auteur insiste clairement sur combien sur scène ces dispositifs sont « porteurs pour eux-mêmes de dramaturgie ouverte » (p. 428). L’artiste-chercheur souligne bien le rôle de matérialité de ces technologies pour une « réappropriation dramaturgie de l’œuvre autant dans sa dimension physique, psychologique que cognitive » (p. 433). En effet ces dispositifs soutiennent-ils l’ancrage scénique de la dramaturgie ou la fragmentent-ils ? Ils nécessitent en tout cas un apprentissage et une familiarisation importante.
Le premier axe consacré aux machines physiques met à l’honneur deux artistes de premier plan en la matière que sont Kris Verdonck et Zaven Paré. Pour Verdonck, nous reprenons « une forme de dissection, chère aux théâtres de science des xviie et xviiie siècles, en exposant des technologies dont on explore les limites tout en maintenant un aspect esthétique » (p. 443). Cette plongée dans les rouages nous invite à repenser que « le problème emblématique de toutes les technologies et en particulier des machines est le monde extérieur chaotique et impossible à complètement maitriser » (p. 443). Ses critiques du machinisme sont du registre philosophique : « Les machines et les technologies possèdent quelque chose de très fascistoïde, de très rigide, auquel nous aimerions bien nous adapter sans que nous en soyons tout à fait capables » (p. 445) et encore : « Dans ce désir machinal, vers un environnement automatisé et une vie qui contient enfin de véritables vérités, on ne fait que se rencontrer soi-même. » (p. 445) Gilbert Simondon n’aurait pas mieux dit. Mais il est aussi captivant de lire l’artiste retracer sa trajectoire plastique par rapport aux objets : « La technologie au début me servait à externaliser un discours sur la condition humaine. Dans le passé, je choisissais des formes plus brutales, notamment pour donner à l’ordinateur une véritable influence physique sur le performeur » (p. 449) mais, nuance-t-il : « Ce qui m’importe le plus c’est la forme. » Zaven Paré est moins limpide dans son approche anatomique : il utilise l’exemple de la greffe d’une tête sur un corps comme métaphore pour poser des questions au théâtre, au masque, à la marionnette. Cela lui permet d’expliquer que « l’élaboration d’une effigie peut passer par la destruction, telle la créature de Victor, par la déconstruction comme pour les saints céphalophores, par la reconstruction grâce aux marionnettes et par la “surconstruction” avec l’arrivée des cyborgs » (p. 456). Ce sont là différentes façons de déréaliser les corps.
Le « dispositif » mis à nu et recréé par les expériences sociales de Yan Duvendak aurait pu se trouver dans la partie précédente, car il est utilisé ici dans une acception très large de construction sociale, sans outil technologique.
Enfin, le dernier lot d’entretien et de texte fait la part belle au matériel. Sur cette question et ses aspects institutionnels (les départements cloisonnés du système allemand impliquent un financement différé versus l’achat coûteux, mais libératoire pour les compagnies américaines) l’entretien de Chris Kondek, technicien et vidéaste avec le Wooster Group et Laurie Anderson offre un contrepoint intéressant au texte d’Elisabeth LeCompte et permet d’entendre la voix trop rare des collaborateurs. Nicholas Rawling de The Paper Cinema rappelle quant à lui la petite révolution des interfaces ces dix dernières années, facile d’accès (p. 479). Il montre subtilement la nécessité de trouver des équivalences dans le dispositif quand il y a médiation : le dessin est amplifié comme la vidéo pour être sur le même niveau. En somme, on assiste à la maturité d’un artisanat technologique, qui s’étend de la bidouille au bricolage
2.0 parfois très complexe, ce qui nous amène aux processus de création.
Processus de création : entre collaborations interdisciplinaires et recherche scientifique
Clore un tel ouvrage avec les processus de création est une façon de signifier que la fabrique du spectacle à composante technologique n’a pas fini de se réinventer. Izabella Pluta, à la suite d’une contextualisation historique précise, convoque le rapprochement entre spectacle vivant et sciences dures et technologiques, nommant la « confrontation de l’équipe artistique à d’autres groupes de travail » (p. 489) et leurs inflexions mutuelles. Un état des lieux un siècle plus tard, si l’on veut, de l’idéal saint-simonien. Elle produit une typologie des rapports qui conditionnent le travail :
- Les résidences artistiques dans des labos d’entreprise en échange avec les universités ou les écoles d’art.
- Le projet individuel d’un artiste avec un but scientifique qui collabore avec des laboratoires à vocation sociale comme les Fablabs.
- Des industriels accueillent et collaborent avec des artistes sur la base de finalités multiples, ce qui est de plus en plus fréquent, et où se négocient la liberté artistique et les outils à disposition.
- Les étudiant·e·s en institution lancés dans une recherche-création.
- Les compagnies qui font appel à des ingénieurs et autres pour développer leurs idées.
Les paroles d’artistes viennent donner corps à ces propositions. Robert Lepage met en exergue l’importance des prototypes comme support de discussion collective, tôt dans le processus, et fait appel à des techniciens en dehors de la sphère théâtrale. Suit un entretien très qualitatif avec Denis Marleau et Stéphanie Jasmin. Cette dernière, formée à la vidéo et en histoire de l’art, joue l’intercesseur, en tant que pivot dramaturgique entre la mise en scène et les concepteurs techniques. Bien que dans leur travail, la « marionnettisation » de l’acteur peut être cependant préalable à la technologie elle-même, afin de produire une inquiétante étrangeté, « Ce sont les contraintes spécifiques de la technique qui ont concouru à la mise au point de ce type de jeu » (p. 517) stylisé et de personnages-effigie qu’on lui connaît. Les artistes défendent un laboratoire de recherche avec ses prototypes et procédés de vérification notamment dans leur dialogue avec le cinéma expérimental où l’écran participe à la construction de l’espace scénique. Mais leur posture est opposée à celle de Lepage : « Nous faisons rarement appel à des spécialistes de l’extérieur pour régler une problématique technique » (p. 529), ils et elles expriment aussi le besoin de rester avec des collaborateurs de longue date et qui connaissent les logiques de scène : « Ce ne sont pas des techniciens apportant des technologies pointues venues d’ailleurs, ce sont des artisans qui se débrouillent de façon très créative […] » (p. 529).
La table ronde qui réunit des membres et collaborateur·ice·s du Théâtre National Finlandais Juha Joleka, Kati Lukka, Janne Reinikainen et Timo Teräväinen, fait valoir une expérimentation des technologies qui passe par l’échec, la réadaptation et le hacking. Les participantes soulignent la cherté de l’installation et du personnel (filmique) nécessaire, dans la perspective où la vidéo soutient le mouvement dramaturgique, mais nécessite un équilibre « I have noticed that it is very important to make the image less interesting than what is happening on the stage, so it doesn’t attract too much of the attention » (p. 536). On retrouve l’idée désormais courante de mettre en scène le dispositif de l’écran vert et de la mise en fiction.
Rosa Sànchez et Alan Bauman relatent les interfaces nées au cours du processus de création sous le nom de « Konic thr. » (p. 545). Les deux collaborent avec des centres de recherche en nouvelles technologies. Le spectateur peut modifier une architecture 3D générative d’un univers plus ou moins pollué selon la qualité des interactions. Rosa Sànchez crée avec son équipe en parallèle un logiciel Terra e vita qui rétroalimente ensuite l’installation jusqu’à s’intégrer dans plusieurs spectacles et autres œuvres. Ses projets révèlent bien l’intérêt mutuel qu’il peut y avoir dans ces collaborations : pour les technologues, les réseaux nationaux de la recherche et de l’enseignement et les fournisseurs de réseaux, il s’agit de pousser aux limites les possibilités des réseaux, pour les artistes il s’agit de monter des pièces en co-création, avec des points de vue complètement différents pour le public.
Olaf Arndt du groupe BBM remet l’enjeu du contrôle biopolitique sur la table « political technology will not only master us, it will alter us drastically » (p. 553) et le rôle de la recherche institutionnelle dans cette perspective qui produit des « Technical body organs » (p. 554). Il présente ainsi le projet TROIA (2005), un théâtre forum itinérant dans l’espace public, qui use des moyens d’agit-prop et de vulgarisation afin de susciter une prise de conscience durable sur ces enjeux.
Pour Selena Savić, la scène n’est pas le lieu de l’expérimentation technologique : « The process of prototyping interactive technology is the enemy of performance » (p. 557), la scène peut uniquement proposer un usage alternatif pour des technologies déjà mainstream. La position critique de la recherche-création lui permet d’interroger le rôle de l’expérimentation dans l’histoire des sciences, et les difficultés face aux buts divergents entre artistes et chercheurs.
« L’ère de l’hybridation du théâtre et de la technologie » a sonné, conclut Izabella Pluta (p. 565). Les chapitres cloisonnés de l’ouvrage ne doivent pas oblitérer la réalité des spectacles, souvent intermédiaux, c’est-à-dire avec plusieurs composants technologiques. Nous sommes dans une période postnumérique, où se rencontrent des compétences artistiques et scientifiques permettant un échange de savoir et un enrichissement. La chercheuse convoque la place du créateur, non seulement « l’observateur et l’analyste de la réalité dans ses multiples apparitions, mais également le critique des phénomènes artistiques, sociologiques, politiques qui se passent dans le présent. » (p. 567).
Au terme de cet ouvrage, et au vu de la diversité d’enjeux, c’est une responsabilité importante qui incombe aux artistes, donnant à la scène un rôle nouveau par rapport à la cité. À travers cette multitude de textes, on peut retrouver des courants de pensée antagonistes, comme les positivistes de la première heure qui chantent le progrès d’une avant-garde, les traditionalistes pour qui on ne fait qu’adapter des principes artistico-techniques issus de l’Antiquité, les expérimentateurs ayant goûté aux potentiels de la technologie pour elle-même et les adaptateurs pour qui la mise en scène doit rester souveraine.
Le temps hypermédié du spectacle à composante technologique questionne les médias et leur fabrique du temps (mental, politique), l’espace se voit virtualisé et pénétré de l’image vidéo dont les usages débordent de l’amplification ou de l’illustration. On a découvert des dramaturgies à plusieurs branches, et les mutations du matériau textuel comme objet visuel. Dans un tel cadre, les acteur·ice·s doivent s’adapter aux caméras et à cet espace technicisé, quand ce ne sont pas des androïdes qui doivent s’adapter au public… La pensée de la réception en sort rafraîchie, tandis que les spectateur·ice·s sont sollicité·e·s dans leurs corps, leurs éthiques. Les approches participatives et interactives ne pensent plus le public comme une entité unifiée et en communion qui serait un modèle réduit de la société, mais n’excluent pas pour autant ses enjeux politiques. Ces transformations ne seraient rien sans des dispositifs qui doivent éprouver le monde extérieur chaotique, sans des outils plus faciles, miniaturisés, et bidouillables. Le processus de création est alors pénétré de multiples agents, qu’il s’agisse de machines – bientôt d’IA –, de financeurs, de collaborateur·ice·s ou de finalités qui, parfois, échappent à la lorgnette théâtrale. L’ouvrage nous amène loin du mythe d’un grand progrès du théâtre, et au plus près d’une diversité de points de vue et d’approches souvent conflictuelles, qui résonnent entre elles.
Notes de fin
[1] Josette Féral (dir.), Corps en scène : l’acteur face aux écrans, Paris, l’Entretemps, 2018.
[2] Julia Gros de Gasquet et Julie Valero, L’objet technique en scène : la mise en jeu des objets technologiques sur les scènes contemporaines, Paris, l’Entretemps, 2019.
[3] Josette Féral et Julie-Michèle Morin, La vidéo en scène : l’acteur et ses technologies, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.
[4] Edmond Couchot, Automates, robots et humains virtuels dans les arts vivants, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2022.
[5] Steve Dixon et Barry Smith, Digital performance: a History of New Media in Theater, Dance, Performance Art, and Installation, MIT Press, 2007.
[6] Cf. Dr Izabella Pluta et al. « Limits of the Ηuman. Machines Without Limits » (2021) et Réjane Dreifuss, Simon Hagemann, Izabella Pluta « Live Performance and Video Games » (2022).
[7] Ces contributions sont importantes pour le « tournant sonore » dans les études théâtrales soutenu/ par Mélissa Van Drie, Théâtre et technologies sonores (1870-1910). Une réinvention de la scène, de l’écoute, de la vision, Thèse de doctorat, Paris 3, s.l., 2010. ; Jean-Marc Larrue et Marie-Madeleine Mervant-Roux, Le son du théâtre, XIXe-XXIe siècle : histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne, Paris, CNRS éditions, 2016. ; Dispositifs sonores : corps, scènes, atmosphères, Montréal, les Presses de l’Université de Montréal, 2019.
[8] Richard Schechner, « 6 Axioms for Environmental Theatre, » The Drama Review: TDR, vol. 12, no 3, 1968, pp. 41‑64.

*Théo Arnulf est docteur en études théâtrales à l’Université de Paris 8. Il étudie les pratiques technologiques dans le théâtre et la performance. Depuis 2018, il assiste Heiner Goebbels pour le spectacle Everything That Happened and Would Happen.
Copyright © 2024 Théo Arnulf
Critical Stages/Scènes critiques, #30, Dec. 2024
e-ISSN: 2409-7411
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