
Paysages dansants toujours changeants
Savas Patsalidis*
Le monde est en crise à tous les niveaux, une crise qui, au lieu de s’atténuer, ne cesse de s’aggraver. De la pauvreté au changement climatique, de la destruction de l’écosystème aux guerres féroces, il y a une conflagration générale de problèmes qui, combinés aux questions d’égalité, d’identité, de démocratie, etc., rendent le monde de plus en plus difficile à gérer.
Quant au théâtre, il mène son propre combat, à la fois pour survivre économiquement dans les conditions très dures du marché néolibéral et pour être en phase avec les événements qui secouent la planète. Tâche difficile, sans aucun doute. Les changements sont si rapides et si brusques qu’ils ne lui laissent guère le temps de les enregistrer, de les comprendre et d’en faire un art utile.
Les textes choisis pour être publiés dans ce numéro de Critical Stages/Scènes critiques partagent avec nous leur agonie pour comprendre ce monde fluide et ses arts à travers différents canaux de pensée et différents modes de création. Un rapide coup d’œil à la table des matières suffit à montrer au lecteur l’étendue et la profondeur ainsi que la diversité de ces recherches, une diversité qui correspond à celle du monde et de ses éléments constitutifs.
Au cours de la préparation de ce numéro, le théâtre et la danse ont perdu trois personnages importants : Steve Paxton pour la danse, Edward Bond pour l’écriture dramatique et Elinor Fuchs pour la recherche théâtrale. Sans eux, le domaine du théâtre et des arts du spectacle s’appauvrit certainement.
Cette année a vu aussi l’Association internationale des critiques de théâtre tenir son congrès mondial en mai à Brno, en République tchèque. Le thème de son colloque, « La vérité dans le monde kafkaïen du théâtre : tragique ou comique » était consacré au 100e anniversaire de la mort de Kafka, un thème choisi pour refléter les préoccupations de notre revue. Dans un monde si complexe, si varié, si confus et si déroutant, on peut se demander : où est la vérité ? Qui la définit ? Et comment le théâtre fait-il face à cette quête vertigineuse de la « post-vérité » ? Il n’y a évidemment pas de réponse absolue et exclusive, mais de nombreuses réponses, dont certaines ont été abordées dans les exposés présentés lors du colloque, qui seront publiés dans le numéro d’hiver de Critical Stages/ Scènes critiques, dans une version remaniée et élargie.
Au cours du colloque, le prix Thalie a été décerné à la célèbre chercheuse allemande Erika Fischer-Lichte pour sa contribution au théâtre mondial.
2e Partie
Parmi les arts en plein essor depuis quelques années, la danse, contemporaine ou postmoderne, est un art largement hybride qui emprunte librement à diverses style (ballet, jazz, danse classique), mais aussi à des traditions extraoccidentales (comme celles d’Afrique et du Japon). Le fait qu’elle ne repose pas sur un texte, mais uniquement sur le texte produit par le corps, explique que sa popularité ne cesse de croître. Critical Stages/ Scènes critiques participe à cet essor avec ce dossier très professionnellement assemblé par deux personnes connaissant bien la danse, Margareta Sörenson et Steriani Tsintziloni, qui ont travaillé d’arrache-pied.
La danse est-elle un art capable de survivre à travers le temps, se demandent les deux coresponsables ? Comment, pourquoi et pour qui la danse est-elle importante à notre époque ?
L’objectif de ce dossier, expliquent les deux responsables, est de reconnaître la danse comme une pratique diverse et complexe, avec une multiplicité d’histoires, de significations et d’objectifs. Elle ne peut être enfermée dans une définition ou une tradition monolithique. Par exemple, Lyudmila Mova et coll., qui ont écrit l’article « Art Therapy in a Country at War », examinent le potentiel thérapeutique de la danse contemporaine, en utilisant la guerre en Ukraine comme terrain de recherche. Elles parlent des importantes capacités de réhabilitation inhérentes à la danse contemporaine et de la manière dont elles aident les militaires à exercer un contrôle de soi et à protéger leur corps dans des conditions de combat.
Dans “Communal Choreographies”, Susanne Foellmer explore la manière dont les conceptions de la chorégraphie dans un sens élargi peuvent améliorer la compréhension des mouvements sociaux d’actualité, tels que ceux du groupe activiste Letzte Generation, dans la sphère publique urbaine incarnée. La contribution de Maria Konomi est également liée à l’espace. Elle examine comment « la localisation des chorégraphies dans des sites réels du domaine public est pratiquée et analysée comme une stratégie de performance contemporaine complexe et profondément engageante en ce qui concerne la forme, le contenu, le contexte, ainsi que les méthodologies artistiques, la conception, la production et les cadres de spectateurs de la performance de danse spécifique à un site ».
Dans son article, Johannes Birringer explore la relation entre les corps dansants et la technologie, en soulignant les angles morts et les changements qui se sont produits dans cette relation au cours des dernières années. Princewill Chukwuma Abakporo et coll., dans leur article collectif, affirment que si les danses indigènes doivent survivre au-delà de ce millénaire, il est nécessaire de repenser le concept, le contexte et le contenu de la danse africaine, car les plates-formes esthétiques, fonctionnelles et idéologiques qui ont donné naissance aux formes pures sont en train de changer, voire de s’éroder complètement. Les chorégraphes de danse indigène, affirment les auteurs, doivent d’urgence commencer à s’intéresser aux créations de danse africaine à partir d’un syncrétisme critique qui permet au chorégraphe d’être suffisamment souple pour adapter les danses indigènes aux réalités de la société contemporaine. Les chercheurs recommandent certains domaines essentiels à cette transition.
Deanne Kearney soutient que le ChatGPT initiera une nouvelle ère de la critique de danse, différente de l’attention scientifique qui a été accordée à la transition vers la critique numérique. Cette recherche explorera la mesure dans laquelle les biais dans les données de formation peuvent avoir un impact sur la qualité et l’objectivité des résultats de ChatGPT en ce qui concerne la danse et le mouvement.
Jonas Schnor explore ce que la danse peut faire aujourd’hui pour ouvrir de nouvelles perspectives de coexistence multiespèces à l’avenir. Zhao Yang s’entretient avec Ma Jiaolong et Zhao Zhibo, deux danseurs de renom, et partage avec eux des idées précieuses pour combler les fossés culturels et remettre en question les stéréotypes à travers l’art de la danse chinoise. Maina Arvas s’entretient avec Cristina Caprioli, Lion d’or de la Biennale Danza 2024 pour l’ensemble de sa carrière, dont le travail « a discrètement et substantiellement influencé de multiples générations de chorégraphes au cours de ses trois décennies de recherche physique provocante ». Halima Tahan Ferreyra s’entretient avec Maria Martha Gigena sur la situation de la danse à Buenos Aires.
Il n’est pas possible de mentionner l’ensemble des dix-neuf textes qui composent ce dossier si riche, dans lequel on trouve aussi deux critiques de spectacles et une critique de livre, mais l’ensemble nous donne une vision claire et solidement étayée du domaine et en particulier des nouveaux domaines dans lesquels la danse est aujourd’hui active et expérimentale.
Pour sa section « Essais », Yana Meerzon a choisi et révisé avec soin neuf textes (de Chine, du Canada, de Lettonie, du Bélarus, de Finlande et du Bengale), tous différents en termes de sujet et d’approche ; parmi eux, deux textes se rapportent à la danse et enrichissent à leur manière le dossier de ce numéro avec des perspectives supplémentaires.
Dans la section « Réflexions inter/nationales », l’un des textes se concentre sur le festival de l’ETC qui s’est déroulé à Nova Gorica ; un autre article consiste en un commentaire général sur la vitrine du Théâtre national de Sofia9 (Savas Patsalidis). Le texte de Kalina Stefanova rend compte du festival BeSeTo pour sa première édition postpandémique à Shenzhen, en Chine. Maria Kastrinou et al. explorent le processus créatif de la mise en scène de The Price of Water, une pièce basée sur des recherches ethnographiques menées auprès de réfugiés syriens en Grèce, pendant la soi-disant ” crise des réfugiés,” au moment de la mise en œuvre de la politique des Hotspots de l’Union européenne en matière de migration. Enfin, la section accueille le discours inaugural de Milo Rau, prononcé lors de l’ouverture du Congrès de l’ITI à Anvers, en présence de membres et délégués de près de 100 pays. Cet article a été publié exceptionnellement après la diffusion du numéro.
La section « Entretiens » présente cinq rencontres avec des gens de théâtre très importants, issus de cultures et de domaines différents. L’un vient du Japon (avec la dramaturge Misaki Satoyama), deux des États-Unis (avec le metteur en scène Mark Russell et la metteuse en scène et productrice Roberta Levitow), le quatrième du Brésil (avec la metteuse en scène Christiane Jatahy), et la cinquième un de Suisse (avec le metteur en scène Milo Rau). Dans la section « Critiques de spectacles », Matti Linnavuori présente neuf comptes rendus provenant de huit pays différents et Don Rubin en offre quatre dans sa section « Comptes rendus de lecture », élargissant ainsi considérablement la portée et les intérêts de la revue.
Ce numéro comprend également les discours d’éloge en l’honneur d’Erika Fischer-Lichte, lauréate du prix Thalia, ainsi que la nécrologie d’Elizabeth Sakellaridou pour le décès d’un grand dramaturge, Edward Bond, et la nécrologie de Thomas Irmer à l’occasion du décès d’un grand metteur en scène allemand, René Pollesch.
Comme je l’ai dit à maintes reprises, l’organisation et le fonctionnement d’une revue de la taille de Critical Stages/Scènes critiques ne peuvent être le travail d’une seule personne. Il faut un travail d’équipe et un esprit d’équipe pour qu’elle fonctionne correctement. Cela dit, je tiens à remercier les responsables des sections pour leur enthousiasme, leur engagement et leur travail acharné, les auteurs qui nous confient leurs textes, nos pairs évaluateurs externes dont l’avis nous aide énormément et, bien sûr, nos réviseurs linguistiques, à savoir Ian Herbert, Linda Manney et Michel Vaïs, qui veillent à ce que chaque numéro soit exempt d’erreurs et de problèmes. Toutes ces personnes font de Critical Stages/Scènes critiques ce qu’elle est aujourd’hui : une publication inclusive et démocratique qui, dans chaque numéro, s’efforce avec zèle, amour et engagement de qualité d’être proche des communautés théâtrales du monde entier et proche de la réalité qui façonne le théâtre.
J’encourage les personnes intéressées par la publication de leurs articles, critiques de spectacles et/ou de livres, entretiens, études de cas et recherches empiriques à contacter le responsable de la section concernée (cliquer ici).
Une fois qu’un manuscrit a été évalué par les pairs et recommandé pour publication, il fait l’objet d’une révision linguistique, d’une mise en page et d’une validation des références, conformément aux dernières directives de la feuille de style MLA, afin d’assurer la meilleure qualité de publication possible.
Les articles soumis ne doivent pas avoir été publiés auparavant ou être en cours d’examen pour publication ailleurs pendant qu’ils sont évalués pour cette revue. Ils doivent également respecter le style et l’éthique de la revue (pour en savoir plus sur l’éthique et la procédure de publication de la revue, veuillez cliquer ici).
Si vous avez d’autres questions concernant la revue, ou si je peux vous aider, n’hésitez pas à me contacter (spats@enl.auth.gr).
NOTE : Le dossier de notre numéro d’hiver (#30) est : « La “vérité” dans le monde kafkaïen du théâtre : tragique ou comique ? » Responsables : Zuzana Ulicianska, Hanna Strejckova, Savas Patsalidis.
Date de publication : fin décembre 2024.
Veuillez transmettre le lien (www.critical-stages.org) à toute personne susceptible d’être intéressée. Nous vous remercions.
Nos portes sont ouvertes à tous. Rejoignez-nous pour continuer à produire de nouvelles idées pour les arts du théâtre en constante évolution dans le monde entier.
PHOTO: Station 02/Episode 02: Polluted – Don’t look! Conception – Chorégraphie – Interprétation: George Papadopoulos. Création de costumes: Ioanna Chrysomalli. Photo: John Kouskoutis (de l’article de Maria Konomi: “Situating Choreographies of the Real in Elefsina: Mystery 59 U(R)TOPIAS Academy of Choreography: dance MyS+eries / Season 2).

*Savas Patsalidis est professeur émérite en études théâtrales à l’université Aristote de Thessalonique. Il a également enseigné à l’école d’art dramatique du Théâtre national de Grèce du Nord, à l’Université ouverte hellénique et au programme d’études supérieures du département de théâtre de l’Université Aristote. Il est l’auteur de quatorze ouvrages sur la critique/théorie du théâtre et de la performance et co-éditeur de treize autres. Son étude en deux volumes, Theatre, Society, Nation (2010), a reçu le premier prix de la meilleure étude théâtrale de l’année. En 2022, son ouvrage Comedy’s Encomium: The Seriousness of Laughter, a été publié par University Studio Press. Il est membre du comité exécutif de l’Association hellénique des critiques de théâtre et des arts du spectacle, membre de l’équipe des conservateurs du Forest International Festival (organisé par le Théâtre national de Grèce du Nord) et rédacteur en chef de Critical Stages/Scènes critiques, la revue de l’Association internationale des critiques de théâtre.