MOI, NA HYESEOK, L’INDÉSIRABLE :
QUELQUES PENSÉES D’UN ÉTRANGER
Patrice Pavis[1]
La pièce et le spectacle racontent la vie de Na Hyeseok, une vie agitée et tragique, puisque la peintre-écrivain finit dans la rue, abandonnée de tous, traînée dans la boue par la bonne société de son temps.
L’auteur de la pièce, Kim Minseung, a su éviter le mélodrame larmoyant, le pathétique facile, la commisération qui accompagnent souvent ce type d’évocation (on songe aux différentes adaptations scéniques de la vie de Camille Claudel, par exemple, elle aussi abandonnée de tous, y compris de son frère, le célèbre auteur et diplomate Paul Claudel). Le metteur en scène, Yoon Hansol, et l’actrice, Jeon Seonwoo, ont suivi cette ligne sobre de la pièce, cette évocation digne et contenue, qui en redouble la force et la portée.
L’auteur comme l’actrice ont intériorisé le parcours de cette artiste, comme pour montrer autant leur regard sur ce personnage que la suite des actions de sa vie. Dans la première partie, la caméra suit l’actrice dans les rues de Séoul, jusqu’au lieu de l’atelier. On regarde par-dessus son épaule avec les yeux d’une personne d’aujourd’hui qui tenterait de découvrir ce personnage en le suivant à la trace dans la ville. On espère entrer dans son atelier et pénétrer le secret de cette femme. Mais nul vestige de cette époque : la Séoul contemporaine a effacé toutes les traces de cet épisode peu glorieux de la vie culturelle coréenne ; elle a remplacé l’atelier par des banques et des bureaux, elle a fait place nette. Mais peut-on si facilement refouler le passé ?

DRAMATURGIE
La dramaturgie de la pièce suit la chronologie, en distinguant quelques étapes clés de sa vie. Écrire une biographie d’artiste n’est pas chose facile au théâtre, surtout si on résiste à la tentation de dramatiser les situations, de mettre des dialogues dans la bouche des protagonistes. L’idée de Kim Minseung a été de choisir quelques moments de sa vie qui sont autant de questions posées à l’époque de l’artiste et à la nôtre.
1) Un double de la peintre, l’actrice filmée de dos, cherche en vain à entrer dans l’ancien atelier de Na Hyeseok. Telle semble avoir été la position d’énonciation de l’auteur de la pièce : imaginer la vie et la souffrance de Na Hyeseok depuis la perspective actuelle, sans prétendre reconstituer et dramatiser une vie. Aussi entrons-nous peu à peu dans l’univers de sa subjectivité ; nous sommes invités à sonner à la porte du passé pour savoir ce qui s’est vraiment passé.
2) Dans un second moment, l’actrice lit des extraits de textes de Na Hyesok, elle les explique brièvement. Elle cite des articles qui ont autrefois tenté de la « réfuter », de la déconsidérer puis de la détruire. Elle se plaint de la mentalité des hommes coréens qui n’ont aucune pureté ni chasteté, mais qui l’exigent des femmes.
3) À partir d’un tableau dont l’origine et le sujet sont contestés, l’actrice évoque une polémique sur l’authenticité d’une œuvre : s’agit-il ou non de son portrait ? Implicitement, le spectateur sent que c’est l’identité même de Na, sa claire conscience d’être différente, son combat acharné de féministe et d’artiste qui sont désormais en jeu.



Cette dramaturgie a trouvé son point de vue, sa distance à l’objet évoqué, sa tonalité dans les mots pour évoquer le chemin de croix de l’artiste et la descente aux enfers de la femme : sans cris ni coups, mais de manière d’autant plus radicale et impitoyable. Tel est le sens du titre de la pièce, que l’on peut traduire en français comme : Na Hyeseok, non désirée, ou, en traduisant le jeu de mot sur Na (mot qui signifie ‘moi’ et qui réfère au nom propre ‘Na’) Moi, Hyeseok, l’indésirable. Quelqu’un en tout cas est indésirable, mais cette personne est passée sous silence, ce qui est une manière encore plus efficace pour l’éliminer que de la passer par les armes. C’est le Na, le moi, de l’artiste et de la femme qui se sent non désiré, non regardé et bientôt chassé de la vie sociale de son temps.
La fable de la pièce évite la biographie linéaire et ses inévitables anecdotes ou ses interprétations trop convenues, qu’elles soient négatives ou positives. La progression de la fable n’est pas purement chronologique, elle s’effectue à travers le changement des discours et des méthodes d’investigation : film pseudo-documentaire, extraits des œuvres lues et commentées, citations des critiques de l’époque, discussions à propos de l’autoportrait de Na Hyeseok, monologue final de l’artiste. Le moi de Na paraît se dissoudre, son identité s’effriter, sa place dans l’art coréen s’effacer. C’est ce dont traite, semble-t-il, la pièce remarquable de Kim Minseung.

les dalles froides.
UN ESPACE DISCURSIF ET NARRATIF
Les étapes du cheminement de Na Hyeseok sont figurées abstraitement par les changements des endroits dans l’espace scénique d’où elle prend la parole ainsi que des attitudes et des positions (assise, debout, allongée, postée sur une chaise). Le personnage comme l’actrice passe d’un lieu à l’autre sans chercher à motiver et à rendre plausible le déplacement, changeant de position comme pour un tournage, sans craindre une certaine discontinuité. Les spectateurs, assis sur le sol, le dos au mur, dans une pièce faussement rectangulaire avec quelques angles morts, perçoivent ces actions successives selon des perspectives différentes, ils sont davantage les témoins d’une performance très bien réglée ou d’une installation statique que les spectateurs d’une action dramatique globale et mimétique. Par ses déplacements, ses intonations, ses changements d’énergie et d’attitude, l’actrice nous aide à passer aisément d’un genre à l’autre et la mise en scène emprunte à chaque genre ses meilleures possibilités, mais sans aucun éclectisme : le changement est toujours au service du récit.
L’espace n’est pas mimétique : deux fauteuils, un sol de cave très froid où sont soigneusement alignés des feuillets dans un fragile ordonnancement que les pas de l’actrice viendront progressivement, à la fin surtout, déranger, voire détruire. Ce dispositif technologique (projecteurs, ordinateur, moniteur de vidéo) sert de démonstration ; il ne tente pas de se dissimuler.

Le moindre déplacement est significatif ; il s’effectue souvent selon des lignes perpendiculaires, comme sur un échiquier, comme une série de mouvements qui conduisent irrémédiablement à la chute finale. Alors seulement les déplacements sont erratiques, selon des courbes : lorsque la force et la volonté de cette femme seront définitivement brisées. La voix et les corps, les mots ou les types de discours sont parfaitement contrôlés. En effet, tant l’écriture que la scénographie (de Yon Hansol, le metteur en scène), la mise en scène ou le jeu de l’actrice sont étroitement imbriqués, au point de ne presque plus pouvoir être séparés ou distingués. L’énonciation, qu’elle soit vocale, physique, dramaturgique ou textuelle, est toujours maîtrisée. L’actrice adopte dans chaque cas la même attitude vis-à-vis des énoncés sur la vie douloureuse de Na Hyeseok. Elle fait preuve d’une grande retenue dans sa manière de parler : l’écrivain souhaite s’exprimer, témoigner et non se plaindre. Elle mesure chaque parole, elle contrôle ses émotions, elle revient calmement sur ce qu’elle a vécu et écrit, elle s’analyse avec le recul du temps, le surplomb de l’Histoire. Son énonciation maintient ainsi un fragile équilibre entre récit et point de vue extérieur, incarnation scénique.

Le jeu de l’actrice consiste à varier les divers modes d’énonciation, à éviter une incarnation d’un seul bloc et une interprétation trop psychologique. La première phase de l’évocation se fait sur un ton calme, mesuré : l’actrice, assise, évoque Na Hyeseok de manière presque froide et distanciée. Puis, en costume sobre européen des années 1920 et 1930, elle parcourt lentement l’espace scénique, parfois confrontée à son image sur l’écran, celle d’une femme à la recherche de son passé et qui cherche l’atelier où elle a autrefois travaillé. À d’autres moments, elle accomplit des actions inattendues : elle fait la planche, en un équilibre instable ; ou bien elle dialogue avec un homme en changeant sans cesse de rôle. Elle alterne une parole au micro, à terre ou assise ou tombant d’une chaise. Ces variations sont ponctuées par l’enregistrement de la sonnette et de la réponse enregistrée de l’interphone. Vers la fin de son parcours, lorsqu’elle doit écrire des textes comiques pour survivre, elle arrive à un point de non-retour, elle « craque », trépigne, éclate en sanglots.

Pour le personnage et l’actrice, ce parcours biographique se manifeste par une somatisation de plus en plus visible et sensible des souffrances physiques et morales. Pareil équilibre est le résultat d’une tension constante entre des termes conçus jusqu’ici comme contradictoires : raconter et vivre, exposer et incarner, telling et acting. Ce tellacting, on le trouve à la fois dans l’écriture dramatique nouvelle et dans le jeu de l’acteur, un jeu renouvelé, délesté de l’obligation d’ « être le personnage ». Non Désirée nous en offre un exemple particulièrement réussi : la relation entre telling et acting change sans cesse, quoiqu’imperceptiblement, elle s’achève sur l’image très forte de la femme qui chute, la femme déchue. L’actrice, droite sur sa chaise, tombe d’un seul bloc, assise jusqu’au bout, se laissant choir sans se protéger : une magnifique image de l’attitude, jusqu’au bout digne et déterminée, de Na Hyeseok. Mais plus rien désormais n’arrêtera sa chute. Sa voix, son corps et sa personne sont brisés à jamais. La pièce et la mise en scène parviennent à faire vivre cette progression qui fut (on l’imagine) la vie de Na : une assurance calme, une absence de provocation, une détermination farouche à faire triompher ses idées, jusqu’au moment où, attaquée dans sa personne et son art, elle finit par « craquer » : une fin bouleversante où elle crie, trépigne et pleure comme une petite fille, sans avoir cependant concédé le moindre compromis. La dramaturgie « objective », l’analyse clinique de la mise en scène, le jeu sobre et distancié de l’actrice, rendent ce moment de rupture et de chute particulièrement déchirant. C’est sur cette image que s’achève l’évocation de Na : l’actrice sort, son personnage trouve la force de ramasser une rose rouge de par terre, avant de disparaître : ni l’une ni l’autre ne reviendront pour saluer ; le carillon égrène ses trois notes, le public, « sonné », n’ose plus sortir.
Le tellacting est une autre façon de raconter une histoire au théâtre. L’écriture dramatique contemporaine organise de plus en plus, comme dans cet exemple, une stratégie narrative travaillant avec tous les moyens scéniques, mais de manière abstraite, réservée, minimaliste. Cette miniaturisation de l’écriture dramatique n’est pas seulement une manifestation de cette tendance de l’écriture néo-dramatique, laquelle dépasse le post-dramatique. C’est aussi une manière de jouer qui évite la débauche spectaculaire de la mise en scène, une reconquête de la narration et de la fable, de l’énonciation narrative et des pouvoirs de l’acteur, ou plutôt du tellactor (narracteur).
Écriture fictionnelle, faux documentaire, mise en scène d’un texte, performance, installation, lecture dramatisée : cette expérience de Moi, Hyeseok, indésirable nous offre un peu de tous ces genres à la fois, mais selon un savant dosage. Parfaitement maîtrisés et intégrés dans ce spectacle à la fois poignant et léger, nostalgique et combatif, le texte et son énonciation scénique tracent un chemin vers l’avenir, vers une nouvelle manière, rapide et profonde, élégante et militante, de faire un théâtre qui nous va droit au cœur. En évoquant une figure cruellement oubliée de l’histoire coréenne, Kim Minseung et son équipe réparent une injustice et elles indiquent, magnifiquement, une voie nouvelle pour la création théâtrale.
[1] Patrice Pavis was professor of theatre studies at the University of Paris (1976-2007) and the University of Kent at Canterbury. Educated in the Ecole normale supérieure de Saint-Cloud (1968-1972), where he studied German and French literature, he has published a Dictionary of theatre (translated into thirty languages), and books on Performance analysis, Contemporary French dramatists and Contemporary mise-en-scène. He is an Honorary Fellow at the University of London (Queen Mary) and Honoris Causa Doctor at the University of Bratislava. His most recent publication is La Mise en scène contemporaine, Armand Colin, 2007; English translation by Routledge, 2012. In 2011-2012, he is a visiting professor at the Korea National University of the Arts, Seoul.