Le fil mémoriel et la dimension onirique dans les spectacles numériques de Lemieux-Pilon
Filip Dukanic*
Résumé
Le présent texte traite d’une approche théâtrale singulière : le couplage du numérique avec l’humain. Dans un sens plus large, l’auteur y explore de multiples facettes scéniques, ainsi que les dispositifs qui remettent en cause la physicalité du comédien sur le plateau. Dans un sens plus restreint, nous analysons deux spectacles de Michel Lemieux et Victor Pilon, Cité Mémoire et Temporel, afin de mesurer comment les phénomènes d’hybridations (vidéo, sonore, visuelle) reconfigurent les règles dramaturgiques conventionnelles.
Mots-clés : théâtre, intermédialité, scène, nouvelles technologies, dispositifs
The Memory Thread and the Dreamlike Dimension in the Digital Performances of Lemieux-Pilon
Abstract
This article explores a unique theatrical approach: the pairing of digital technology with the human element. In a broader sense, the author examines multiple aspects of stage performance, as well as the devices that challenge the physical presence of the actor on stage. More specifically, the analysis focuses on two productions by Michel Lemieux and Victor Pilon, Cité Mémoire and Temporel, in order to assess how hybridization phenomena (video, sound, visual) are reshaping conventional dramaturgical rules.
Keywords: theater, intermediality, stage, new technologies, devices
Le présent texte propose une analyse dramaturgique et intermédiale des spectacles Cité Mémoire (2016) et Temporel (2018) des metteurs en scène québécois Michel Lemieux et Victor Pilon.Impliquant à un très haut degré les nouvelles technologies audiovisuelles, ces deux œuvres jouent sur la frontière instable entre les arts de la scène, les arts plastiques, le cirque et les arts médiatiques. Notre propos vise à interroger ce que ces dispositifs technologiques changent du point de vue de la réception à la fois pour les spectateurs et pour le jeu d’acteur. En effet, le duo artistique articule un rapport particulier avec le public en propulsant sur scène les actrices et les acteurs virtuels, ainsi que les images qui mettent en scène l’imaginaire des protagonistes. Quelque part entre l’espace mémoriel et la rêverie, quelque part entre le fantasmatique et le ludique théâtral, ces images portent une charge esthétique spécifique puisqu’elles sont projetées par la régie vidéo et se mêlent avec les corps physiques sur le plateau. Ainsi, dans un premier temps, nous allons mettre en perspective les enjeux numériques de l’installation scénique Cité Mémoire, puis,dans un second temps, procéder à une analyse de Temporel et des dispositifs qui génèrent les hologrammes sur scène. Il s’agira donc de mesurer comment, à travers les personnages numériques et autres phénomènes d’hybridations (sonore, visuelle, vidéo), se crée toute une gamme d’expériences très variées qui déplacent les règles dramaturgiques vers des effets de présence au lieu de la présence, c’est-à-dire vers une « nouvelle humanité » en extension et en parallèle de la nôtre.[1]
Cité Mémoire est une œuvre scénique inspirée de différentes personnes et d’événements importants qui ont marqué l’histoire de la ville Montréal. Il est très difficile de la situer dans un champ précis ou dans une discipline artistique concrète. Il s’agit à la fois d’un parcours urbain multimédia, d’une installation scénique à forte dimension théâtrale et d’une exposition numérique.[2] Selon les artistes, « Cité Mémoire est née du désir de révéler l’âme des personnages qui ont bâti et habité Montréal, cette ville curieuse, métissée, sensible, intelligente. Et par-là, de célébrer notre connexion, à tous et chacun avec notre histoire. »[3]
La création de Lemieux-Pilon comporte plus de vingt tableaux numériques projetés sur les ruelles, les murs et les arbres du parc du Vieux-Port de Montréal, ainsi que dans d’autres lieux dispersés dans la ville (par exemple, l’hôtel Fairmont Le Reine Elizabeth ou le centre commercial Desjardins). Les images numériques simulent les gestes et les comportements humains, ce qui leur confère une expressivité caractéristique. Une place privilégiée est également offerte à la dimension sonore laquelle complète le fil narratif de l’œuvre. Les mouvements des personnages virtuels sont accompagnés par différents bruits, conversations, cris, ou encore des chuchotements entre les personnages qui racontent l’histoire de la ville. Les acteurs virtuels sont présentés dans des situations ordinaires, illustrant ainsi la vie quotidienne du Montréal de l’époque.
Par exemple, à un moment donné, les spectateurs entendent des cris d’enfants qui jouent dans la rue, puis quelques instants plus tard, deux figures numériques viennent les calmer et les invitent à rentrer à la maison. Lors d’une autre projection, nous apercevons les Premières Nations personnifiées par un grand guerrier qui se déplace dans l’espace pendant qu’une voix masculine raconte la réalité de l’époque telle que perçue par Jeanne Mance, cofondatrice de Montréal. Les personnages ont tous une existence propre dans la dimension 3D (chacun des acteurs virtuels possédant sa propre « largeur », « longueur » et « hauteur » numérique), tandis que le spectateur est à la fois invité à prendre conscience de l’espace réel et de l’effet de présence des personnages. Par ces termes, nous entendons le fait que l’installation se déroule dans un espace concret, palpable, tandis que les acteurs virtuels – en l’absence de la corporalité physique des acteurs en chair et en os – propulsent leurs effets de présence à travers la simulation numérique.

L’autre particularité de Cité Mémoire réside dans le fait que l’héritage montréalais est investi par de hautes technologies qui médiatisent la mémoire collective et individuelle des personnages numériques. En effet, le public se trouve face à des images figurant différents événements et situations qu’ont vécus les acteurs virtuels. Si les spectateurs suivent au travers des projections la promenade dans le parc d’un couple âgé qui se tient la main, des enfants qui jouent au football ou bien qu’un avatar raconte ce qui il a fait dans le passé, avec qui il a discuté, où il s’est rendu, etc., c’est qu’ils sont en réalité témoins de la dimension mémorielle de la vie des protagonistes. En ce sens, les spectateurs peuvent par exemple voir un tableau numérique particulièrement fort qui illustre des trains transportant des enfants orphelins juifs, rescapés des camps nazis et adoptés par la suite par les Montréalais.
Des avatars ainsi projetés permettent dès lors au public de découvrir leurs drames personnels, leurs souvenirs, leurs traumas, leurs troubles et leurs rêves, ce qui renforce l’impression de voir, de vivre, de sentir l’espace mémoriel présenté sur scène. L’immersion dont il est question dans Cité Mémoire semble se profiler à partir du dispositif audiovisuel de l’œuvre. On remarque effectivement une hybridation de l’espace physique ouvert, dans lequel se trouve l’installation, et de l’univers fictionnel, lisible à travers la projection des avatars. Dans plusieurs endroits dans la ville, les personnages virtuels sont dispersés tout autour des spectateurs. Ils les cernent de tous les côtés comme s’ils « entrainaient » les spectateurs vers la représentation. Autrement dit, le sentiment d’immersion semble induit ici par une disposition circulaire des acteurs (et des environnements) virtuels, ainsi que par les confessions intimes des protagonistes de manière à ce que se forme un cadre narratif sensible impliquant le public.
S’inscrivant dans la même logique immersive, le spectacle Temporel complexifie, lui aussi, la présence physique des comédiens sur scène par l’entremise du numérique. Présenté en janvier 2018 dans la Cinquième Salle à Place des Arts, il s’agit d’un spectacle qui s’inscrit dans le même registre mémoriel et onirique que Cité Mémoire. Le contexte spatial est cependant très différent, car, à la différence de Cité Mémoire, Temporel a été présenté dans une salle de théâtre dite conventionnelle et non dans un espace urbain.
Le spectacle comporte trois personnages : l’homme, son épouse et le temps. Il ne contient aucun dialogue, aucun texte dramatique. Toute interaction entre les personnages se fait à travers des gestes, des mouvements, mais également par toute une variété de chuchotements, cris et murmures qui surviennent tout au long de la représentation. Précisons qu’il s’agit des sons des voix humaines qui proviennent des corps en action sur scène. La communication entre les personnages est de plus accompagnée par un univers musical spécifique sur lequel nous allons revenir un peu plus tard dans le texte. Sur le plan strictement dramaturgique, Temporel s’ouvre avec le personnage du vieil homme, interprété par Patrick Léonard, qui louvoie dans ses souvenirs. Le spectateur est placé face à des séquences de sa vie quotidienne : une promenade dans un parc, un moment de lecture ou l’accueil d’invités dans son foyer… De longs extraits d’une voix masculine préenregistrée (lesquels se mêlent constamment au bruit produit par le protagoniste) nous font également revivre certaines époques de sa vie. Ainsi, le public apprend que l’épouse de l’homme est décédée : l’axe narratif principal porte sur leurs souvenirs, leurs rêves, leurs espoirs. Toutes les scènes introductives sont donc une invitation à vivre, sur scène, le fil mémoriel des protagonistes dans une ambiance onirique. Cette dernière est renforcée par différentes projections numériques qui forment la scénographie virtuelle sur le plateau. On notera également avec intérêt que le son est diffusé par les quatre grandes enceintes suspendues aux quatre coins de la salle. Le dispositif sonore de la Cinquième Salle est donc de type ambiophonique et non frontal ce qui permet au son d’envelopper les spectateurs tout au long de la représentation.
Au milieu du spectacle deux moments demandent une attention particulière. Le premier est celui de la transformation physique de l’homme qui incarne le rôle principal. Au début du spectacle, l’homme apparaît vieux. Accompagné par sa femme d’un âge mûr, on suit les séquences longues où ils se tiennent la main, communiquent, rient et se remémorent leurs jeunes années. Mais, au milieu du spectacle, la simulation numérique sur le plateau projette un autre personnage virtuel d’un âge moyen. Puis, quelques instants plus tard, la même personne se transforme en garçon et finalement en bébé. Autrement dit, la mise en scène se donne à voir comme un voyage dans le temps dans lequel les images font écho à des situations d’enfance, à l’amour perdu, au contact avec les autres.
Cet univers à la fois immatériel et tangible forme un imaginaire propre à la réalité augmentée, dans la mesure où, dans ce spectacle, les personnages existent à la fois de manière incarnée et virtuelle. Il faut ici comprendre que leurs mouvements sont accompagnés par des projections holographiques en 3D, ce qui empêche le spectateur de réellement distinguer le corps physique du virtuel. Par exemple, dans de nombreuses séquences, l’homme voit son propre double projeté sur lui-même, répétant les mêmes gestes à quelques secondes d’intervalle. À ce sujet, Michel Lemieux a déclaré : « Il devient triple, quadruple et là, on se rend compte que, dans le fond, nos habitudes nous amènent à toujours faire les mêmes gestes et qu’on n’est pas seul dans notre tête, mais plusieurs. »[4]

Les scènes du milieu du spectacle sont significatives parce qu’elles impliquent deux stratégies virtuelles distinctes. D’une part, les déplacements du vieil homme suivi par les projections holographiques sur son corps, que nous avons évoqué plus haut, font en sorte que son identité est quelque part brouillée : il devient très difficile de dire qui l’on est en train de regarder sur le plateau. Les hologrammes s’assimilent au corps humain et se redoublent à une telle ampleur que le regard des spectateurs est constamment orienté dans de multiples directions. D’autre part, à plusieurs reprises, les différents avatars qui incarnent le vieil homme se matérialisent sur scène, tandis que son vrai corps se retire du plateau.
Ceci est notamment le cas lorsque le vieillard se transforme en homme, puis en garçon et finalement en bébé. Ces personnages sont présentés à travers une série d’avatars numériques, par des acteurs intégralement virtuels comme ce fut le cas dans Cité Mémoire. Ces deux procédés virtuels, ces techniques, incitent à nous interroger sur l’objectif esthétique visé par les metteurs en scène. S’agit-il d’immerger totalement l’acteur humain dans le virtuel holographique au point où son corps « disparait » physiquement de la scène ? Dans les entretiens accordés aux différents journaux et plateformes en ligne, le duo québécois ne s’est pas exprimé à ce sujet, à l’exception du fait que leur intention a été de concevoir de la « réalité augmentée » (Michel Lemieux ). Il ne nous semble ni excessif ni abusif de constater que dans le premier cas (lorsque les hologrammes dédoublent la présence de l’acteur) et dans le deuxième cas (lorsque la présence de l’acteur disparaît totalement de la scène au profit des avatars) qu’il s’agit d’une remise en cause profonde de la physicalité humaine. Ces deux contextes pourraient effectivement symboliser et interroger l’actuelle ascension et la prolifération vertigineuse des nouvelles technologies qui suscitent de nombreuses questions. Car, si le spectacle offre une expérience esthétique tout à fait passionnante, ce dernier semble également proposer un questionnement d’ordre plus politique. Par exemple, les découvertes récentes dans le domaine de l’intelligence artificielle[5] ont montré que la présence humaine devient de plus en plus accessoire. Les machines, les algorithmes de plus en plus sophistiqués, ainsi que les appareils computationnels déployés dans les milieux scientifiques, médicaux et militaires se substituent à l’être humain dont la présence devient superfétatoire. Ainsi, au-delà des enjeux esthétiques tout à fait innovants, il nous semble que ces scènes centrales du Temporel sont aussi symptomatiques d’une réalité technologique qui n’est pas sans en inquiéter plusieurs.

La dernière partie de Temporel opère un virage majeur sur le plan dramaturgique. Les scènes, dans cette dernière moitié, se succèdent à un rythme bien plus dynamique : nous assistons à un véritable désordre ludique et scénographique. C’est à ce moment-là que le troisième personnage, symbolisant le temps, fait son entrée en scène. Il s’agit d’un acrobate, habillé comme un maître horloger, réalisant une performance acrobatique tout à fait impressionnante sur le plateau. Comme un fantôme produisant une acrobatie narrative, il suit le vieil homme et sa femme, forçant le couple à revoir sa vie défiler. Présenté comme une figure d’autorité qui contrôle le déroulement des événements vécus par l’homme et son épouse, ce maître-horloger dicte également le rythme de la représentation. C’est notamment le cas à deux reprises dans le spectacle.
Dans un premier temps, lorsqu’un immense incendie (numérique) ravage l’appartement du couple amoureux et, dans un second temps, lorsque les livres (symbole des souvenirs du vieil homme) sont utilisés comme objet chorégraphique de l’acrobate. Ses mouvements s’intègrent par ailleurs à la dramaturgie scénique du spectacle. C’est précisément le personnage du temps qui impose un langage scénique permettant d’exprimer le ressenti d’autres comédiens face au passage du temps. En d’autres termes, dans ce spectacle, le rôle du temps ne se limite pas au symbole d’une vie passée, ou de quelqu’un qui dicte le cours de la vie à venir. Alternant entre l’homme et sa femme, l’acrobate joue également le rôle d’intermédiaire dramatique. Ce sont ses mouvements, sa chorégraphie, son bruit, son désordre qui permettent la construction d’une sphère dramatique dans laquelle évoluent les personnages.
Le spectacle se termine dans une ambiance mélancolique. Nous apercevons l’hologramme d’un personnage masculin adolescent qui apparait troublé et dont l’expression faciale est très triste. Il souffre devant les spectateurs d’une façon épouvantable, alors que la source de sa tristesse reste cachée du public. Quelques instants plus tard, la chanson Avec le temps de Léo Ferréenveloppe la salle de manière à symboliser la fuite du temps tant pour l’homme âgé que pour le spectacle en tant que tel en train de prendre fin. Cette dimension musicale et sonore doit toutefois être nuancée, car elle joue un rôle fondamental dans la construction de la narrativité du spectacle. La narrativité générale de Temporel repose sur la transmission des fragments de la vie d’un homme par le biais d’hologrammes, de sonorités et de la musique enregistrée au préalable. Tandis que le design sonore (les soundscapes) est reproduit par des haut-parleurs, les sons et certaines phrases prononcées par des comédiens sont exécutés en direct sur scène. Ainsi, le dispositif auditif correspond à une stratégie discursive, où encore une fois, l’organique et le médiatique se rencontrent. Tout au long du spectacle, la voix humaine se manifeste dans son désir de théâtraliser l’environnement numérique et de dramatiser la subjectivité de sa perception. Au travers de divers types de cris, bruits, phrases et hurlements, il devient possible de mieux saisir la condition intérieure des personnages. Cette compréhension nous renvoie à l’effet discursif comme excitation, atmosphère, effet du sublime, plutôt qu’à l’élaboration d’un développement chronologique de faits. Le choix d’une telle approche auditive contribue à la création d’une atmosphère propre au spectaculaire qui conduit le fil narratif. Ainsi, dans ce spectacle, la narrativité technologique offre la possibilité de repenser le rapport entre les voix organiques et le dispositif sonore. La multi-vocalité participe à l’émergence d’une esthétique particulière, car le spectateur appréhende les mots prononcés sur scène uniquement en relation avec sa recréation numérique.
Penchons-nous maintenant plus spécifiquement sur la question de la présence numérique dans le contexte des théâtres virtuels comme c’est le cas dans Temporel. Plusieurs chercheurs de la sphère intermédiale se sont déjà intéressés aux divers processus technologiques qui permettent de faire fusionner le corps physique avec l’hologramme dans un dispositif spatio-temporel. Ce processus dynamique marque effectivement le recours à la médiation technologique, très présente dans Temporel. À cet égard, on peut citer Clarisse Bardiot qui considère que cette forme numérique impose un nouveau type d’espace scénique :
“L’une des caractéristiques essentielles des théâtres virtuels est de comporter une interface – par exemple entre le comédien et l’environnement scénique, entre l’interprète et le spectateur, entre le plateau et le réseau. La présence de cette interface, c’est-à-dire d’un espace intermédiaire, rompt avec le modèle binaire de l’organisation de l’espace théâtral. Par conséquent, elle remet profondément en question la manière de penser et concevoir la scénographie.”[6]
Dans Temporel, la présence de l’acteur sur scène est médiatisée grâce à l’interface créée spécifiquement pour lui. Tous ses mouvements, tout son jeu, sont captés en temps réel. Ils sont ensuite transmis par des biais technologiques vers la régie vidéo pour finalement produire et transmettre une réalité numérique qui augmente la présence physique d’acteurs en se conformant à une gestuelle précise. Mais que représente précisément cette réalité numérique sur le plateau ? Que propose-t-elle sur le plan strictement esthétique ?
Il nous semble qu’elle engendre un sentiment d’immersion dans le spectaculaire. En observant une présence à la fois vivante et numérique, le spectateur se trouve pris dans un engagement actif avec la réalité mixte. En effet, l’expérience partagée des spectateurs, ainsi que leur attention, est guidée non seulement par la présence vivante sur scène, mais également par une mise en jeu médiatique créant un espace de convergence entre l’organique et le virtuel. Dans Temporel,cette dimension est d’autant plus marquée dans la mesure où, comme on l’a noté, l’espace scénique lui-même se trouve également plongé dans le numérique.
Par ailleurs, le spectateur éprouve une modalité expressive nouvelle provoquant le sentiment de synchronisation complète avec l’environnement immersif. Par ce terme de « synchronisation », nous entendons que le spectateur s’associe au caractère virtuel du personnage sur scène. Plus précisément, il s’agit du moment dans lequel les aptitudes cognitives et une gamme d’affects émergeant du public trouvent une résonance avec la présence médiatisée sur le plateau. En outre, le syncrétisme physique/virtuel ouvre une sphère perceptuelle bien particulière, car l’engagement perceptif du spectateur est guidé par le biais des technologies de la reproduction sonore et vidéo. Sous un autre angle, il semble que l’utilisation des médias dans ce spectacle recontextualise la nature de la représentation.[7] Ce que nous entendons par cette formule, c’est que ce spectacle s’éloigne d’une représentation plus conventionnelle où, par exemple, la scénographie serait conçue selon les matériaux et objets physiques et non numériques. La constellation de la présence et de la scène s’inscrit dans une ouverture au potentiel des médias dans l’interaction avec les acteurs et le public. Autrement dit, la représentation ici ne se limite pas à sa fonction d’aboutissement d’un travail dramatique commun entre les comédiens, le metteur en scène, le dramaturge et les autres artistes. Elle ne se limite pas non plus à une figuration du réel. Elle ouvre plutôt un lieu d’interaction, un champ de diverses conventions médiatiques qui produisent le spectaculaire numérique.

Sur un dernier plan d’analyse, il semble important d’explorer la problématique temporelle dans Cité Mémoire et Temporel. Dans les deux cas, la zone temporelle – que nous nous permettons de délimiter ici comme la suite des instants à l’intérieur de l’action scénique – se profile selon plusieurs modalités distinctes.
D’abord, comme nous l’avons déjà vu, le contenu des spectacles de Lemieux-Pilon évoque constamment le temps passé. Dans Cité Mémoire les spectateurs observent les séries d’images qui s’inscrivent dans le passé mémoriel de la ville de Montréal. Lorsque apparaissent les projections d’un guerrier issu des Premières Nations, les spectateurs font une incursion dans un lointain mémoriel qui date de l’époque de la colonisation du Québec. Ainsi, le patrimoine, l’héritage, l’histoire, l’ancienneté sont tous des vecteurs temporels puissants qui nous conduisent à travers des époques d’autrefois. Dans le cas du spectacle Temporel, le tissu temporel est encore plus compliqué à saisir en raison de la présence du personnage incarnant le temps sur le plateau et du processus contre-évolutif du personnage de l’homme. Manifestement, les spectateurs sont témoins de différentes séquences de la vie quotidienne du couple âgé qui se sont, elles aussi, déroulées dans le passé : on regarde le couple quand les deux étaient jeunes, on perçoit les différents drames qui ont surgi au cours de leurs vies, etc. Mais, la scène qui se trouve au milieu du spectacle est une représentation d’un temps inversé. L’homme apparaît d’abord vieux, puis il est transformé en jeune homme, ensuite en garçon et ainsi de suite. Comme un contre-courant, comme une médiation de l’irréversibilité du temps, Lemieux-Pilon invitent les spectateurs à réfléchir autrement sur les concepts de durée, de simultanéité et de succession.
Les deux artistes placent les spectateurs dans une analepse : ils présentent des événements passés après des événements plus récents, ce qui brise la chronologie linéaire du récit. Quant aux dimensions de simultanéité et de succession, la narration rétrograde du Temporel fait en sorte que nous nous trouvons face à la succession altérée obligeant les spectateurs à reconstruire l’action scénique à l’inverse. S’installe dès lors un phénomène théâtral tout à fait unique : une tension entre la mémoire et la réalité, entre le temps réel et le temps scénique rétrograde. Dans cette optique s’ajoute une autre dimension qui est celle du temps futur. Même si les deux spectacles reposent sur la médiation du temps passé, d’un univers mémoriel et onirique, il faut tenir compte du fait que ces spectacles proposent également une ambiance que l’on pourrait qualifier de futuriste.[8]
Les hautes technologies utilisées dans les spectacles nous renvoient à une perspective scientifique importante : les avatars, les hologrammes, la simulation numérique, les acteurs virtuels, ne sont-ils pas tous des phénomènes futuristes, intrinsèquement liés au domaine de la science-fiction ? La disparition de l’être humain au profit des machines complexes, des robots et du virtuel, n’est-elle pas théorisée depuis une vingtaine d’années par les chercheurs s’intéressant au paradigme posthumaniste ?[9] Ce que nous voulons faire ressortir ici, c’est que la zone temporelle dans Cité Mémoire et Temporel est profondément paradoxale. D’une part, ces spectacles médiatisent le révolu, le défunt, la finitude. D’autre part, les univers fictionnels sur scène, engendrés par les manipulations technologiques, sont une évocation remarquable d’univers futuristes. Dès lors, Cité Mémoire et Temporel sont un incident. Ils sont un court-circuit esthétique, né d’un choc temporel entre des temporalités distinctes.
Pour conclure, Temporel se distingue par sa capacité de coexistence intermédiale donnant lieu à de nouvelles sensations et expériences. L’évidence de ce processus porte sur la transposition entre les médias tout en gardant une cohérence narrative. Manifestement, la dramaturgie scénique dans ce spectacle positionne le théâtre comme ce que Chiel Kattenbelt désigne comme « Stage of intermediality. »[10] Dans cette logique, l’art scénique se caractérise en tant qu’« hypermédium capable d’incorporer tous les arts et tous les médias. »[11] L’interaction de la médialité et de la théâtralité crée un effet spectatoriel opérant à la frontière instable entre le visible et l’invisible, entre le numérique et le physique. Cette configuration ouverte, aux multiples registres de fiction et de réalité, brise la distinction ontologique entre la présence « pure » du comédien et de la reproduction technologique.[12] Elle propose, tout comme un bon nombre de créations québécoises actuelles, de nouvelles perspectives pratiques et théoriques et donc, une autre manière d’analyser et de penser le théâtre, un autre discours scénique. Le type de dramaturgie scénique mis en scène dans Temporel témoigne de l’indistinction de la technologie nouvelle et de la présence vivante. En ce sens, la médiation offre une autre façon de penser la dramaturgie, elle ne change pas son statut ontologique. En outre, la particularité du geste théâtral de Lemieux-Pilon tient au fait que leur stratégie représentationnelle produit sa propre théorie par la pratique. Les concepts de « dispositif », de la « présence », de la « simulation numérique » s’inscrivent comme une évidence esthétique, comme une réalité théâtrale qui découle naturellement de leur travail artistique. Elle est en constant mouvement entre pratique et réflexion. En somme, le travail collaboratif de Lemieux-Pilon fait appel à plusieurs disciplines et à une large palette de dispositifs technologiques. Il y a une urgence à explorer ces dispositifs ainsi que les frontières entre le vivant et l’artificiel qui apparaissent systématiquement dans leurs créations. Ils ouvrent une autre façon de penser la dramaturgie et la scène qui se trouvent reconfigurées dans de nouvelles formes d’architectures scéniques à l’ère des technologies numériques.
Notes de fin
[1] Nous empruntons la formule de la « nouvelle humanité » d’un texte de Louise Poissant qui traite de l’impact de nouvelles technologies sur les scènes contemporaines. Pour la chercheuse, les avatars, les personnages et les acteurs virtuels reconduisent un imaginaire archaïque vers des nouvelles fonctions et de nouveaux rôles dramaturgiques qui permettent de vivre des expériences inédites. Selon elle, ces expériences ne sont accessibles qu’à travers des corps augmentés auxquels sont enjoints différentes exo-prothèses, implants et diverses technologies, dont, le numérique. Voir : Louise Poissant, « Avatars et personnages virtuels : Éléments de réflexion »,Renée Bourassa et Louise Poissant (dir.), Avatars, Personnages et Acteurs virtuels, Presses de l’Université du Québec, 2013, p. 11.
[2] Par sa haute teneur technologique, cette œuvre du duo artistique se distingue des autres créations produites plus récemment. On peut mentionner par exemple la performance de Victor Pilon intitulée Sisyphus (2021) où il déplace continuellement 50 tonnes de sable, d’un monticule à l’autre, à l’aide d’une simple pelle symbolisant ainsi les efforts de Sisyphe. On constante donc un virage important du technologique vers le performatif dans leurs productions plus récentes.
[3] Source (consulté le 4 janvier 2023).
[4] Entretien du 11 janvier 2018, accordé à Radio-Canada (consulté le 10 janvier 2023).
[5] Les avancées les plus récentes dans le domaine provoquent beaucoup de débats dans la sphère publique. Par exemple, l’outil conversationnel ChatGPT génère du contenu écrit à partir d’un vaste corpus de texte. Le ChatGPT peut facilement se faire passer pour un rédacteur humain. Les milieux journalistiques, universitaires, mais aussi beaucoup de compagnies craignent la réduction, voire la suppression progressive des postes où l’intelligence artificielle peut remplacer l’activité humaine.
[6] Clarisse Bardiot, « Ici et ailleurs, maintenant : scénographies de la présence dans les théâtres virtuels », in Jean-Marc Larrue (dir.), Théâtre et intermédialité, Les éditions du Septentrion, 2015, p.207.
[7] Une précision et une précaution théorique sont nécessaires ici. Lorsque nous introduisons la notion de la représentation, nous l’entendons telle qu’elle a été pensée par le chercheur Christian Biet : « De tout cela nous pouvons conclure que la représentation est une médiatisation, un système différé à la fois visible, évident, et que l’art, souvent, tend à cacher » Christian Biet, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, 2006, p.474.
[8] Lorsque nous évoquons le futurisme, nous nous référons à la définition de Tommaso Marinetti qui glorifie, avant tout, la « beauté de la vitesse », à savoir l’ascension vertigineuse des technologies nouvelles. Voir : Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du futurisme », Le Figaro, février 1909.
[9] Nous devons au philosophe allemand Peter Sloterdijk les premières conceptualisations sur le posthumanisme. Se référer à son excellent essai: Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000.
[10] Nous nous référons à l’article où ce qualificatif a émergé pour la première fois suscitant une vive attention : Freda Chapple et Chiel Kattenbelt (29-39), Intermediality in theatre and performance, Amsterdam, Rodopi, 2006, p.29-39.
[11] [notre traduction] Ibid., p.29.
[12] Voir à ce sujet le texte de Jean-Marc Larrue, Du média à médiation : Les trente ans de la pensée intermédiale et la résistance théâtrale (notamment les pages 50-51), où il retrace les cas de la « résistance théâtrale » du point de vue historique : Jean-Marc Larrue (dir.), Théâtre et intermédialité, op.cit, p.27-56.
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*Filip Dukanic Après une maîtrise (Université Rennes 2), un doctorat en co-tutelle (Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle et Université de Montréal), Filip Dukanic a poursuivi ses recherches postdoctorales à l’Université du Québec à Montréal. Il consacre ses recherches aux enjeux de l’intermédialité et des technologies nouvelles dans le domaine du spectacle vivant de l’extrême-contemporain. Ses travaux théoriques convergent dans un intérêt pour la disparition de l’être humain sur les scènes actuelles. Actuellement, il est professeur au département de français au Collège John Abbott.
Copyright © 2025 Filip Dukanic
Critical Stages/Scènes critiques, #31, June 2025
e-ISSN: 2409-7411
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