De la thysia Grecques aux créations d’Angélica Liddell : Une problématisation du sacrifice à partir de l’action théâtrale

Martina Tosticarelli*

Résumé

On le sait, la composante rituelle est une partie constitutive et essentielle du théâtre. La tragédie tire son nom du tragos, le bouc sacrifié dans le thymele qui se trouvait au centre des premiers théâtres. Mais, à mesure que la pensée rationnelle progresse au-delà du domaine de la pensée mythique, le sacrifice physique est mis de côté jusqu’à être définitivement abandonné. Les héros tragiques commencent à être gouvernés par les principes de la philosophie de la morale et le sacrifice de soi apparaît. Il se présente comme une privation du bonheur personnel au profit de la restauration d’un ordre capable d’assurer le bien-être collectif.
Après une longue histoire d’autosacrifices liée à différentes idéologies morales, le théâtre européen ramène une autre fois, explicitement, le sacrifice sur scène. L’exemple le plus complexe et le plus controversé est celui du théâtre d’Angélica Liddell. Elle conçoit le sacrifice comme un acte poétique et explore, à travers ses créations, la répétition – rituelle – d’un mécanisme qui tente de transformer l’acte individuel de sacrifice en un événement politique. L’action poétique ne se manifeste cependant pas en opposition au sacrifice saignant. Au contraire, l’incorporation de l’automutilation dans certaines de ses pièces finit par associer le sacrifice physique à un excès libérateur proche du sublime. Enfin, la liberté s’obtient en exposant sur scène un corps dans le degré maximum de vulnérabilité et d’absence de protection.

Mots clés : sacrifice poétique, Liddell, théâtre Grec

On le sait, la composante rituelle est une partie constitutive et essentielle du théâtre. La tragédie tire son nom du tragos, le bouc sacrifié sur l’autel situé au centre de l’orchestra des premiers espaces destinés à cet art.Le sacrifice saignant ou thysia était largement accepté dans le contexte grec de l’époque et comportait trois phases : La première, ou phase de consécration, consistait à purifier l’animal avec de l’eau lustrale – de l’eau sacrée qui avait été utilisée pour éteindre le feu d’un sacrifice précédent – ; cette action était suivie d’un coup sur le front qui le rendait inconscient. Dans la deuxième phase, la mort rituelle par égorgement était consommée ; le sang était recueilli et le moment était magnifié par le cri rituel du chœur. La phase finale consistait à démembrer l’animal et à diviser ses parties : les fémurs étaient séparés de la chair et brûlés avec leur graisse pour les dieux, car on croyait que la fumée servait de médiateur entre les hommes et les puissances surnaturelles. Les entrailles et la viande étaient rôties et consommées par les participants.

Mais si le sacrifice rituel grec se justifiait dans le cadre d’une violence mythique incarnée par la poésie épique et la tragédie, la composante mythique tient à son lien avec l’idée de destin. Ce destin, non écrit et accessible uniquement par l’oracle, structurait également les principes de la pratique rituelle, puisque les dieux n’exerçaient pas leur punition immédiatement : l’être humain qui commettait une faute déclenchait un destin préétabli, générant une tache qui se transmettait de génération en génération. Comme l’affirment Horkheimer et Adorno :

« L’inéluctabilité du mythe se définit par l’équivalence entre la malédiction, le crime qui la satisfait et la culpabilité qui en découle, qui renouvelle la malédiction. Chaque loi de l’histoire passée porte la marque de ce schéma. Dans le mythe, chaque moment du cycle satisfait celui qui le précède et contribue ainsi à établir le lien de culpabilité comme une loi ».

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Le destin tragique comme rétribution de la culpabilité était intrinsèque à toutes les religions du monde hellène, qu’elles soient olympiques ou à mystères. Toutefois, il convient de noter que la violence mythique ne s’inscrivait pas à l’origine dans la sphère de la moralité. Elle semblait plutôt liée à la présence d’un pouvoir omniprésent, à une violence jugée nécessaire pour perpétuer la domination des dieux sur la destinée humaine. L’animal sacrifié était une victime au sens plein du terme, plutôt qu’une victime autoréférentielle. Une victime symbolique-représentative : le spécimen choisi est venu remplacer un être humain individuel ou un peuple entier. Horkheimer et Adorno suggèrent que cette fonction substitutive de la victime était déjà un premier pas vers l’établissement d’une pratique discursive. Selon eux, la thysia cachait déjà, sous son enveloppe rituelle magique, un élément rationnel naissant qui constituait le premier pas vers la rationalisation de la violence religieuse à des fins morales.

À partir de la période classique, les concepts de violence mythique et de sacrifice subissent une série de transformations significatives qui se manifestent dans les textes tragiques. Un exemple de cette transition peut être trouvé dans les différences entre la vision d’Eschyle et celle d’Euripide quant au destin d’Iphigénie : alors que dans l’Orestie, Eschyle laisse entendre que la princesse a effectivement été sacrifiée, dans Iphigénie à Aulis, il est dit qu’au moment d’offrir la jeune fille à l’officiant du sacrifice, une divinité la fait disparaître en l’échangeant contre une biche. Dans le cas d’Euripide, la substituabilité se présente comme une reconversion rationaliste du mythe originel, bien que, selon Horkheimer et Adorno, cette transformation comporte déjà « la mesure de la domination », c’est-à-dire, l’assimilation logique d’une loi qui peut être imposée par le plus fort au plus vulnérable.

Cratère à volutes représentant le sacrifice d’Iphigénie. Peintre de l’Ilioupersis (4e siècle av. J.-C.). Photo: The British Museum, Londres

D’autre part, il faut rappeler que les récits mythiques qui ont servi de base aux œuvres dramatiques n’ont pas été repris par les tragédiens directement de la tradition, mais des poèmes épiques. Eux-mêmes étant déjà passés auparavant entre les mains de poètes comme Homère et Hésiode, qui leur avaient fourni une première modélisation. Dans l’épopée, la violence divine des mythes s’était déjà transformée en violence héroïque. Bien que la dimension mythique ait prévalu grâce à la continuité de la descendance entre les dieux et les hommes, les héros se sont rapidement rebellés contre leurs ancêtres avec l’intention d’établir une nouvelle loi capable de libérer l’humanité du mythe et de la superstition.

La coexistence et les contradictions entre les lois divines et les lois humaines se reflètent directement dans les textes tragiques, en particulier chez Eschyle et Sophocle, mais le chemin du sujet pour échapper aux pouvoirs mythiques était déjà apparu plus tôt chez Homère. Le voyage d’Ulysse de Troie à Ithaque peut être lu comme un itinéraire de recherche d’identité et de formation du moi. Cependant, le raisonnement naissant des héros ne s’oppose pas nécessairement au caractère archaïque du sacrifice. Le processus de sécularisation n’affecte que la conscience du héros, qui finit par reconnaître le sacrifice comme une forme de communication symbolique avec une divinité qui n’est pas réelle. Le héros finit par découvrir que le sacrifice est une tromperie et que le mythe a un caractère illusoire fondamental. Cependant, le sacrifice survit, car il est transformé par le fait qu’il est structuré à partir d’un élément de tronc substitutif qui a déjà un substrat logique. Même si la constitution du sujet interrompt définitivement le lien entre le sacrifice et l’origine, la foi placée dans le sacrifice conduit le héros à s’infliger à lui-même la violence qui était auparavant infligée à l’animal.

Ce changement dans la conception du sacrifice accompagne un processus de sécularisation par lequel la religion olympique commence à coexister avec – puis à être progressivement remplacée par – un ensemble de savoirs profanes liés à la philosophie et à la morale. C’est à ce moment-là que le sacrifice passe définitivement du domaine mythico-religieux à la sphère rationnelle. Il entre, alors, dans une phase d’introspection à partir de laquelle la victime et le sacrifiant se confondent en une seule et même personne. Cette nouvelle version du sacrifice prend la forme d’une autopunition qui se manifeste dans les tragédies, mais que l’on retrouve déjà dans la figure d’Ulysse, qui l’intériorise sous les formes du calcul et de la ruse : « La ruse n’est que le développement subjectif de cette fausseté objective du sacrifice qu’elle remplace », rappellent Horkheimer et Adorno (104). À la ruse s’ajoute la prudence, un concept qui, existant déjà dans la philosophie préplatonicienne, trouve son apogée à partir du philosophe athénien. Il faut rappeler que Platon a été influencé par les principes moraux de l’orphisme, qui condamnaient les sacrifices physiques de la religion olympique et mettaient en garde contre la nécessité de les remplacer par une vie pieuse. Cependant, même dans ce dernier cas, l’idée que la vie humaine n’est pas autosuffisante, mais éphémère et précaire, est réaffirmée. Tous les sacrifices de l’homme semblent alors être réorientés vers le salut de l’âme.

Ce chemin de reconversion du sacrifice et de la culpabilité est, à son tour, parallèle à un changement important dans le contexte politique et social. L’organisation du monde grec, jusqu’alors basée sur les clans, est redéfinie sous une nouvelle forme communautaire établie par la polis. Dès lors, le sacrifice de soi apparaît sous la forme d’une nouvelle variante héroïque : la privation du bonheur individuel au profit du bien-être collectif et de la préservation de l’État. L’exemple par excellence de cette conception du sacrifice est Antigone. Même si son comportement disciplinaire reste étroitement lié aux valeurs mythiques – inutile de rappeler le caractère conservateur des pièces de Sophocle à cet égard et la défense acharnée par Antigone des lois naturelles contre les lois humaines –, l’autoconservation du moi acquiert chez ce personnage une double dimension : d’une part, elle repose sur une action privée fondée sur de hautes convictions personnelles, d’autre part, elle se présente comme un geste politique indiscutable.

Dans le cas d’Antigone, le sacrifice de soi n’est pas lié à l’expiation d’une faute, mais à un acte d’amour. Pour Hegel, cette typologie altruiste, mais non naïve, du sacrifice n’implique pas la désintégration du moi, mais, au contraire, son épanouissement. Il est important de noter la composante de radicalité qui existe dans ce cas, où Antigone assume son destin et donne sa vie pour une cause qui la transcende. Terry Eagleton souligne l’erreur historique de perspective qui existe à propos des sacrifices, lorsqu’ils sont globalement liés à des pratiques conservatrices. Chez le personnage d’Antigone, le cœur du sacrifice de soi est radical, car il permet à quelque chose de nouveau d’émerger de la douleur. En ce sens, le sacrifice :

« (…) explique le passage de l’humble et de l’anodin, de la faiblesse au pouvoir. Il marque le passage de la condition de victime à la pleine humanité, de l’indigence à la richesse, du monde tel que nous le connaissons à un domaine transfiguré. C’est le rite de passage perturbateur connu, entre autres, sous le nom de consécration. Les sociétés prémodernes sont également conscientes d’une complicité secrète entre vivre et mourir ».

Eagleton 15

Enfin, les transformations du concept et de la pratique sacrificielle dans la Grèce classique ont eu un impact direct sur la structure des textes tragiques et, par une riche rétroaction, également sur la configuration architecturale de l’espace scénique et sur la relation scène-spectateur. Comme nous le savons, la disposition formelle des théâtres grecs découlait directement de l’espace rituel : l’orchestre circulaire avec l’autel au centre en est la preuve irréfutable. Mais cette centralité était renforcée par la structure du theatron, lieu créé pour la contemplation de la scène et de l’existence elle-même, et qui révèle la fonction essentiellement symbolique de l’art dramatique. Or ce theatron, d’où dérive étymologiquement le mot théâtre, nous rappelle aussi que les spectateurs entretenaient avec le sacrifice, et dès ses origines, un rapport sensiblement différent de celui des participants à tout autre type de rituel. Au théâtre, l’implication du spectateur n’a jamais été directe, mais médiatisée par un mécanisme d’identification à travers lequel il était possible d’aspirer à la catharsis. Le regard est ainsi devenu, dès l’origine, un médium privilégié allié à des distances calculées. Si le théâtre grec fonctionnait par mimesis, le principe de distanciation apparaissait déjà comme une suite formelle et logique des conséquences de la pensée rationaliste naissante sur la relation spectateur-sacrifice.

Au fur et à mesure que la structure interne de la tragédie intègre de nouveaux personnages individuels et que le nombre de chorégraphes commence à diminuer, la transformation de l’espace architectural suit un cours naturel. Tout d’abord, l’autel sacrificiel est supprimé, puis la skéne est agrandie et le proskenium est créé pour magnifier la présence des acteurs. Ensuite, l’orchestre commence à se rétrécir jusqu’à atteindre la forme semi-circulaire de l’époque romaine, où la scène prend encore plus d’importance. À cet égard, le metteur en scène italien Romeo Castellucci attribue à l’acteur une seconde fonction de substitution. L’acteur naît pour remplacer le bouc offert en sacrifice ; dès lors, le sacrifice sanglant sur l’autel n’est plus nécessaire, puisque l’acteur assume toute la culpabilité qui était auparavant attribuée à l’animal :

« Être sur scène, c’est recevoir, de façon masochiste, une punition ; être sur scène, c’est déjà un état d’émerveillement et de honte : la honte d’être pris là (…) En fait, la honte est le nœud essentiel de l’exhibition. L’ostentation est déjà la lapidation des regards. La scène devient alors un lieu de précipitation et de seuil ; un lieu où la douleur ostentatoire coïncide avec le regard » (35-6).

Par rapport à ce qui précède, il est intéressant de noter que le christianisme donne une nouvelle tournure à certaines caractéristiques du sacrifice qui s’étaient développées depuis l’Antiquité. La religion chrétienne entérine la réprobation des sacrifices sanglants et leur remplacement par des éléments symboliques, ainsi que leur relation avec l’expiation de la culpabilité et la question morale. Jésus-Christ sur la croix est présenté comme le signe du sacrifice ultime offert pour la rédemption de l’humanité, tandis que son corps et son sang deviennent le symbole de l’obtention du pardon divin en échange de l’offrande d’une vie non-pécheresse. Le caractère expiatoire de cette action, ainsi que sa mise en scène sur le chemin du Calvaire, est étroitement lié à la tradition consistant à promener la victime ou phármakos à travers les anciennes villes ou territoires qui devaient être purifiés. Les deux actes comportent en outre une dimension symbolique qui leur permet d’être reconnus socialement, en motivant une prise de conscience communautaire. Dans le cas de Jésus-Christ, cependant, une variante substantielle est introduite : alors que la victime expiatoire grecque absorbait la culpabilité des autres en étant passivement conduite à la mort, Jésus embrasse volontairement son destin, ce qui déstabilise les positions traditionnelles du processus sacrificiel.

En Jésus-Christ, la condition objective-subjective de la vie de la conscience est polarisée, puisque la puissance volitive est rendue visible par l’autodestruction physique. Cette autodestruction est efficace parce qu’elle s’accompagne d’une valorisation exacerbée de la matérialité corporelle : pour que l’offrande autosacrificielle soit efficace, il faut que la conscience communautaire coïncide avec la conscience de soi de l’individu qui s’offre et qui, à son tour, doit se reconnaître comme membre de cette communauté humaine. Si le sacrifice mythique expliquait la duplicité existentielle de l’homme par rapport au corps et à la nature, l’autosacrifice chrétien explique cette même duplicité par la genèse d’une volonté individuelle qui reconnaît « l’assomption du social comme norme sur le corps » (Venebra Muñoz). Dans ce contexte, l’exposition publique du corps flagellé est placée en relation avec le regard du peuple-spectateur, motivant une interpellation angoissée qui conduit à l’encouragement de la responsabilité morale. La fonction de ce regard est structurante, en ce qu’il reconstruit et revalide l’ancienne relation entre le spectateur et la scène. En effet, dans les représentations de la Passion, si répandues en Europe à l’époque médiévale, l’acteur protagoniste assume des attributions symboliques substitutives qui réactivent la mémoire anecdotique et figurative du sacrifice originel. Ce rappel renforce en même temps son actualisation régulière à travers d’autres sacrifices non cruciaux comme la messe ou l’eucharistie.

La sacralisation du corps et du sang de Jésus – dont témoignent les phrases bibliques « Ceci est mon corps, donné pour vous » et « Ceci est la coupe de la Nouvelle Alliance de mon sang, versé pour vous » (Lc 22,19) – représente une avancée fondamentale vers la divinisation de l’humain, qui aura des conséquences multiples et variées au cours des siècles : d’une part, l’aspect anthropocentrique et humaniste du christianisme servira de base à un nouveau processus de sécularisation qui a lieu à la Renaissance et sert de plate-forme à l’émergence de l’humanisme moderne. À cette époque, les activités éthiques et politiques acquièrent une valeur primordiale, car elles ne sont pas considérées à partir de l’observation d’une métaphysique transcendante, mais à partir de la condition d’autodétermination individuelle et collective ou, en d’autres termes, à partir du libre exercice de l’autonomie de jugement de l’individu. Dès lors, l’être humain devient le centre des réflexions sur la dignité ontologique et axiologique, ce qui contribue à une radicalisation de l’anthropocentrisme qui s’est développé aux XVIIe et XVIIIe siècles. Par projection, le processus conduira également à une future et inévitable coercition vers la domination de la nature par l’homme ; une relation prémonitoire, selon Horkheimer et Adorno, de la dialectique des Lumières :

« Face aux dieux ne se tient que celui qui se soumet sans réserve. L’éveil du sujet se paie par la reconnaissance du pouvoir comme principe de toute relation (…) Seigneurs de la nature, le dieu créateur et l’esprit ordonnateur se ressemblent ». (64)

Selon ces auteurs, le concept de Raison qui fonde le système social moderne, basé sur une pensée traitée comme une vérité absolue, aboutit à faire du raisonnement un instrument de domination de la nature et de l’autre. En ce sens, il convient de préciser que les philosophes des Lumières font appel, à juste titre, à l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire à la volonté de sacrifier une partie de soi au profit du bien commun, afin de garantir un horizon d’espérance et de mobilisation. Cependant, loin de parvenir à l’émancipation souhaitée du genre humain, la raison critique moderne finit par consommer sa propre autoconscience, se réduisant ainsi à une nouvelle idole, une nouvelle superstition, un nouveau dogme ou un nouveau mythe. En voulant se maîtriser, l’homme finit par réprimer non seulement ses passions, mais aussi tout ce qu’il y a en lui de naturel. Bref, il finit par dissoudre son individualité créatrice au profit d’une standardisation du sujet. Cette transformation se reflète dans le théâtre européen à travers un parcours qui atteint son point d’inflexion dans le classicisme français et le théâtre des Lumières, période au cours de laquelle les pièces sont soumises à des règles esthétiques strictes dans un but moral précis. Selon Horkheimer et Adorno, les grands événements de la première moitié du XXe siècle, dont le totalitarisme, les guerres mondiales et l’Holocauste, doivent être interprétés comme une conséquence idéologique du développement de cette conscience dominante et répressive tout au long de l’histoire de l’Occident.

Le démantèlement des attentes du projet moderne et la crise de ses catégories, ainsi que l’irruption des mouvements d’avant-garde et leurs suites, entre autres facteurs déterminants, finissent par modifier la structure de la dramaturgie, en discréditant le modèle mimétique-représentatif, en revalorisant les composantes performatives et la condition éphémère de la scène. De même, le développement de la culture de masse, qui accélère considérablement la réification de l’individu en affinant subtilement les mécanismes de sa domination, favorise le développement d’un théâtre qui se réaffirme comme plateforme de résistance et de visibilisation face à la normativité et à la collectivisation forcée. Le sacrifice individuel réapparaît alors brutalement comme un acte dramatique tendant à la récupération de l’identité ; un acte à forte composante autofictionnelle qui vise à mettre en lumière la partie irrationnelle ou prérationnelle du sujet créatif en réponse au rationalisme et à l’uniformité.

ANGÉLICA LIDDELL ET UNE NOUVELLE DÉFINITION DU SACRIFICE

Dans le contexte de ces provocations singulières face à l’endoctrinement, à la massification et à l’uniformisation, les propositions scéniques radicales de l’artiste espagnole Angélica Liddell, actuellement reconnue comme l’un des principaux points de référence sur la scène européenne, se distinguent indubitablement. Tout au long de sa carrière théâtrale, qui s’accompagne d’un intéressant travail d’essai et de nombreux prix internationaux,[1] Liddell incorpore le sacrifice tant sur le plan pratique que sur le plan conceptuel. Le corollaire de ces explorations est sa définition du sacrifice poétique, un plaidoyer contre l’humanisme et l’art dans son sens classique :

« Je peux lire l’œuvre d’un auteur important et tuer mon prochain / Je peux lire l’œuvre d’un auteur important et avoir faim jusqu’à mordre le bras de mon frère / Je peux lire l’œuvre d’un auteur important et ne pas devenir un homme meilleur / Je peux écrire une œuvre importante et être un homme injuste / L’humanisme est une ordure / L’art est une ordure » (2004, 16).

Alors qu’au début, Liddell pensait que son travail pouvait avoir une fonction politique proche de l’activisme, l’artiste finit par s’éloigner du théâtre fonctionnel pour se concentrer sur la place des instincts, sur ce qui se révèle après avoir été longtemps caché dans les profondeurs de la conscience. Cette révélation ne peut se faire que dans l’angoisse et la douleur, donc de manière non réflexive. La manifestation visible de ce processus prend la forme d’une violence poétique ou spirituelle qui se transforme ensuite en sacrifice poétique, une qualité de sacrifice – plus qu’une typologie, à mon avis – qui diffère à la fois du sacrifice de la tragédie grecque et d’autres tentatives d’expiation de la culpabilité par l’autosacrifice moral.

Le sacrifice poétique ne peut être assimilé à la décision d’Agamemnon pour Iphigénie, ni à l’abnégation d’Antigone, ni à celle d’Œdipe, ni à celle de Médée, car il n’a pas pour but de sauver le monde, les idéaux ou les croyances. En fait, il n’a pas d’intention claire, si ce n’est de se constituer en simple épreuve. C’est dans cette supposée absence de sens que réside, pour Liddell, le terrible et le magnifique de son expérience sacrificielle. Le sacrifice doit être un acte de foi absurde dans lequel l’acteur agit comme un être solitaire qui porte à la fois l’angoisse et la responsabilité. S’il y a une rentabilité, en tout cas, ce serait une rentabilité éthique qui se déplace sur le terrain du spectateur : l’impossibilité de comprendre l’acte d’un point de vue rationnel implique une transgression qui génère un conflit interne chez le spectateur, qui s’interroge et débat jusqu’à ce qu’il parvienne à des conclusions morales. Cependant, il n’y a pas d’intention éthique orientée par la mise en scène. La clé du processus réside dans l’établissement d’une suspension temporaire des principes éthiques sur scène afin que le spectateur puisse les acquérir par lui-même a posteriori.

Vudú (3318) Blixen de Angélica Liddell. Photo: Luca del Pia

Il est impossible de ne pas reconnaître dans la théorie et la pratique de Liddell les influences du travail de Romeo Castellucci avec la Societas Raffaello Sanzio. Si nous avons parlé plus haut de l’essence sacrificielle de l’acteur qui se substitue à l’animal sacrifié, cette condition est réaffirmée à partir du moment où l’acteur se manifeste au tournant d’un langage prélogique, là où la douleur est relancée jusqu’aux limites du corps. En ce sens, la scène représente l’espace d’une régression expositive. Il ne s’agit plus de dire, mais d’être, tandis que le corps de l’acteur se consume sous le regard lapidaire des spectateurs. Le corps assume le manque, le manque au sens de la culpabilité. Un manque qui est, à son tour, un manque de langage – car chaque fois que l’acteur parle, il creuse et annule la parole avec son corps. L’apparition de l’acteur est toujours annoncée comme l’apparition d’un silence dû à l’échec récurrent de la parole, comme une solitude, un hiatus, dérivant d’une culpabilité résiduelle liée à la parole :

« L’ancien “manque” de l’acteur est d’exhiber ce “manque”, et de le donner dans le vide, délégitimé – dès le départ – par lui-même, ayant “nié” l’usage du langage précisément parce qu’il l’a assumé deux fois, ce qui est incroyable ».

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L’acteur devient alors une pure exposition et une pure offre, car l’exposition implique une vulnérabilité corporelle et émotionnelle maximale. Liddell affirme qu’à travers l’acte sacrificiel de la scène, il est possible d’atteindre des conclusions spirituelles qui ne peuvent être atteintes à travers la vie calculée, qui est toujours conçue pour protéger l’intégrité corporelle. Le sacrifice poétique met en scène un excès qui met en lumière la répression de la société, tout ce qui est exclu, censuré, réprimé. L’exposition de sa propre intimité est à la fois la passion et l’engagement du corps au-delà de la politique de l’État. C’est le triomphe de l’intimité sur le charnier, sur la perte d’identité causée par les exils forcés, les féminicides et les massacres, où les victimes sont transformées en chiffres et comptées à des fins statistiques. Liddell oppose l’identité – le “MOI” – au social, à l’éthique et à tout ce qui ne permet pas d’accéder à la source de la pensée, remarquant que l’individu ne peut agir librement en restant préoccupé par une définition systémique du bien commun. C’est pourquoi le sacrifice ne peut avoir de sens ni de finalité concrète, ni être politiquement correct :

« À l’heure des morts collectives, le sacrifice individuel est nécessaire comme rébellion ou comme barricade. L’art, sacrifice intime dans un espace public, est notre rébellion. Grâce au sacrifice poétique, nous retrouvons l’identité que nous avons perdue dans le massacre. Nous sommes des animaux qui veulent dire MOI. (…) Avec le sacrifice, nous voulons dire MOI. D’autre part, grâce à la contemplation du sacrifice, le spectateur retrouve la sensation de continuité du moi. (…) le sacrifice rachète par sa violence poétique individuelle la véritable violence collective, la violence de l’État (…) le sacrifice nous révèle une violence spirituelle qui est le prélude à la pensée et à la connaissance transcendantes ».

2015, 99

Tout en dénonçant les aspects les plus sombres de la réalité contemporaine, notamment ceux liés aux mécanismes du pouvoir et de la domination, le sacrifice poétique implique une ouverture symbolique du corps, libérant et permettant la régénération de la corporalité elle-même. Dans la lignée des écrits de Bataille, Liddell soutient que la recherche de l’identité doit commencer par le corps et, plus spécifiquement, par la transgression du corps, puisque la chair contient une force spirituelle. Par le sacrifice, le corps cesse d’être anatomie pour révéler une force intérieure, transcendante. Dans le degré ultime de non-protection personnelle, le sacrifice poétique révèle finalement sa chair qui est un reliquaire des violences. Nous entrons alors dans un sujet épineux, car, selon les mots de l’auteure, « plus le sacrifice se rapproche du nihilisme, plus le risque de destruction réelle est grand » (2015, 103-104).Cette approche résulte avant tout d’une méfiance à l’égard de l’information télévisée et de la nécessité de s’opposer à la violence de l’actualité. Dans ces conditions, Liddell se tourne vers l’autofiction :

« Apporter la douleur personnelle, apporter le MOI tant décrié par les gens de théâtre, relève à la fois d’une méfiance à l’égard de la fiction et d’une méfiance à l’égard de la réalité elle-même. […L’] insuffisance de la fiction et la manipulation de la réalité nous font recourir aux sentiments personnels comme seule certitude, comme bon moyen d’atteindre un instant de vérité, de sincérité. […] Utiliser ses propres émotions, sa propre douleur, n’a rien à voir avec le narcissisme, mais avec un acte d’extrême générosité et de renoncement, renoncement à la protection des masques ; l’exposition de votre douleur vous rend plus vulnérable devant les autres, vous affrontez votre torse nu aux couteaux ».

2015, 104

Poursuivant une ligne d’agression et de symbolisme extrême ouverte par les expériences de l’actionnisme viennois et cultivée par des artistes comme Marina Abramovic et Gina Pane, Liddell a recours à l’automutilation à de nombreuses reprises. Par cette pratique, elle tente de réaffirmer le caractère libérateur du sacrifice à travers l’indécence, l’inconvenance et la désobéissance civile. Ses sacrifices doivent contenir une transgression personnelle et, à certaines occasions, elle peut opter pour le sang comme choix esthétique. L’automutilation est alors incorporée sur scène comme une confession de soi, un acte sublime capable de révéler ce qui reste normalement caché parce que nous n’osons pas l’explorer : pour Liddell, le sacrifice poétique motive une révélation, un point d’apparition sublime qui cause de la douleur ou de la peur, mais qui est paradoxalement beau. Il est courant de l’entendre paraphraser Brecht en affirmant qu’il ne peut y avoir de beauté tant qu’il n’y a pas de justice. Et de soutenir que la beauté sans beauté canonique, celle qui découle d’une esthétique abjecte et repoussante, apparaît comme l’expression ultime de la crise contemporaine. La beauté sacrificielle se transforme en provocation, comprise à son tour comme un geste politique au-delà du discours idéologique.

Plutôt que de tenter d’apporter des réponses, le sacrifice poétique pourrait être interprété comme la mise en scène d’une crise perpétuelle. Sa perplexité est liée au mystère de l’angoisse et constitue un apprentissage par l’étonnement, de ce qui est inexplicable par les mots. Si un sentiment d’horreur est transmis, c’est précisément parce que le sacrifice poétique appartient aux possibilités de l’humain incompréhensible, parce qu’il nous touche à ce point particulier de la douleur intime dans laquelle toute l’humanité se sent égale. La douleur partagée a une base commune avec l’identification qui naît du sacrifice chrétien, mais, dans ce cas, sans la foi : « La foi ne sait pas qu’elle est, elle s’ignore elle-même, l’avoir reviendrait à la nier. Le seul véritable élan vers la foi est de se donner entièrement à quelqu’un qui vous ignore » (2018). Le déni est l’un des piliers de l’œuvre de Liddell, qui ne cesse de se présenter sur scène comme un être dévasté, sans possibilité de résilience ou de rédemption. Le sang qui coule dans Vudú (3318) Blixen, sa dernière pièce, exprime visuellement un pacte avec le diable, et non avec Dieu. Il s’agit d’un pacte dans lequel le diable donne à l’artiste le don de la parole en échange d’un sacrifice quotidien.

Vudú (3318) Blixen de Angélica Liddell. Photo: Luca del Pia

Dans cette pièce, et à la suite de l’un de ses célèbres soliloques sur l’échec d’une histoire d’amour, l’artiste finit par tordre de ses propres mains le cou d’une poule blanche jusqu’à ce que la tête soit séparée du corps. De ces mêmes mains immorales et cruelles, elle coupe la barbe d’un homme et les cheveux d’une femme pour les prendre comme trophées rituels. Deux oiseaux tropicaux multicolores volent ensuite sur la scène avant que ne soient projetées des images d’un film sur le vaudou haïtien, dont une chèvre – l’ancienne chèvre sacrifiée dans les théâtres grecs – éventrée et vidée de son sang. La scène est complétée par Liddell elle-même qui poignarde compulsivement d’énormes sacs de riz et en disperse désespérément le contenu. Les images se succèdent sans relâche jusqu’à ce que le sang commence à envahir les murs de la scène, dans un clin d’œil pervers aux installations de l’artiste autrichien Hermann Nitsch, précurseur de l’actionnisme viennois et controversé pour avoir utilisé le sang de véritables animaux sacrifiés dans ses œuvres. L’essence des rituels religieux et païens s’entremêle tandis que le public contemple, profondément engagé, ce délire sacrificiel. Lorsque la victime meurt – affirme Liddell – le public participe à un élément que cette mort lui révèle : « Cet élément, nous pouvons l’appeler le sacré » (2015, 100).

Vudú (3318) Blixen de Angélica Liddell. Photo: Luca del Pia

Le sacrifice poétique est excessif, mais, pour Liddell, il est beau parce qu’il rend possible l’émancipation spirituelle. On pourrait le croire destructeur, mais son effet ne s’épuise pas dans un désert stérile, car il contient une puissante force créatrice. Il est transformateur parce qu’il implique une transgression et, en ce sens, il est aussi réel que les sacrifices sanglants antiques : par le sacrifice poétique, nous assistons à la conversion du sacrifice en subjectivité. L’effusion de sang cède alors la place à l’angoisse, une angoisse qui unit le créateur au spectateur sur la base d’un profond malaise existentiel. Ce lien qui, comme dans les théâtres antiques, est renforcé par le regard, vise à transcender les limites de la culture, de l’histoire et des religions pour devenir une belligérance politique, un frémissement de l’Idée.

Video: Courtesy of Festival Temporada Alta, Girona-Salt, Espagne

Note de fin

[1] Angélica Catalina González Cano (Figueras, Espagne, 1966), connue sous le nom d’Angélica Liddell, a commencé sa carrière à la fin des années 1980 sur le circuit alternatif à Madrid, puis a continué en France, où elle a été très bien accueillie. En 2010, elle se produit pour la première fois au Festival d’Avignon, où elle est artiste invitée en 2021. Fondatrice de la compagnie Atra Bilis, elle a notamment reçu le Prix Valle-Inclán (2008), le Prix National de Littérature Dramatique (2012), le Lion d’argent de la Biennale de Venise (2013), le Prix Leteo (2016). En 2017, elle a été nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par le ministère de la Culture de la République française.

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Wiles, David. Greek Theatre Performance. Cambridge UP, 2000. 


*Martina Tosticarelli. Argentine d’origine, elle habite à Barcelone, en Espagne. Elle est professeure associée d’Histoire des Arts scéniques au Département d’Histoire de l’Art de l’Université de Barcelone. Docteur en Arts scéniques, historienne et scénographe du théâtre, elle a été boursière du Gouvernement français à Avignon. En 2017, elle a remporté le Prix international d’essai théâtral de l’INBA au Mexique avec Rhétoriques de Vulnérabilité : Déchirures du corps dans la scène contemporaine. Elle est particulièrement dédiée à la recherche sur des sujets liés aux manifestations de la vulnérabilité sur scène et à la redéfinition de la tragédie dans le théâtre contemporain.

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Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411

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