Correspondance (1946 – 1957)
Édition établie, présentée et annotée par Simon Chemama
170 pp. Paris: l’Arche, 2012
Compte rendu d’ Irène Sadowska-Guillon[1] (France)
La question de l’engagement dans la voie de l’écriture, de la liberté et de l’engagement politique de l’écrivain, est au cœur de la correspondance entre Albert Camus et Michel Vinaver réunie sous le titre S’engager ?
Très jeune, à 17 ans, Michel Vinaver s’engage dans l’armée française de libération. La guerre finie il rejoint sa famille réfugiée aux États-Unis et en 1946, étudiant à Wesleyan University dans le Connecticut, prépare un mémoire sur la dimension comique dans la colonie pénitentiaire de Kafka. Il veut écrire, cherche sa voie.
La rencontre avec Albert Camus, écrivain et homme public déjà célèbre, après la conférence que celui-ci donne à New York le 15 avril 1946, déterminera sa vocation et l’échange épistolaire qui s’en suit l’autorisera à écrire. Intrigué par ce jeune étudiant qui lui parle de l’humour dans L’étranger, Camus accepte de le recevoir. Le contact s’établit, la conversation se poursuivra à travers des lettres et au gré des rencontres.
Dans ses premières lettres Vinaver fait part à Camus de ses doutes, commente la conférence donnée par Camus, donne une analyse personnelle de la pensée de Simone Weil, de George Thomson et de celle de Camus, lui envoie ses essais littéraires, quatre fables. Une certaine distance au départ évolue en une relation amicale, sur un pied d’égalité et non pas de maître à apprenti écrivain.
Vinaver parle avec franchise, fait part de son avis critique sur Les justes, sur le théâtre de Camus, sur La peste, lui reproche d’être trop lié dans son écriture par une mission et l’image qu’on a de lui, au détriment de la liberté.
Tout en assumant son engagement d’homme et de citoyen dans le contexte social et politique, Michel Vinaver revendique la liberté d’écrivain qui n’a pas à s’engager, à mettre son écriture au service de ses convictions.
Pour lui « un trop fort sentiment de responsabilité s’avère fatal à la créativité aussi bien qu’à l’efficacité des textes produits ». Même si les positions de Vinaver et de Camus sur ce sujet divergent le lien amical entre eux reste intact.
Camus accompagne Vinaver dans son écriture, l’aide à publier chez Gallimard ses deux romans Lataumeet L’objecteur qu’il préfère au premier. Si les rencontres des deux hommes se raréfient, la maladie de Camus le retient souvent dans le Midi, Vinaver entre dans le monde de l’entreprise, l’empire Gillette, à Annecy, leur échange épistolaire ne faiblit pas. Il porte souvent sur le théâtre. Les Coréens, sa première pièce de théâtre, la complicité avec Gabriel Monnet, ouvrent à Vinaver dès 1955 la voie de l’écriture dramatique.
Là aussi il se positionne en contradiction par rapport à Camus, excellent explorateur de l’écriture narrative, mais attaché aux formes classiques dans son théâtre. Pour sa part Camus dira des Coréens et davantage encore des Huissiers « ce n’est pas le théâtre dont je rêve ». Pour Camus le théâtre devait parler des choses grandes, du destin. Vinaver, au contraire, s’intéresse aux choses infimes, à la réalité du quotidien et aux existences ordinaires, prises souvent dans la tourmente de grands événements.
La correspondance entre les deux hommes s’arrête en 1957 mais leur lien d’amitié durera jusqu’à la mort de Camus en 1960. Durant ces plus de 10 ans d’échanges, se confrontant à l’attitude et à la pensée forte de Camus, Vinaver a trouvé et conforté sa propre position à l’égard de l’engagement et de l’écriture.
Pour Camus être au départ et accompagner cette quête du jeune écrivain représentait un ailleurs dont il manquait dans sa vie d’écrivain et d’homme public célèbre.
Parmi les documents, en complément aux 36 lettres annotées, on trouvera plusieurs textes inédits de Vinaver « La crise de l’homme » notes et commentaires sur la conférence de Camus à New York, le récit de sa première rencontre avec lui, quatre fables, l’analyse critique de La peste sous forme d’un dialogue entre trois personnages A B C, l’article de Roland Barthes “Le degré zéro de l’écriture”, enfin des textes de Camus « Pour un statut de l’objection de conscience » et le manifeste du Groupe de Liaison Internationale envoyé par Camus à Vinaver à la fin de l’année 1948. Il est aujourd’hui toujours d’une actualité étonnante.
Un livre passionnant qui nous introduit au cœur de la relation de complicité, des débats et des confrontations des visions et des engagements politiques et littéraires de deux grands écrivains dont les questionnements restent toujours, 70 ans après, d’une brûlante actualité.
[1] Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2014 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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