Par Jan Fabre
232 p. Paris : L’Arche, 2012
Compte rendu d’Irène Sadowska-Guillon[1] (France)
Performeur, chorégraphe, metteur en scène, auteur et plasticien, créateur polymorphe, Jan Fabre est un des artistes les plus controversés de la scène internationale. Tout au long de son parcours de plus de 30 ans, les spectacles de Jan Fabre ont fait souvent scandale, opposant violemment ses partisans et ses détracteurs qui y voient une escalade de l’obscénité et de la perte du sens.
Jan Fabre apporte l’éclairage sur l’élaboration de sa démarche dans son Journal de nuit (1978 – 1984). Il s’agit des six années décisives durant lesquelles le jeune apprenti artiste se découvre lui-même, animé par sa volonté inébranlable de créer.
Dans ce journal constituant la première partie de l’ensemble des notes prises jusqu’à aujourd’hui, il consigne avec sincérité et détermination ses réflexions insomniaques, les notes sur ses expérimentations, ses performances apparentées au Body Art. Les conceptions de l’art de l’artiste se mêlent à ses notes de voyages et à des faits de sa vie intime.
Journal de nuit débute le 7 février 1978 à Anvers ; les notes datées, avec indication du lieu, se suivent à intervalles irréguliers, parfois quotidiennes, parfois assez espacées, traçant un double itinéraire à la fois intérieur et professionnel de l’artiste que l’on suit dans une recherche artistique et géographique le menant d’Anvers à Amsterdam, en Amérique, à Paris, à Lyon, à Venise.
Le 8 février 1978 il note : « La nuit m’appartient. J’y dessine tous mes fantasmes. La nuit est un espace sans tabou. » Sans tabou ni limite, il en fera le principe moteur de sa vie et de sa création.
Il ne cesse de dessiner, écrit et pratique des performances solo qui se terminent souvent aux postes de police. Dans ses performances on trouve déjà des éléments qui deviendront des thèmes récurrents dans sa création : recherche de la cruauté (l’influence d’Artaud qu’il reconnaît comme maître), sang versé, mise à l’épreuve du corps aux limites de la résistance physique, évocation d’un rituel primitif, exploration des frontières entre l’humain et l’animal.
Au fur et à mesure de ses expérimentations sa conception du théâtre se précise. Il écrit le 14 février « Nous devons réintroduire des cérémonies. Des rites spéciaux. Des nouvelles initiations. Car l’artiste futur se remettra à ” fabriquer ” des vrais objets. Et lui seul détiendra le secret de la fabrication. »
Fabre prend tous les risques pour explorer l’esprit et le corps, repoussant leurs limites. Le 2 mai 1981 à Saint-Louis, aux États-Unis, il décrit les effets, la douleur atroce, les visions et les cauchemars hallucinants éprouvés après des prises de plantes hallucinogènes.
Il écrit au sujet de son spectacle performance qu’il présente à Saint-Louis « Il faut que ce soit un attentat physique contre la pensée réactionnaire à propos de l’art. » Le lendemain, 7 mai 1981, il constate : « Un succès parce que : la performance a atteint son but. Durant celle-ci de domaine public je me suis tout à coup transformé en danger public. Je me suis fait arrêter, sur scène, par deux policiers et j’ai été menotté. C’était le pied ! J’avais l’impression d’être un gangster et j’en étais fier. »
La démesure, tout dépassement, même le plus éprouvant, sont pour lui fertiles. Les controverses autour de son travail, son refus de supprimer des scènes et des actions extrêmement violentes, les interventions de la police largement médiatisées, contribuent au succès et à la réputation de Fabre en Amérique, artiste révolté, à l’odeur de soufre qui ne manque cependant ni d’assurance ni de sens des affaires dans la gestion de son parcours.
Il note le 19 mai 1982 à New York : « Je suis arrivé dans un nouveau territoire inconnu. Il est de mon devoir de l’explorer avec sérieux. Et de concevoir une grammaire du plaisir. »
Les répétitions en été 1982, avec ses acteurs et danseurs à Herental, de sa première grande création fleuve de huit heures C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir, génèrent un certain nombre de réflexions sur le jeu des acteurs, sur l’art, sur le théâtre, sur ses méthodes de travail. Ainsi par exemple « Je ne crois pas que tout théâtre, tout art plastique, doivent être accessibles au plus grand nombre. »
Créé le 17 octobre 1982 à Anvers, C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir est représenté pour la première fois à New York le 11 juin 1983 : « La presse a brillé par son absence », note Fabre dans son journal. Et quelques jours plus tard, à Milwaukee, « bon accueil, tant personnel que professionnel. »
Sa conquête des grandes scènes internationales ne fait que commencer. Le 27 octobre 1983, à Paris, il note : « Cela fait chic de faire partie de la programmation du Festival d’Automne. (C’est ce que pensent les Français du moins.) La première parisienne de C’est du théâtre… était fantastique aux yeux du public et des programmateurs. (…) Je suis parfois impressionné de tout ce beau monde qui vient assister à ma représentation. Parmi les rencontres que je n’oublierai jamais, il y a celle de l’artiste de théâtre américain, Bob Wilson. (…) Un homme exceptionnel qui a de la classe. » La presse encense son spectacle et loue son génie artistique.
C’est un triomphe, les places se vendent au marché noir.
Le 6 mars 1984, à Anvers, Fabre écrit : « La compagnie théâtrale doit pratiquer un “art hermétique”. Se servir des mots difficiles et d’un jargon incompréhensible (pour le monde extérieur). »
En juin 1984, Fabre participe à la Biennale de Venise avec son spectacle Le pouvoir des folies théâtrales qui consacre cet artiste pas comme les autres.
À son retour à Paris, en octobre et novembre 1984, l’accueil est enthousiaste, les salles combles, Fabre, conscient de sa position, sait qu’il peut désormais imposer ses conditions et refuser de se plier à la volonté des programmateurs.
Le Journal s’achève par la description, le 21 décembre 1984 à Anvers, de sa performance pour le Zoo où il s’enferme dans une cage, nu, s’enduit de mousse à raser, se rase complétement, attache à son cou une pancarte « JE NE TRAHIS JAMAIS LA BEAUTÉ » et reste ainsi pendant 15 jours et 15 nuits, se faisant nourrir par le public.
[1] Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2013 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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