Frida : oui, mais était-ce bien nécessaire ?

Selim Lander*

Frida, écriture et mise en scène Paõla Duniaud, avec Léona Cosa, Sacha Vučinić, Thierry Mulot, Sabrine Ben Nijma, Daphné Dumons, Paõla Duniaud. Scénographie et lumière Martin Portais. Costumes Camille Verschuere. Fort-de-France, Tropiques Atrium, 21 mars 2025.

Cette pièce créée en 2024 au Théâtre des Abbesses à Paris est arrivée à la Martinique avec une distribution inchangée à l’exception de l’interprète du rôle titre, Léona Cosa, remplaçant Ana Lorvo (remarquable dans le seul en scène Tiens ton cœur de Kouam Tawa présentée aux « Zébrures d’automne » (ex « Francophonies de Limoges ») en septembre 2024. Avec Léona Cosa, Sacha Vučinić, le protagoniste masculin, soit l’interprète de Diego Rivera, est le seul comédien chargé d’un seul personnage, les autres se partageant entre plusieurs rôles. Ainsi Thierry Mulot, l’autre homme de la distribution, interprète-t-il à la fois le père de Frida, un communiste, un médecin, un policier et même Trotsky qui fut hébergé un temps chez le couple Rivera Kahlo et serait devenu l’amant de Frida pendant quelques mois. Trois autres comédiennes, parmi lesquelles l’auteure, Paõla Duniaud, complètent la distribution, incarnant elles aussi plusieurs personnages.

« Je suis née en 1910 à Coyoacán, au Mexique. Enfin, officiellement je suis née en 1907, mais je me suis arrangée pour que ma naissance coïncide avec la révolution mexicaine, au Mexique moderne. » (Léona Cosa). Photo : Emeric Gallego

Si l’on admire l’aisance de Léona Cosa en Frida Kahlo dans une distribution qui ne l’avait pas prévue initialement, on peut estimer quand même que son jeu, presque toujours dans l’excitation, manque de nuances. Quant à Sacha Vučinić, son physique en fait un choix particulièrement judicieux : avec sa haute stature, sa carrure imposante, il s’impose sur le plateau et sa seule présence suffit pour nous convaincre qu’il est déjà de son vivant un grand homme admiré et respecté. Mais, comme sa partenaire, il n’aura guère de possibilités de creuser son personnage.

Quand on veut écrire une « biopic » de Frida Kahlo (1907-1954) pour la scène, utiliser ou non ses tableaux est la première question qu’il faut trancher, sachant que certains autoportraits, comme celui où elle se présente corsetée et les seins nus, sont devenus des icônes. Même question pour les œuvres de son époux, le non moins célèbre peintre Diego Rivera (1886-1957). Paõla Duniaud a choisi de ne montrer aucun tableau, à la bizarre exception près d’un barbouillage devant lequel Rivera-Sacha Vučinić fait semblant de travailler. Quant à Frida, nous la retrouvons à plusieurs reprises dans la « cage » tournante qui tient lieu de décor, faisant semblant de peindre une toile posée sur un chevalet que nous ne voyons que de dos. Le fait de ne pas montrer les tableaux dont on parle pourtant constamment est frustrant pour le spectateur qui n’aurait pas au moins certains d’entre eux déjà en tête. Mais s’il connaît les œuvres, le spectateur sait déjà dans les grandes lignes ce que fut la vie de Frida…

 « C’est le mariage d’une éléphante et d’une colombe. Je ne participerais pas à ce mariage ! » (Thierry Mulot et Sabrine Ben Njima). Photo : Emeric Gallego

D’où la deuxième question : est-il raisonnable de se lancer dans l’écriture d’une pièce dont le seul objet est de raconter la vie d’une femme célèbre, connue du public habituel du théâtre ? On objectera peut-être que lorsque ce même public assiste à une représentation de Phèdre, il sait déjà l’histoire. Il y a pourtant une différence essentielle. Pour le public, l’histoire de Phèdre se résume à l’intrigue conçue par Racine – on peut discuter la mise en scène, l’interprétation, mais pas le texte ni les faits relatés dans la pièce – tandis que Frida Kahlo est un personnage réel. Ainsi un Français a-t-il pu lire une ou plusieurs biographies d’elle, sans compter tous les livres pour la jeunesse, visionner le film Frida (de Julie Taymor avec Salma Hayek, 2002), un ou plusieurs documentaires – The Life and Times of Frida Kahlo (Amy Stechler, 2005), Frida Viva la Vida (Giovanni Troilo, 2019), Exhibition On Screen : Frida Kahlo (Ali Ray, 2020), le dessin animé Hola Frida (2025) – voire assister à l’une des pièces qui lui ont été consacrées récemment, comme Frida Kahlo, ma réalité, seul en scène de Bénédicte Allard (2022), Une heure avec Frida Kahlo, seul en scène avec Laurence Ruatti (2025) ou à la lecture des lettres de Frida par Helena Noguerra (2024), de telle sorte que le spectateur un tant soit peu informé a fatalement des idées préconçues sur Frida Kahlo et risque fort d’être (au moins en partie) déçu dans la mesure où il y a peu de chances que la pièce soit entièrement fidèle à l’idée qu’il s’est formée du personnage de Frida.

On a ces questions présentes à l’esprit quand on assiste à la première pièce de la comédienne Paõla Duniaud (également à la mise en scène), mais il faut bien tenter d’en faire abstraction si l’on entend porter un regard le plus objectif possible, comme quelqu’un qui ne connaîtrait rien de l’existence mouvementée de Frida Kahlo.

« Elle se rend à la manifestation, je la pousse dans son fauteuil, elle s’affiche comme une véritable héroïne, pancarte dans la main gauche et poing droit levé en joignant sa voix au cri de la foule « Gringos, asesino fuera ». (Sacha Vučinić). Photo : Emeric Gallego

Le dispositif scénique, peu élégant, mais efficace, se résume à une cage mobile fermée par quatre rideaux différents. Il suffit de la faire tourner pour évoquer des espaces différents, comme un logement, une chambre d’hôpital. Quelques éléments de décor sont également faciles à déplacer : un chevalet, un petit meuble contenant quelques accessoires. À l’exception des comédiens interprétant Frida (gilet et jupe longue bariolée, parfois recouverte d’un drap) et Rivera (salopette de peintre avec ou sans veste et cravate), les autres changent de costume à plusieurs reprises, en coulisse, mais sans que cela nuise à la fluidité d’une pièce qui enchaîne vivement des tableaux faisant défiler divers moments de la vie de Frida dans l’ordre chronologique, depuis le départ de la maison familiale jusqu’à sa mort à quarante-sept ans. Une comédienne qui joue la journaliste a aussi pour fonction, alors assise en contrebas du plateau et pourvue d’un micro, d’annoncer l’année où se déroule chaque scène, en même temps que l’âge de Frida. Il n’y a aucune projection, les jeux de lumière sont réduits au minimum indispensable, la musique (guitare, piano) intervient rarement, mais chaque fois à bon escient.

Faute de montrer les œuvres, on pourrait tenter d’évoquer leur contenu. Nous apprendrons simplement à ce sujet que Rivera peignait des tableaux destinés à promouvoir la révolution et que Frida voulait représenter la souffrance. La pièce tourne en réalité autour de quatre thèmes principaux, les multiples opérations de Frida, la liaison passionnelle entre les deux peintres (qui ne les empêchait pas de multiplier les aventures chacun de leur côté), leur engagement communiste commun, enfin l’accession de Frida à la célébrité, et, plus accessoirement, Frida et sa famille.

« Et toi, tu sais ce que je pense de tes fresques ? Tire-toi d’ici, c’est pas un bar pour les communistes corrompus. » (Thiery Mulot, Sacha Vučinić). Photo : Emeric Gallego

Quand la pièce commence, Frida est à l’intérieur de la cage, assise sur une chaise roulante, à la suite de l’une de ses nombreuses opérations. Elle alternera ensuite entre les moments où, debout, elle se comporte comme une personne valide et ceux où, de nouveau clouée sur sa chaise, elle retrouve la position assise, voire à demi couchée. Sans chercher le réalisme : par exemple on voit encore les deux pieds de Frida sous sa robe longue après qu’elle ait été amputée d’une jambe ! Si la pièce ne dissimule pas les épreuves physiques traversées par Frida, elle ne cherche pas ou ne parvient pas à la montrer comme un être souffrant. On est plutôt surpris de la voir si vive entre deux opérations, virevoltant, sautant même dans les bras de Diego, comme si de rien n’était. Il y a des scènes de fête passablement alcoolisées, les disputes entre les deux époux sont montrées, mais elles ne sont pas les meilleurs morceaux, comme si, là encore, on voulait édulcorer tout ce que cette trajectoire a de tragique. La relation de Frida avec ses parents est peut-être celle qui apparaît la plus sincère.

Connaissant ou pas la vie de Frida Kahlo, surpris ou pas devant ce personnage qui semble increvable malgré les épreuves, à commencer par la souffrance physique, le spectateur ne s’ennuie pas à regarder ce spectacle rondement mené. Reste néanmoins la question posée dans le titre. Une pièce qui se donne comme objet de raconter une vie, en s’attachant à ne laisser de côté aucun élément essentiel, est obligée de passer très vite sur chacun d’entre eux. On est comme devant un train qui défile devant nous sans qu’on puisse distinguer autre chose à l’intérieur des compartiments que des images fugitives. Et l’on se prend à rêver d’une autre pièce qui se serait concentrée sur un seul aspect de la vie de Frida, par exemple sur la place de l’infirmité dans son œuvre, ou sur sa relation amoureuse mouvementée avec Diego Rivera, des sujets qui auraient sans nul doute permis d’écrire quelque chose de plus fort qu’une série d’anecdotes, certes pas inintéressantes. 


*Selim Lander vit en Martinique (Antilles françaises). Ses critiques paraissent dans la revue électronique mondesfrancophones.com et dans la revue Esprit.

Copyright © 2025 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques, #31, June 2025
e-ISSN: 2409-7411

Creative Commons Attribution International License

This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.