Le Dom Juan de Molière/Makeïeff : décapant !
Selim Lander*
Dom Juan de Molière/Makeïeff. Compagnie « Mademoiselle ». Macha Makeïeff : mise en scène, décor, costumes. Xavier Gallais (dom Juan), Vincent Winterhalter (Sganarelle), Irina Solano (Elvire), Pascal Ternisien (dom Luis, Monsieur Dimanche), Jeanne-Marie Lévy (une Libertine, musicienne), Xaverine Lefebvre (Charlotte, une Libertine, le Commandeur), Khadija Kouyaté (Mathurine, une Libertine), Joaquim Fossi (dom Alfonse, Pierrot, Cuisinier), Anthony Moudir (dom Carlos, Gusman, le Pauvre). En tournée au théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence, du 15 au 17 octobre 2024.
Les spectateurs aixois ont eu bien de la chance de pouvoir assister à trois représentations de ce Dom Juan, créé au TNP-Villeurbanne (France) en mars, par Macha Makeïeff qui s’était d’abord fait connaître dans les années 1990 comme la co-directrice des « Deschiens » avec Jérôme Deschamps, qui fut directrice de La Criée à Marseille de 2011 à 2022, décoratrice, costumière pour quelques opéras… Elle est surtout connue désormais pour ses mises en scène au sein de sa compagnie « Mademoiselle ».
Son Dom Juan, qui porte un soin particulier à l’esthétique, fait appel à Xavier Gallais dans le rôle titre et à Vincent Winterhalter en Sganarelle. La mise en scène très personnelle, loin de jouer sur la présence d’un séducteur magnifique dans un décor somptueux, a choisi le parti inverse : tout se passe dans un salon un peu décati avec un lit dans une alcôve caché par un rideau, un clavecin à jardin (son coffre contient des vêtements féminins en désordre et c’est de là que sortira l’épée, le moment venu), une table-tréteaux à cour, un corbeau empaillé dans une vitrine. À cour encore, deux fenêtres à l’étage à travers lesquelles certains personnages peuvent observer ce qui se passe plus bas, dans le salon. La seule élégance du décor tient à la grande porte-verrière en fond de scène, ouvrant directement sur l’extérieur.

Dom Juan sortira du lit, en cheveux, vêtu d’une sorte de pyjama noir qui sera son habit jusqu’au bout, Sganarelle paraîtra plus noblement paré. Ce Dom Juan-là fut beau sans doute, il demeure capable de séduire, mais son élan vital semble quelque peu diminué. S’il demeure cynique, c’est dans une sorte de second degré. Il est entouré par trois femmes, dont une musicienne et deux autres plus jeunes que nous verrons sortir successivement de son lit. La beauté de cette mise en scène tient beaucoup à ces deux personnages qui, quoique muets (ils n’existent pas chez Molière), contribuent très efficacement à dessiner le Dom Juan de Macha Makeïeff.
L’unité de lieu, loin de nuire à la lecture de la pièce, ne fait que l’enrichir. Par exemple, dans la scène entre Charlotte et Pierrot (acte 2, scène 1), quand Charlotte prononce cette phrase : « Ne m’as tu pas dit, Piarrot, qu’il y en a un qu’est bien pu mieux fait que les autres ? », elle regarde Dom Juan qui assiste, assis dans un fauteuil, à la scène qui se déroule sur la table-tréteaux. La scène où Dom Juan sauve Dom Carlos, escamotée par Molière, est ici mimée par Sganarelle, posté près de la porte grande ouverte donnant sur l’extérieur et qui observe de loin le combat. Idem pour l’invitation à dîner du commandeur : c’est alors Dom Juan qui, du même poste, encourage Sganarelle hors de vue. À la fin, au lieu d’une statue du commandeur, c’est plutôt son fantôme qui apparaîtra, en l’espèce de l’une des deux jeunes femmes habillée en gentilhomme dans un costume blanc.

La pièce commence sans parole avec une première scène dans laquelle deux comédiens sortent et ressortent sans arrêt en utilisant les trois petites portes à jardin, comme pour attiser notre impatience. Enfin, le rideau du lit s’écarte laissant apparaître l’une des deux jeunes femmes, en nuisette, qui accomplit un simulacre de toilette avec une éponge sortie d’une bassine posée sur le clavecin. Ensuite seulement débute la première scène par la tirade de Sganarelle où celui-ci se trompera exprès : au lieu de dire « Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac », il remplace « tabac » par « théâtre », avant de se reprendre. Un premier clin d’œil aux spectateurs, qui n’était pas, celui-là, chez Molière.
« Il faut s’amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous » (acte 4, scène 7). Dans cette phrase éclate toute la philosophie de Dom Juan. Loin du carpe diem des philosophes, il entend ne reculer devant rien, aucune des vilenies nécessaires à ses plaisirs. Comme indiqué au début du cinquième acte, il est même prêt à feindre un mode de vie exemplaire si cela lui permet, dit-il, de « ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver […] L’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d’une impunité souveraine ». On n’a pas fait mieux, depuis Molière, pour dénoncer les vices de la société. Le personnage éponyme de Dom Juan, au fond, est l’exact symétrique de celui du Tartuffe (mis en scène par Macha Makeïeff à La Criée en 2021), d’abord ouvertement cynique puis carrément hypocrite alors que Tartuffe connaît l’évolution inverse.

Faut-il faire dire davantage à cette pièce ? Sans doute prise par l’ambiance de notre époque, Macha Makeïeff a tenu à faire d’Elvire une héroïne du féminisme. « Je veux faire entendre, écrit-elle dans une note de travail, une rébellion de femme contre un destin assigné à l’humiliation, au déclassement par le désir tout puissant d’un homme ». Le texte n’est guère en accord avec cette interprétation, c’est le moins qu’on puisse dire. Quand Elvire vient revoir Dom Juan dans l’espoir de le convaincre de se corriger, elle s’exprime ainsi : « Le Ciel […] n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi et ne se met en peine que de votre intérêt ». Difficile de voir dans cette scène la femme rebelle. D’autant que la mise en scène lui concède un moment de vraie faiblesse au moment où Dom Juan la prend dans ses bras et esquisse avec elle quelques pas de danse : elle ne se délivrera de cette étreinte que lorsqu’il tentera de lui arracher un baiser. Il se trouve par ailleurs que l’interprète d’Elvire, quoique comédienne expérimentée, est apparue – au moins ce soir-là – comme le point faible de la distribution.
On a mentionné plus haut les deux personnages féminins de jeunes femmes ajoutés par Macha Makeïeff. L’une, Khadija Kouyaté, est noire et de taille normale, l’autre, Xaverine Lefebvre, est blanche, très grande et filiforme. Elles endosseront d’autre rôles que celui de maîtresse de Dom Juan, mais en tant que telles elles demeurent muettes et n’apportent que leur grâce et leur beauté, en particulier dans des intermèdes imaginés par la metteuse en scène. Cette dernière présente les trois personnages féminins ajoutés comme des « libertines » (voir la distribution détaillée). Muettes et purement décoratives, elles apparaissent plutôt comme des sortes de domestiques à la disposition du maître. Certes, le XVIIe siècle est appelé parfois « le siècle des libertins » mais sous le règne de Louis XIV, après 1661, après que le roi eut affirmé son autorité, le libertinage sexuel des Grands, femmes comme hommes, n’était plus de saison et Dom Juan (la pièce date de 1665) doit promettre le mariage pour assurer ses conquêtes. Si les dépravations sexuelles de certains membres masculins de la noblesse se sont bien sûr poursuivies, ils avaient recours à des prostituées ou des femmes du peuple sans défense (comme on le voit dans la pièce). Il est donc tout à fait improbable – et cela ne correspond de toute façon pas au texte – que Dom Juan ait pu s’entourer de femmes « libertines » au sens de femmes indépendantes pratiquant la liberté sexuelle.
Si Macha Makeïeff échoue donc doublement à faire de Dom Juan une pièce féministe, elle a réussi, avec son Dom Juan fatigué et presque misérable à renouveler la vision habituelle de ce personnage si célèbre et sa mise en scène très inventive ravit de bout en bout.

*Les critiques de Selim Lander paraissent dans la revue Esprit, sur mondesfrancophones.com et Madinin-art.net.
Copyright © 2024 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques, #30, Dec. 2024
e-ISSN: 2409-7411
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