Par Irène Sadowska-Guillon[1]
ABSTRACT
Iranian actress, author and director in the Iranian scene, forbidden from working in Iran by the government for her religious convictions, Shabman Tolouei has been exiled since 2005, living in France. Her theatre revisits the Iranian society under the sway of Islamic power and demonstrates its prohibitions, repression, violence and in particular the discrimination against women.
Comédienne, auteure et metteure en scène iranienne, interdite de travailler dans son pays pour ses convictions, Shabman Tolouei, exilée depuis 2005, vit en France.
Son théâtre revisite la société iranienne sous la coupe du pouvoir islamique et témoigne de ses interdits, de la répression, de la violence et des discriminations dont les femmes sont particulièrement victimes.
IRÈNE SADOWSKA-GUILLON : Qu’est-ce qui vous a obligée à quitter l’Iran ?
SHABNAM TOLOUEI : Du fait de leur visibilité, des artistes sont considérés en Iran comme représentants de la société islamique. Un artiste qui n’est pas musulman n’y a pas de place. Je suis d’une famille moitié musulmane moitié bahá’ie. Pendant une dizaine d’années, sous le régime plus souple, moins contraignant, du président réformateur Mohammad Khatami, j’ai pu échapper aux soupçons et travailler sans problème au théâtre, au cinéma, à la télévision où j’ai joué dans une série très populaire. En Iran, toutes les chaînes de télévision sont contrôlées par l’État et les acteurs qui y travaillent sont surveillés de près.
Quand le régime a commencé à se durcir, j’ai été dénoncée pour mes convictions bahá’ies. Les brimades, les pressions ont commencé. J’étais convoquée par le Service de Sécurité. J’ai été interrogée sur mes croyances et placée devant un ultimatum : il me fallait renier mon appartenance à la religion bahá’ie si je voulais poursuivre ma carrière artistique. Je n’ai évidemment pas accepté. Non seulement par fidélité à mes croyances, mais aussi pour les valeurs humaines que je revendique et parce que je ne voulais pas obéir à une dictature idéologique.
J’ai été d’abord interdite de travailler à la télévision, puis au cinéma et au théâtre. J’ai quitté l’Iran juste avant les élections de 2005 et l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, dont la réélection en 2009 s’est accompagnée d’une répression sanglante de l’opposition.
Je suis venue en France que je connaissais un peu, mais pas la langue.
Comment avez-vous traversé la rupture avec votre pays et avec votre métier d’auteure et d’actrice ? Qu’est-ce qui a rendu possible votre retour à l’écriture et à la scène ?
Pendant deux ans et demi, je me suis sentie comme morte. C’était d’abord le changement de statut, je suis devenue réfugiée politique et étudiante de français. J’étais une artiste connue dans mon pays, j’ai reçu beaucoup de prix et tout d’un coup, toutes les portes se sont fermées. En France, je me sentais d’autant plus étrangère que je ne comprenais pas ce que les gens me disaient.
C’est la pièce L’entretien d’un auteur iranien, Mohammad Rahmanian, que lui même m’a donnée en traduction française, qui a été le déclic de mon retour à la vie. J’ai commencé à travailler sur ce texte et malgré mes difficultés en français, avec l’aide d’amis, je l’ai mis en scène en y jouant un des personnages. Quand on a présenté le spectacle aux Lilas en Scène, à Pantin, son accueil par le public m’a énormément encouragée. C’était la sortie du tunnel.
« La danse automnale » de Shabnam Tolouei, metteure en scène, auteure et comédienne ;
présentée à Paris, Prague, Stockholm, Toronto et Jönköping en 2011-2013 Ó Maryam Ashrafi
J’ai commencé à travailler, à réaliser des émissions télévisées pour une chaîne iranienne aux États-Unis. Puis, Shirin Nehat, une réalisatrice de cinéma irano-américaine, m’a proposé de jouer un des rôles principaux dans son film Women without men, qui est sorti en France il y a deux ans. En 2009, j’ai été invitée par un producteur en Allemagne pour créer avec des acteurs allemands une de mes pièces,Bahman-Bagdad. Le spectacle a été joué dans plusieurs théâtres en Allemagne pendant deux ans.
À l’époque, j’étais très bouleversée par la répression des opposants après la réélection en 2009 de Mahmoud Ahmadinejad. C’est à la suite de ces événements que j’ai écrit La danse automnale. Après la création de la pièce en 2011, à Paris, le spectacle a été invité à Prague, au Canada, l’année dernière à Stockholm, cette année à la Biennale des Arts du spectacle de Jönköping, en Suède, et en septembre et octobre 2013, nous ferons une tournée dans plusieurs villes suédoises.
Dans La danse automnale, vous montrez la société iranienne à travers les destins des femmes. S’agit-il d’une thématique récurrente dans vos pièces ?
C’est un thème récurrent, mais il est souvent relié à d’autres questions de la société iranienne. Par exemple, Bahman-Bagdad, que j’ai montée en Allemagne, est une pièce contre la guerre qui, à travers l’histoire d’amour interdit d’une femme mariée et d’un homme, montre les aspects de la société iranienne dominée par la propagande militariste et dans laquelle on n’a pas le droit d’être pacifiste.
La danse automnale est l’histoire de trois femmes dont les destins sont emblématiques de l’oppression que subissent les femmes dans la société patriarcale iranienne où cette discrimination est parfaitement légale. On peut les marier à 13 ans sans leur consentement. Elles n’ont pas de droits quant au divorce, à la garde des enfants, à l’héritage. Devant la justice, leur témoignage vaut la moitié de celui d’un homme. Pour obtenir un passeport, il leur faut la permission de leur mari ou d’un parent mâle. Elles ne peuvent rien contre les violences domestiques, etc. La pièce que je suis en train d’écrire est l’histoire d’une lesbienne en Iran.
La danse automnale, s’inspirant d’événements récents, parle de l’exil comme seule issue possible…
Pendant les répressions de 2009, beaucoup de journalistes, d’intellectuels, d’étudiants, de militants du mouvement vert, ont été arrêtés et incarcérés. Beaucoup ont quitté le pays. Parmi les exilés, il y avait aussi des personnes qui n’étaient pas engagées politiquement et ne participaient pas aux événements mais qui, voulant simplement vivre autrement, ont profité de cette situation pour partir.
C’est le cas de Mojdeh dans la pièce, une prostituée qui, en prison, fait la connaissance de Bita, une journaliste arrêtée pendant les événements. Mojdeh, libérée, chargée par Bita de transmettre un message important à sa sœur Yekta qui vit à Paris, quitte l’Iran et va se faire passer pour une journaliste pour rester en France.
À travers les événements politiques et le choix de l’exil, je montre quelques aspects de la condition des femmes en Iran comme la prostitution, les tortures, le viol, l’assassinat en prison, l’esclavage sexuel. La prostitution n’existe pas en Iran en tant que profession. C’est une solution à la misère. Il y a tout un trafic de femmes qui sont emmenées et vendues comme des esclaves sexuelles par des réseaux de trafiquants dans des bordels, des hôtels à Dubaï et dans les pays du Golfe, où les Iraniennes sont très prisées.
Mojdeh, dans la pièce, après avoir vécu cette expérience et celle de la prison, tout aussi atroce, va passer en France pour commencer une autre vie. Dans les prisons iraniennes, les femmes subissent la torture mentale, physique et sexuelle par les gardiens et les prisonniers mâles. Comme, d’après l’interprétation de la Charia, on ne peut pas tuer une femme vierge, celles-ci étaient systématiquement violées avant d’être exécutées. On sait tout cela par les témoignages des prisonnières graciées et libérées.
La majorité des gens qui, traumatisés par les atrocités qu’ils ont vécues, ont quitté le pays pour aller vivre en Europe, ne parlent pas de politique et se méfient de ce qui se passe en Iran.
Je voulais montrer dans cette pièce, à travers les destins de femmes de générations et de milieux différents, le cercle vicieux : ce qui s’est passé en 2009 et continue en 2013 s’est déjà passé dans les années 1980.
Est-ce pour cela que vous avez choisi de croiser les vies de ces femmes ?
Je ne voulais pas faire des monologues. On voit dans le spectacle trois femmes, mais elles dialoguent avec une dizaine de personnages invisibles auxquels elles sont confrontées dans certaines situations, dans des temps et des lieux différents. Ce passage dans le temps et dans l’espace, de l’Iran à Paris, puis en Iran… fait apparaître la pérennité de la barbarie. Cette structure s’est imposée d’emblée.
Vous avez joué cette pièce devant des publics et dans des pays différents ; Comment a-t-elle été reçue ?
À Paris, il y avait dans le public beaucoup d’Iraniens émigrés, en majorité des intellectuels, des étudiants. C’était une ambiance assez étrange : le partage des souffrances, des rires, des larmes, l’émotion, la colère. Il y avait une écoute, une perception pas seulement intellectuelle, mais aussi physique du spectacle qui était joué en persan et en français. Au Canada, le spectacle était surtitré en anglais. Contrairement à la réception très émotionnelle, empathique de la pièce en France, les spectateurs canadiens regardaient le spectacle plus du point de vue esthétique, comme une performance théâtrale. Ils s’intéressaient plus au jeu, à la mise en scène.
En Suède, le public, quasiment entièrement suédois, était extrêmement ému, les gens venaient me parler, m’embrasser. Je ne croyais pas que la pièce pouvait avoir un tel impact.
Comment avez-vous construit la mise en scène de La danse automnale ?
L’évidence du rapport bifrontal au public, de la proximité, m’est apparue déjà quand j’écrivais cette pièce. Il fallait que ce soit un espace de partage, d’échange d’énergie.
Quant aux langues, ce qui se passe en Iran est en persan, et dans les séquences qui se passent à Paris je parle français. La matière musicale, soit quelques fragments de chansons françaises et une musique originale composée pour le spectacle par un musicien iranien, a une fonction dramaturgique et fait le lien entre les divers lieux.
J’interprète seule les trois femmes, ce qui crée à la fois une distance et un lien, un destin commun.
À la création de la pièce, tous les changements, déplacements des éléments scéniques, des accessoires, se faisaient dans le noir ou hors de scène. Puis, nous avons décidé avec mon assistante de les faire presque à vue, de sorte que les spectateurs perçoivent dans la semi-obscurité les mouvements, devinent des présences, comme des silhouettes de personnages invisibles avec lesquels dialoguent les femmes. Cette modification technique a été en même temps d’un apport dramaturgique important.
L’Iran va-t-il rester une ressource pour votre écriture théâtrale ?
Quand je suis venue en France, j’avais 33 ans. J’avais vécu jusque-là une autre vie, je respirais une autre ambiance. On ne peut se détacher facilement de cela. Je ne peux m’empêcher de penser à ce qui se passe là-bas, mais j’espère pouvoir m’en débarrasser un jour.
Quand je vois comment en France on peut s’exprimer, débattre librement, s’affronter même pour défendre les droits d’une minorité, par exemple pour faire passer la loi sur le mariage pour tous, je pense automatiquement à mon pays d’origine où toute volonté de changement est réprimée et où les homosexuels sont obligés de se cacher car il n’y a personne pour les soutenir.
Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
[1] Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2014 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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