Jean-Marie Serreau – Fragments et extraits réunis et présentés

Sylvie Chalaye et Romain Fohr
Arles: Actes Sud-Papiers, 144 pp.

par Selim Lander*

Peu de gens de théâtre, y compris en France, savent encore qui fut Jean-Marie Serreau (1915-73), un comédien et surtout un metteur en scène novateur tant par ses conceptions du travail théâtral que par le choix des auteurs qu’il voulut mettre en lumière. On connaît mieux les noms d’autres metteurs en scène de la période comme Charles Dullin (1885-1949) dont il fut l’élève, Louis Jouvet (1887-1951), Roger Blin (1907-84), Jean-Louis Barrault (1910-94) ou Jean Vilar (1912-71) et c’est sans doute aux Antilles françaises que sa mémoire est la mieux conservée, tant à la Guadeloupe où il contribua à la création du Théâtre du Cyclone (1970), première expression d’un théâtre à la fois moderne et antillais qui fût distinct de la comédie créole, qu’à la Martinique en raison de sa relation privilégiée avec Aimé Césaire dont il mit en scène toutes les pièces. Dans un élégant petit livre des Éditions Actes Sud, deux enseignants d’études théâtrales publient certains écrits de Serreau précédés d’une importante introduction intitulée « Penser la scène pour un théâtre nouveau (1943-1973) ».

On retiendra en premier lieu les commentaires de Serreau sur ses auteurs de prédilection : Claudel, Genet, Ionesco et Brecht, d’une part, l’Algérien Kateb Yacine (dont il créa Le Cadavre encerclé en 1958 à Bruxelles, la pièce étant interdite en France), le Martiniquais Aimé Césaire (comme déjà indiqué), l’Haïtien René Depestre et l’Ivoirien Bernard Dadié, d’autre part. À propos de ces auteurs « hybrides », de culture française mais attachés à leurs racines, il écrivait par exemple ceci :

« C’est la grande force de ces poètes et c’est notre chance que tout en étant autres, ils habitent et fécondent notre langue et notre culture, contraignant ainsi nos habitudes de pensée à se transformer et à retrouver des sources oubliées. Il me paraît que le théâtre moderne peut s’engager aussi dans cette voie nouvelle, à la fois nécessaire et lyrique, également distante d’un formalisme politique aussi bien qu’esthétique » (p. 57).

Mais Serreau a également renouvelé les conceptions de la mise en scène. Il n’aimait pas les salles à l’italienne avec les comédiens en position frontale face au public. Même s’il dut le plus souvent s’y plier, il fut parfois en mesure de mettre en œuvre ses conceptions particulières (il était d’ailleurs diplômé d’architecture). Par exemple, chargé d’aménager le cloître des Carmes en Avignon, il fit construire des gradins suffisamment larges pour que les comédiens puissent y circuler facilement. Il eut également l’occasion d’aménager des salles selon ses goûts pour ses propres compagnies : le Théâtre de Babylone à Paris (1952), le Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes (1971).

Il fut également novateur par son usage des nouveaux médias audiovisuels. Dans un rapport daté de 1968 remis au ministère français des Affaires culturelles, il écrivait ceci : « Un dépassement de la sclérose des ‘genres’ artistiques est indispensable : photo, cinéma, musique électronique, expression corporelle ne peuvent pas ne pas venir interférer avec l’ancien texte littéraire tout-puissant ». Il rapporte que les représentations de La Tragédie du roi Christophe à l’exposition universelle de Montréal de 1967 étaient accompagnées par des images de Jean-Michel Folon », qu’il y avait quarante-six écrans pour L’Otage de Claudel à la Comédie Française, que la mise en scène de Homme pour Homme, à Montréal encore, reposait sur des images qui envahirent tout le théâtre…

Jean-Marie Serreau ne voulait pas du « décorateur qui ‘vient faire son œuvre’ dans une pièce ». Il voulait surtout des décors modulables et facilement transportables. Non seulement le décor et la mise en scène mais aussi bien le texte devaient, dans l’idéal, pouvoir évoluer au fil des représentations. C’est ce qu’il appréciait chez Césaire, comme il l’explique à propos du roi Christophe : « Chaque représentation a été la répétition de la représentation suivante, qui était différente. C’est en cela que, pour moi, Césaire est tellement essentiel et que je m’entends tout à fait avec lui, c’est qu’il n’y a jamais de version définitive d’une pièce jouée. On peut dire que le théâtre ne peut être vivant qu’à la condition de cette création continue. »

On le voit, cette publication – accompagnée de repères biographiques et d’une bibliographie – devrait apparaître indispensable à tous les historiens du théâtre, en France et même ailleurs. 


*Selim Lander vit en Martinique (Antilles françaises). Ses critiques apparaissent dans les revues électroniques mondesfrancophones.com/, madinin-art.net, et dans la revue Esprit.

Copyright © 2025 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques, #31, June 2025
e-ISSN: 2409-7411

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