La physicalité dans l’œuvre de Kafka

Jean-Pierre Han*

Abstrait

Le génie de Kafka est d’avoir laisser son œuvre ouverte à toutes les interprétations. Paradoxalement elle est d’une extrême précision, aussi bien dans la minutieuse description des espaces et des lieux que les protagonistes occupent ou traversent que dans leur propre description physique et morale au fur et à mesure de leur évolution.

Mots-clés: Physicalité, fatigue, vérité, finitude

Une pensée m’est venue à lire et à relire l’appel à contribution qui se résume à huit questions pertinentes.[1] Il suffirait en fait de transformer ces questions en autant d’affirmations et de répondre de manière négative pour avoir un formidable tableau de la relation de Kafka au monde, au théâtre et à la recherche de la vérité… ce qui reviendrait, au bout du compte, à prendre appui sur l’œuvre de l’auteur pragois pour caractériser la place du théâtre et son rôle dans le monde d’aujourd’hui. Les responsables de ce colloque qui ont fait ce travail ont bien résumé leur proposition en parlant d’ « une réflexion critique sur l’univers kafkaïen en relation avec le théâtre de notre époque ».

Numéro spécial de la célèbre revue Europe. Photo :  JP Han

L’axe principal de cette réflexion critique est placée d’emblée dans le titre de la proposition : « ”La vérité” dans le monde kafkaïen (du théâtre) ». Cette proposition pose deux questions auxquelles je m’efforcerai d’apporter de brefs éléments de réponses. Je veux bien que l’on parle de « vérité », et il est vrai que de nombreux commentateurs de l’œuvre de Kafka, et il en est d’éminents, –  les plus grands penseurs de notre temps n’ont pas manqué de donner leur avis, Hannah Arendt, Theodor Adorno, Giorgio Agamben, Jacques Derrida, Walter Benjamin, etc. ; ici, en France, la philosophe Léa Veinstein a même pu écrire un livre intitulé Les philosophes lisent Kafka… –, de nombreux commentateurs donc n’ont pour la plupart pas hésité non plus à parler de la vérité vers laquelle toute l’œuvre de Kafka tendrait.

Vous pardonnerez ma grande ignorance, mais, en ce qui me concerne, je ne sais pas ce qu’est la vérité. Et je me raccrocherai bien volontiers à ce qu’en disait Pascal, reprenant une réflexion de Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au-delà. » À partir de là, je veux bien que l’on affirme que Kafka était à la recherche de la vérité, comme les personnages principaux de ses trois romans, Le Disparu, Le Procès et Le Château, sauf à remarquer qu’aucun de ces personnages, pas plus que leur auteur, ne trouvent vraiment quoi que ce soit qui puisse étayer cette allégation. On peut encore moins affirmer qu’ils auraient touché du doigt ce qui ressortit d’une quelconque vérité (je vous renvoie ici à la fin de ces romans). En d’autres termes si la question est bien de savoir ce qu’est la vérité, que cherchons-nous tous vraiment, que cherche le théâtre d’aujourd’hui?

Publications récentes en France. Photo : JP Han

Il me semble que ce n’est pas tout à fait un hasard si sur les trois romans que j’ai cités, deux n’ont pas de fin, et ce n’est pas seulement, à mon humble avis, parce que leur auteur, avec les différentes versions de leurs écritures, ne les avait pas achevés. C’est parce qu’il ne peut pas y avoir de fin. Dans une mise en scène qui a fait date (en 1996) de Matthias Langhoff sur La Colonie pénitentiaire qu’il avait rebaptisée L’Île du salut, le spectacle ne s’achevait pas: les spectateurs attendaient la fin et n’osaient pas applaudir, se lever et sortir. Cela pouvait durer de très longues minutes, et puis tout  s’arrêtait faute de combattant… Il y avait là comme une suspension du temps ouvrant sur le vide. Cette question de suspension (opposée à celle de conclusion) est importante chez Kafka. Matthias Langhoff pouvait bien alors affirmer que « Kafka est exemplaire »… mais de quoi ? De l’impossibilité d’une quelconque conclusion? La suspension, l’inachèvement, autant de notions qui sont incompatibles avec celle de la vérité dont on peut dire qu’elle ne saurait être uniquement tragique pas plus qu’elle ne saurait être uniquement comique. Tragique et comique sont indissociablement liés.

Kafka transcende toutes les époques et tous les espaces géographiques, tout comme il transcende les genres et les registres (littéraires et/ou théâtraux) pour se concentrer dans une même et seule écriture. Ce qui est sûr en revanche, c’est que notre époque, celle de la dernière partie du XXe siècle et du début du XXIe dans lequel nous vivons est de plus en plus trouble, repères abolis. C’est ce qui caractérise le théâtre de notre temps qui, en recherche désespérée de signes tangibles auxquels s’accrocher, se tourne de manière dérisoire vers ce qu’il considérerait comme étant la réalité, dans « le bruit et la fureur » comme aurait dit Shakespeare. Le théâtre d’aujourd’hui achoppe en fait sur la question du réel.

Denis Lavant dans le rôle de Kafka, mise en scène W. Wendling. Photo : C. Raynaud de Lage. 2024

Au ciel des brillantes idées concernant Kafka, j’aimerais ici pour ma part plutôt m’en tenir à la littéralité de son œuvre (ou à une petite partie de celle-ci). Car la question qui est posée n’est pas celle de la relation de l’auteur pragois au théâtre que l’on connaît relativement bien et sur laquelle je ne reviendrai pas, mais plutôt de savoir pourquoi les gens de théâtre, de leurs côtés, sont fascinés par lui et ne cessent de vouloir adapter et mettre en scène ses œuvres. L’une des réponses que j’émettrai est celle de la physicalité de son univers et des personnages qui le peuplent. Sur la matérialité très précise de ce qu’il décrit. En cela il met en place un dispositif qui permet à la théâtralité de prendre appui et de se développer. Même si, comme le dit Walter Benjamin, il s’agit toujours d’un « dispositif expérimental ». C’est en somme une scénographie, un espace spatio-temporel qui, à chaque fois, sont décrits avec minutie, et à l’intérieur desquels les personnages (le personnage principal) peut, petit à petit, saisi par la fatigue physique et mentale, de plus en plus difficilement évoluer. Dans la colonie pénitentiaire la description de la machine qui doit mettre à mort un condamné est si précise que Heiner Müller, a pu, en 1992, lorsqu’il mit en scène le texte à Stuttgart, l’établir de manière quasiment technique. On ajoutera que dans la nouvelle c’est à un visiteur (c’est-à-dire finalement à un spectateur) que cela est destin.

Denis Lavant dans le rôle de Kafka, mis en scène par W. Wendling. Photo : Christophe Raynaud de Lage. 2024

Ce type de descriptions se retrouve dans les trois œuvres romanesques déjà citées, La Disparu, Le Procès et Le Château, à travers une notion que j’estime donc déterminante dans une perspective théâtrale, et sur laquelle j’étais jadis déjà longuement intervenu, c’est la notion de fatigue dont le poète Jules Supervielle disait qu’elle « est essentielle chez Kafka. » La notion de fatigue, physique et mentale, renvoie, j’y insiste, au théâtre. J’avais donc travaillé sur l’occurrence du terme même de fatigue (die Müdigkeit) et de ses multiples synonymes, et surtout de ses dérivés.

Peter Handke dans un petit essai qu’il a écrit sur la fatigue justement (Versuch über die Müdigkeit) – et qui le concerne personnellement – dit bien aussi que la fatigue possède la force d’une souffrance, inconsciente chez les personnages de Kafka. Plus intéressante encore est la relation directe que Handke établit entre la fatigue et un « sentiment de faute » dont il s’agirait chez Kafka de savoir s’il est conscient ou pas, mais qui finit presque par être intégré par le personnage principal. La question de la faute est bien au cœur du Procès, pour ne prendre que cet exemple. J’ajouterai juste que cette question de fatigue, liée à l’effort physique et à son mal être jusqu’à l’étouffement, fut sans doute aussi celle de l’auteur. C’est bien cela qui apparaît dès son premier roman au titre évocateur qui pourrait servir de générique à toute son œuvre : Description d’un combat.

Karl Rossmann, Joseph K. puis K. (on remarquera la perte de nom du personnage principal au fil des romans qui pourrait correspondre à une perte d’identité, celle-là même que l’on retrouve dans bon nombre d’œuvres théâtrales d’aujourd’hui, comme si c’est notre propre être qui finissait par se dissoudre, par disparaître ou à se transformer comme dans La Métamorphose. À ce stade nous nous retrouvons dans le même état d’errance que les « héros » (pardon pour ce terme bien impropre) de Kafka, « des hommes sans qualité », une errance qui les (nous) mène, je le répète, vers l’anéantissement total.

Denis Lavant dans le rôle de Kafka. Mise en scène W. Wendling. Photo : Cristophe Raynaud de Lage. 2024

Êtres de chair, les personnages de Kafka ne sont pas en proie, comme on aimerait nous le faire croire, (c’est nous qui projetons cela en ce qui les concerne) à des angoisses métaphysiques, ils sont simplement, au fil des pages, « moulus de fatigue », ont besoin de sommeil ou de repos ; ils se heurtent physiquement au monde et aux êtres qui les entourent. Car tous débarquent dans un monde nouveau – l’Amérique pour Karl Rossmann, celui de la justice pour Joseph K., et le village sous l’autorité du Château pour K. – qu’ils vont être en demeure, de lieu en lieu hermétiquement clos, où l’air ne pénètre plus, souvent plongés dans l’obscurité, de découvrir. Tout cela qui est parfaitement décrit par l’auteur, permet aux metteurs en scène de dessiner une trajectoire fictionnelle même si l’aboutissement de cette trajectoire se heurte au vide, ce qui est une caractéristique de notre théâtre depuis ce que l’on appelé le théâtre de l’absurde né une vingtaine d’années après la disparition de Kafka jusqu’au théâtre d’aujourd’hui, et l’avènement du théâtre post-dramatique sans repère et sans ouverture vers un quelconque avenir.


Note de fin

[1] Par exemple : « La connaissance (de la vérité) mène-t-elle à la tragédie ou à la comédie ? », « Pouvons-nous trouver “la vérité“ sut nous-mêmes dans et à travers le théâtre contemporain ? », etc. 


*Jean-Pierre Han Journaliste, critique littéraire et dramatique. A créé la revue Frictions, théâtres-écritures dont il dirige la rédaction. Rédacteur en chef des Lettres françaises. Collabore à de nombreuses publications françaises et étrangères. A enseigné pendant quinze ans à l’IET de Paris III-Sorbonne nouvelle (maître de conférence associé), à Paris X et à l’Université d’Evry, à Sciences Po. Ancien président du Syndicat de la critique de théâtre, musique, danse. Actuellement Vice-Président de l’AICT. Directeur des stages pour jeunes critiques. Actuellement président de SIWA, une plate-forme d’expérimentations artistiques franco-arabes. Président de la commission d’attribution des cartes de critiques de théâtre, musique et danse en France. Auteur de plusieurs livres, primés sur la critique dramatique : Derniers feux, Critique dramatique et alentours. Trente éditos, etc.

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Critical Stages/Scènes critiques, #30, Dec. 2024
e-ISSN: 2409-7411

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