Incandescences d’Ahmed Madani – De la catharsis comique
Selim Lander*
Incandescences. Texte, mise en scène : Ahmed Madani. Avec : Romain Bouillaguet, Aboubacar Camara, Nathan Mawatu, Marie Ntotcho, Julie Plaisir, Philippe Quy, Merbouha Rahmani, Jean-Baptiste Saunier, Izabela Zak. Création vidéo : Nicolas Clauss. Création sonore : Christophe Séchet. Regard extérieur chorégraphique : Salia Sanou. Création lumière, régie générale : Damien Klein. Costumes : Pascale Barré et Ahmed Madani. Création de la pièce : mai 2021. Participation au Festival d’Avignon (OFF) 2021. En tournée à la Martinique le 26 janvier 2024.
Ahmed Madani choisit-il ses titres à dessein ? Le fait est que, après Illuminations[1] et F(l)ammes[2], Incandescences évoque à nouveau l’idée d’un feu qui doit brûler tant les spectateurs que des interprètes non professionnels au départ et qui le sont devenus avec la multiplication des représentations (plus de 200 pour Incandescences).
Cette « pièce de théâtre » qui n’en est pas vraiment une a l’immense mérite, comme les précédentes, de témoigner de drames intimes mais ayant pour la plupart tout à voir avec le déterminisme social, sans jamais être pesante, bien au contraire. Partant des témoignages d’une centaine de garçons et filles de la banlieue française, Ahmed Madani, d’origine algérienne, a construit un spectacle choral, sans aucun accessoire, où les interprètes (de jeunes adultes) se distinguent simplement par leurs vêtements – à vrai dire fort semblables pour les cinq garçons (sur neuf) –, éventuellement par la couleur de leur peau. Les personnages forment ensemble un kaléidoscope d’origines diverses, à l’image de la réalité de cette population qu’on dit parfois reléguée, traversée par des problèmes identitaires. À côté de quelques Français « de souche », la plupart des interprètes sont en effet d’origine étrangère, africaine, asiatique et, pour l’une, polonaise. La présence de cette dernière est l’occasion du plus beau moment d’émotion de la pièce, quand elle entonne un chant de son pays qui sera repris a cappella par l’ensemble de la troupe. Autre moment étonnant, celui où une autre comédienne entonne, toujours a cappella, l’Ave Maria de Schubert. Cependant Madani pratique avant tout, comme il se plaît à le dire, un « théâtre de la parole ».
Les interprètes se passent donc la parole et monologuent, à l’exception de quelques dialogues, autour de thèmes successifs. 1) les parents, comment ils se sont rencontrés, quelle était, éventuellement, leur attitude à l’égard du sexe ; 2) la découverte de la sexualité à l’adolescence, sous l’influence quasi inévitable des vidéos pornos ; 3) enfin l’émancipation qui doit marquer le passage à l’âge adulte et la découverte de l’amour vrai : « qui n’aime pas [de cœur] ne sait pas ce qu’est l’amour [physique] ».
S’émanciper est particulièrement difficile pour ceux qui se heurtent dans leur famille à des préjugés d’un autre âge ou pour celle, dans la pièce, qui s’habille en garçonne mais ne sait pas affirmer son homosexualité. Le théâtre de Madani est militant, ses pièces ne sont pas montrées que dans les festivals et sur les scènes des grands théâtres, elles visent également les jeunes des banlieues auprès desquelles elles portent ce message de liberté. Pour convaincre il fait appel à l’humour. Son théâtre ressort à la fois de ce que Diderot appelait la Comédie sérieuse « qui a pour objet la vertu et les devoirs de l’homme » et de la Comédie gaie « qui a pour objet le ridicule & le vice ».[3]
Le ridicule, ici, appartient à la génération des parents, celle qui – pour partie – est enfoncée dans des préjugés religieux ou carrément féodaux. Exemples dans la pièce : s’opposer à un mariage à cause de la différence des religions ou à cause de la différence des castes (pour des Africains). Autre ridicule dont sont affublés les parents, leur façon de pratiquer l’acte sexuel, représentée avec crudité. Ce n’est certes pas d’hier que l’on voit des gestes obscènes sur les scènes de théâtre : certains en rient, d’autre pas.
Le vice, c’est ici la pornographie qui revient comme un leitmotiv dans les séquences concernant la découverte de la sexualité. Parce qu’elle introduit chez les adolescents un trouble superflu (des complexes, des comportements inappropriés à l’égard de l’autre sexe chez les garçons), la pornographie est clairement condamnée. « Ma vie, c’était mon écran. J’ai découvert le porno à 11 ans » dit l’un des personnages.
Comme la psychanalyse nous l’a enseigné, la constitution – ou la construction – du moi est une entreprise semée d’embûches. Elle l’est encore plus quand le milieu dans lequel on grandit est porteur d’interdits ou de pratiques néfastes. Il faut pourtant montrer qu’elle est possible et c’est le rôle de la « comédie sérieuse ». Nous voyons évoluer les personnages (un comédien correspond à un personnage et un seul, avec de rares exceptions lorsqu’il devient brièvement un parent) ; nous les voyons se libérer progressivement ou vaincre la solitude (« S’il y a une fille qui me trouve bien, qui voudrait se mettre avec moi, je suis prêt », dit un autre personnage), ils constituent autant d’exemples à suivre. Ce qui n’empêche pas la drôlerie et l’on imagine volontiers que la pièce suscite des réactions très vives (« incandescentes » ?) de la part d’un public proche des personnages.
Le propos est résolument optimiste. C’est un message d’espoir qu’entend faire passer une pièce qui vise à provoquer la « catharsis comique ».[4] Si l’on ne saurait parler d’un théâtre politique – car il n’y a pas de mot d’ordre collectif, c’est l’émancipation de l’individu qui est visée – Incandescences est à cet égard une pièce efficace.
Notons pour finir que la vidéo joue dans cette pièce sans décor un rôle discret mais important avec des portraits en très gros plan de certains parents ou les images des comédiens enfermés dans une caisse, comme pour mieux montrer l’aliénation dont il faut se libérer.
Notes de fin
[1] Par Roland Sabra.
[2] Par Selim Lander.
[3] Denis Diderot, De la poésie dramatique, À Amsterdam, 1758, éd. 1763 (précédé de la pièce Le Père de famille), p. 169.
[4] Selon Philip Stewart, « La comédie supprime la pitié, ressort de la catharsis tragique ». (« De la Catharsis comique », Littératures classiques 27, 1996, p. 183-193). Voir également l’introduction de D. W. Lucas à la Poétique d’Aristote (D. W. Lucas, ed. Aristotle : Poetics, Oxford, Clarendon Press, 1968).
*Les critiques de Selim Lander paraissent dans la revue Esprit, sur mondesfrancophones.com et Madinin-art.net.
Copyright © 2024 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
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