Du luxe et de l’Impuissance  (The Rich and the Powerless) / Il ne m’est jamais rien arrivé  (It Never Arrived) Un projet de Vincent Dedienne

Besançon: Les Solitaires Intempestifs,
2008 première édition 64 pp.

Besançon: Les Solitaires Intempestifs,
2025, 64 pp.

Par Jean-Luc Lagarce

Critique par Selim Lander*

Deux petits textes des Solitaires intempestifs, probablement la maison d’édition qui publie le plus de textes contemporains en France. Elle compte parmi ses auteurs Tiago Rodrigues (actuel directeur du Festival d’Avignon), Yuval Rosman, Mohames El Khatib, Christophe Honoré, Vincent Dilasser, Carolina Bianchi et bien d’autres. Cette maison a été créée par Jean-Luc Lagarce et François Berreur, lequel s’est employé après la mort de son ami à faire connaître ses pièces (désormais réunies en quatre volumes).

Car si Lagarce (1957-95) est aujourd’hui l’un des dramaturges le plus joué, pour aussi incroyable que cela puisse paraître il n’en était pas de même de son vivant et il dut gagner sa vie comme metteur en scène. Le même éditeur a déjà publié une biographie de Lagarce par Jean-Pierre Thibaudat dont nous avons rendu compte ici-même. Très détaillée à propos de la carrière de notre auteur, en particulier sur les créations de ses pièces, elle échouait, écrivions-nous alors, à présenter Lagarce dans sa chair, ses envies, ses convictions. Deux petits livres de la main de Lagarce complètent en partie cette lacune.

Du luxe et de l’Impuissance est le titre d’un bref article (repris dans l’ouvrage éponyme) publié dans la Revue d’Esthétique en 1994, une sorte de testament littéraire pour un auteur qui se savait condamné à brève échéance. Il y énonce la manière dont il conçoit son théâtre.

Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, en construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. (p. 41)

Cet ouvrage rassemble divers essais dont l’un, « Comment j’écris », purement documentaire, les autres amplifiant sa réflexion sur le théâtre, la nécessité du théâtre. Ce qui ne l’empêche pas de porter un regard critique sur sa pratique, une introspection qui devrait être méditée par tant de « créateurs » d’aujourd’hui si imbus de leurs « messages ».

À ne parler que des combats que nous leur intimons de livrer, dans notre bon confort, les batailles à livrer et les questions que nous leur ordonnons de se poser, et les jugements définitifs que nous assenons sur leurs vies, leurs erreurs, leurs victoires et leurs imbéciles défaites, nous mourons, nous sommes morts, nous regardons le spectacle, tout nous est spectacle, la vie nous quitte, nous ne nous interrogeons plus, nous nous aimons tels que nous avons patiemment décidé d’être. Nous trichons. (p. 55)

Il ne m’est jamais rien arrivé est un collage de textes, principalement du Journal de Lagarce, réalisé par le comédien Vincent Dedienne (dont la photo est sur la couverture), qui le porte au théâtre. Pour les lecteurs qui apprécient les pièces de Lagarce mais qui ne souhaiteraient pas se lancer dans les deux volumes du Journal, ce petit livre est une précieuse introduction qui permet déjà de vérifier combien la vie et l’œuvre sont imbriquées chez cet auteur. Par exemple dans ce bref passage qui résume en quelques mots, à l’occasion de la visite de ses parents à Paris, la relation ou plutôt l’absence de relation qu’il pouvait avoir avec ces derniers, tout en rappelant ses vagabondages sexuels (les deux étant évidemment liés).

Ils me laissent à 9 heures du soir (on se couche tôt pour être en forme et « profiter ») et elle me dit : « ça te fera du bien de te coucher tôt ». Je rentre chez moi à 6 heures du matin, récupérant en débauches diverses mon trop-plein d’amour filial. Je ne suis pas méchant. Ils sont comme ça. Je suis rentré amusé et désespéré à la fois de les voir, ignorant tout de moi. (p. 25)

Lagarce se revendique comme homosexuel. Il ne dissimule rien de ses besoins et’il ne se montre pas trop regardant pour les satisfaire, avec le risque des mauvaises rencontres, y compris avec des homophobes (ce qui lui valut un rude « passage à tabac », p. 27), ni le refus de s’engager sentimentalement, même s’il fera une exception à la fin pour un ami mourant : On prend un long bain, lui, posé sur moi comme un enfant malade, son corps superbe en train de se défaire. (p. 43)

Ce sont les années Sida. Je vis désormais avec, comme assis sur la Mort, comme beaucoup d’autres gens aussi, j’imagine. Le cul, tout ça s’est un peu modifié. (p. 21) Il se découvrira séropositif en juillet 1988 et résistera donc sept ans à sa maladie, enchaînant les traitements médicaux, continuant à travailler jusqu’au bout, tout en supportant une descente aux enfers.

Et la maladie, c’est cela aussi, il ne faudrait pas imaginer que c’est seulement un état mélancolique, la maladie, c’est aussi, depuis plusieurs jours maintenant, se réveiller en s’étant chié dessous, en ayant le slip plein de merde, sans même en avoir été réveillé. (p. 49)

À quoi se mêlent des considérations sur les pièces en train de s’écrire. Ainsi à propos de Juste la fin du Monde (porté au cinéma en 2016 par Xavier Dolan) : cela se tient, c’est sinistre, mais cela se tient. (p. 45)

Il avait l’intuition qu’il ne serait pas reconnu de son vivant à la mesure de son génie (ce qui fut largement vrai). J’ai pensé que j’étais trop pressé et que l’œuvre littéraire prendrait la vie entière et que je ne saurais jamais rien en fait de son intérêt. Cela ne me rendit pas triste ou gai. C’était une évidence. (p. 19)

Il écrivit cela à vingt-huit ans. En 1993, deux ans avant sa disparition, alors qu’il sentait monter une certaine reconnaissance, celle-ci ne pesait pas bien lourd devant l’imminence de la mort. Cette dernière citation du Journal peut être retenue comme un ultime bilan de Lagarce par lui-même.

En dix ou douze ans j’ai écrit une douzaine de pièces et j’ai fait dix-huit mises en scène et les deux films vidéo et tout ce travail, cette masse de choses me paraît n’être rien, n’avoir rien donné de bien, de bon (de nécessaire qui puisse me survivre), alors que les autres, le Monde semble avoir entendu, vu et commence peu à peu à le percevoir comme une masse (pour les autres je suis un auteur, je suis un metteur en scène et moi, je suis juste un corps malade, une personne qui a raté sa vie) (p. 50). 


*Selim Lander vit en Martinique (Antilles françaises). Ses critiques apparaissent dans les revues électroniques mondesfrancophones.com/, madinin-art.net, et dans la revue Esprit.

Copyright © 2025 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques, #31, June 2025
e-ISSN: 2409-7411

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