Propos recueillis par Irène Sadowska Guillon[1]
ABSTRACT
Actor, puppeteer and director Johanny Bert belongs to a group of young French designers who emerged in the early 2000s. In 2000, he created the Théâtre de Romette company in le Puy-en-Velay, a space devoted to experimentation and creation. The company was in residency at the Puy-en-Velay Théâtre Municipal (then a subsidized space) from 2007 to 2009 then àt the Polaris in Corbas. Johanny Bert is also an associate artist with the national stage of Clermont-Ferrand. In January 2012, Johanny Bert was appointed to lead Montluçon Centre Dramatique National (Les Fédérés, then le Festin) where he continues his work of creation with a team of permanent comedians.
Bert’s unique and innovative approach was developed through his research and the encounter of his actors with puppets and other artistic disciplines. In Théâtre de Romette, he was involved in a research process that became progressively more extensive through creations centered on the question of writing. In these creations, language is a visual score being written on stage and originating from a textual material or the universe of a visual artist.
Bert’s work has a political dimension. As actors confront object theater, puppetry, visual arts, music, choreography and dramatic texts, they addresses the major issues of our consumer society: loneliness, alienation, disposable or collectivized individuals, economic exploitation and political misery and fears, and multiple forms of totalitarian power.
In Bert’s latest creation The Dragon Opera by Heiner Müller, presented in February 2012 at the Théâtre Gérard Philippe Saint Denis, Bert Johanny questions our ability to be free from totalitarian regimes, addresses the place of utopia in our societies, and tackles the prospect of collective happiness.
Acteur, marionnettiste, metteur en scène, Johanny Bert fait partie de ces jeunes créateurs français émergeant au début des années 2000 qui ont enraciné et poursuivi leur travail en province. Sa démarche singulière et novatrice, issue d’une recherche sur le rapport entre l’acteur et les formes marionnettiques et sur une écriture scénique conjonction de divers arts, est éminemment politique à la fois par son ancrage sur le terrain, le travail itinérant et les thèmes abordés.
Son projet pour le CDN de Montluçon qu’il dirige depuis janvier 2012 sort l’institution de ses murs, la met en mouvement.
Depuis 2000 Johanny Bert poursuit avec sa compagnie Théâtre de Romette le travail de création de formes scéniques qu’on peut jouer avec la même exigence artistique et technique en tout lieu partout où on peut rencontrer le public.
Son théâtre confrontant l’acteur à d’autres expressions artistiques : théâtre d’objets, marionnettes, arts plastiques, musique, chorégraphie, textes dramatiques, aborde les grandes questions de nos sociétés de consommation : la solitude, l’aliénation de l’individu jetable ou collectivisé, l’uniformisation des valeurs et des êtres, l’exploitation économique et politique de la misère et des peurs, la multiplication des formes du pouvoir totalitaire.
Dans sa dernière création l’Opéra du Dragon d’Heiner Müller, présentée en février 2012 au Théâtre Gérard Philipe à Saint Denis, Johanny Bert interroge notre capacité à être libre, à s’émanciper des régimes totalitaires, la place faite dans nos sociétés à l’utopie, le crédit accordé à la perspective du bonheur collectif.
IRENE SADOWSKA GUILLON: Comment votre démarche singulière et personnelle s’est-elle formulée ?
JOHANNY BERT: Je suis né au Puy en Velay, une petite ville en Auvergne, dans un milieu social où il n’y avait pas beaucoup de culture. J’ai appris à faire du théâtre sur le tas en travaillant dans de petites compagnies. J’ai fait d’abord ma formation d’acteur puis de marionnettiste auprès d’Alain Recoing et d’autres. Cela correspondait à mon sentiment d’avoir besoin, pour dire certaines choses, de passer dans le jeu par l’intermédiaire du langage d’un objet, d’un instrument qui est une sorte de prothèse, de prolongement de l’acteur et de son univers.
La marionnette permettant d’exprimer ce que l’acteur seul ne pourrait pas faire avec la même violence, la même intimité ou la même folie. Elle apporte quelque chose de brut mais aussi un langage.
L’acteur qui n’a jamais manipulé de marionnettes et se retrouve avec un autre personnage devant lui auquel il doit donner la vie, la précision des mouvements, perd ses repères habituels de jeu. Il est fragilisé, mis à nu à certains moments par rapport à ce personnage, de sorte qu’il ne peut pas tricher. Cela amène quelque chose de plus profond, de plus singulier et place l’acteur en situation de double regard.
J’ai appris beaucoup en expérimentant à chaque création des rapports différents à l’acteur, à la manipulation. Je puise parfois dans des esthétiques très contemporaines avec des objets manufacturés ou des formes qu’on invente et parfois, comme dans l’Opéra du Dragon, dans l’histoire de la marionnette, pour ce qui est du rapport entre le texte et l’image.
À quel moment le texte est-il venu s’inscrire dans votre travail ?
Après avoir travaillé avec diverses compagnies de théâtre j’ai créé en 2000 la mienne. Cela répondait à des projets plus personnels. Au départ je n’osais pas aborder des textes de théâtre.
J’ai travaillé d’abord à partir des plasticiens, sur le langage des images, sans ou avec très peu de mots. Par exemple le spectacle Les pieds dans les nuages s’inspirait de l’univers du plasticien photographe américain Robert Parke-Harrison et basé sur la relation entre l’acteur et le personnage marionnettique dans un espace nu qui essayent dans une sorte de solitude de reconstruire le monde à leur façon.
J’ai fait pour la première fois appel au texte en proposant à cinq auteurs d’écrire pour un projet spécifique Histoire post-it, on est bien peu de chose quand même, des textes courts, des fragments, comme des bulles de bande dessinée, autour du thème du consommable, du jetable de nos vies. C’était une petite forme avec deux acteurs qui enchaînaient les histoires sordides en manipulant, brûlant, découpant, déchirant les personnages. C’était une sorte de fable cynique sur notre monde de consommation.
Quels enjeux scéniques et thématiques motivent vos choix de textes ?
Mes choix vont vers les auteurs contemporains qui font partie du monde dans lequel nous vivons et qui questionnent ses réalités sociales et politiques.
Le Centre Dramatique de Vire m’a commandé récemment une création sur le sujet sensible des infanticides en Inde où dans certains villages les mères sont contraintes par le poids de la tradition et la pauvreté de la famille de tuer à la naissance les filles. Que veut dire aujourd’hui naître garçon ou fille, être désiré ou non désiré ? Le texte écrit par Marion Auber pour ce spectacle a une vraie portée philosophique et politique.
J’aime ce type de collaboration directe avec les auteurs. Pour moi mettre en scène un texte correspond toujours à une nécessité de parler à un moment précis de certaines choses. Mais il faut que dans ce texte il y ait une énigme à creuser à la fois sur le fond et sur le plan esthétique.
Avec l’Opéra du Dragon d’Heiner Müller par exemple s’est posé la question : comment traiter aujourd’hui l’utopie ? Quelle utopie nous propose-t-on ? Si c’est une utopie de la joie, du bonheur, du bien-être qu’on nous impose comme la seule possible, de quel philtre aurait-on besoin pour y voir clair ?
Dans l’Opéra du Dragon il y a une diagonale entre d’un côté le Dragon dévoreur, dictateur qui a pris cette place parce que tout le monde lui est éternellement reconnaissant d’avoir libéré le pays du choléra et de l’autre côté un chevalier utopiste qui veut sauver le monde. Au centre la foule, le peuple qui balance entre les deux et ne sait pas vers qui aller.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à de multiples Dragons : politiques, économiques, religieux, toutes sortes d’idéologies totalitaires de bien-être, de bonne santé. Quelle est notre position face à ces idées prémâchées, aux discours qu’on nous sert ? Comment dégager dans tout cela de vraies convictions, de vrais engagements ?
Comment avez-vous transcrit sur scène le texte d’Heiner Müller ?
S’inspirant du Dragon d’Evgueni Schwartz Heiner Müller réécrit le conte dans une langue poétique, très lapidaire, mélange les temporalités, se réfère à la fois aux mythes : Lancelot, Hercule et à la réalité contemporaine : vidéosurveillance, etc. J’ai abordé ce texte comme un grand poème, une grande histoire qu’on va entendre par une seule et même voix traversée par les voix de tous les personnages. Dans l’Opéra du Dragon il n’y a pratiquement pas de récit, tout est dialogue. Je me suis référé à la tradition du théâtre de marionnettes belge toone où l’acteur qui parle se trouvant sur le côté de l’image, raconte et fait les voix des personnages.
La comédienne dans mon spectacle, placé sur le côté, faisant toutes les voix, est liée organiquement aux autres acteurs qui manipulent, et impulsent les mouvements. Mon option était de séparer l’écriture textuelle de l’écriture chorégraphique, du mouvement, pour qu’elles puissent tantôt se réunir, tantôt se confronter, dialoguer.
Pour transcrire le pouvoir dans le corps marionnettique et dans les images plastiques j’ai conçu des formes marionnettiques avec des têtes et des grands tissus qui, tel un uniforme, masquent le corps, annulent l’individualité. Les mains des manipulateurs apparaissant de temps en temps d’entre les plis du tissu, de façon disproportionnée, sont comme des signes de transgressions chez ces gens collectivisés. Seul Lancelot qui arrive de l’extérieur et n’est pas sous l’emprise du Dragon a un corps très articulé, squelettique, fragile.
À quel questionnement et à quel défi scénique correspondait votre mise en scène de l’Opéra de quat’sous de Brecht ?
Cette œuvre de Brecht tout comme la musique de Kurt Weil m’ont fasciné depuis longtemps à plusieurs titres. Le thème de l’exploitation de la misère. Comment, parce qu’il faut bien aujourd’hui s’en sortir, on exploite la misère des autres ? Ce qui m’intéressait aussi c’était l’alternance du parlé et du chanté et les procédés de sortie et de rentrée dans l’action. Sur le plan formel, esthétique, cette pièce m’offrait de nouvelles pistes à explorer. Pour représenter les corps déformés qu’exploite Peachum j’ai utilisé des formes marionnettiques en métal avec des transparences par lesquelles on voyait toute armature à l’intérieur. Des corps démantibulés, transformés, avec des roues à la place de bras, des mains ou des jambes. Six acteurs chanteurs en tenue de soirée reprenaient manipulaient les marionnettes dans les scènes d’action et les abandonnaient à d’autres moments dans les songs, prenant le pouvoir sur le plateau qui, soudain, se trouvait envahi par une quarantaine de marionnettes mendiants. Seuls certains personnages étaient joués directement par les acteurs qui chantaient.
Vous transcrivez le texte de l’Opéra du Dragon de Heiner Müller dans une dramaturgie scénique où les partitions textuelle, visuelle, musicale s’assemblent, se confrontent, dialoguent entre elles. À quoi correspond cette démarche ?
J’ai cherché à créer une écriture scénique adéquate à l’écriture d’Heiner Müller qui mêlait l’ancien et le contemporain. Il s’agissait non pas de les juxtaposer mais de les assembler à la fois dans l’image, dans les actions, dans la partition musicale et dans les dialogues.
Je suis plutôt bricoleur, je passe beaucoup de temps à chercher l’objet juste, la bonne couleur… Ma méthode de travail consiste à proposer à l’équipe la part d’intentions qui me paraissent assez claires et le reste, on cherche ensemble. Je retravaille beaucoup. Pour moi les acteurs, le plasticien, le musicien, les techniciens sont autant auteurs du spectacle. Tout le travail tient à l’inventivité et à l’investissement de toute l’équipe.
Je suis toujours un peu réticent à la vidéo. Dans l’Opéra du Dragon je l’ai utilisé pour la première fois. Les projections, images burlesques des acteurs, sont fabriquées avec une petite caméra à main. La partition musicale est créée par un musicien sur scène qui joue d’instruments classiques et nouveaux et produit des effets électroacoustiques. Dans cette dramaturgie polyphonique tout se fabrique à vue, de façon artisanale.
Vous avez développé avec votre compagnie une démarche itinérante, en concevant vos spectacles pour aller vers les gens et jouer dans des lieux et des salles peu équipés. Comment allez-vous concilier ce travail avec la direction du Centre Dramatique National de Montluçon ?
Dès mes premiers spectacles l’itinérance était un choix, l’esthétique et les moyens techniques simples, adaptables à divers lieux non ou mal équipés, une nécessité. Je voulais que mes créations puissent être vues là où il n’y avait pas de théâtre et par des gens qui n’y sont jamais allés.
À côté de ces formes légères, autonomes, qui pouvaient s’inscrire partout, nous avons créé aussi des spectacles plus lourds pour des salles de théâtre.
Je suis enfant de la décentralisation. J’ai commencé à faire du théâtre grâce à tous ces gens qui avant moi ont inventé des rapports nouveaux à la culture. Je n’ai jamais cessé de me poser la question : que veut dire de travailler avec des publics qui ne connaissent pas notre métier ni des textes ni des langages nouveaux. Le Centre Dramatique de Montluçon dont l’histoire est marquée par les Fédérés et le Festin d’Anne Laure Liégeois, est une vraie fabrique de théâtre avec des ateliers de construction, une équipe qui anime et défend ce lieu et son implication très forte dans le milieu rural, ce que je souhaite développer encore davantage.
Quel est votre projet pour le Centre Dramatique National de Montluçon ?
J’ai beaucoup réfléchi sur ce que c’est de diriger un théâtre, de faire partie de l’institution, quelles étaient ses contraintes, ses possibilités ? En tant que metteur en scène je poursuivrai mes créations avec des formes marionnettiques pour adultes et non pas pour enfants ce qui n’existe pas dans d’autres CDN. La question qu’est ce qui nous anime et nous réunit, est pour moi fondamentale dans la relation plus intime du public au projet. Je veux le rapprocher des enjeux et du processus de la création, l’initier à différentes écritures scéniques d’aujourd’hui, issues des interférences, des interactions entre les diverses disciplines. Comment un circassien par exemple, un danseur, un plasticien peut influencer l’écriture du spectacle. Cette démarche sera développée avec les acteurs, une sorte de troupe permanente qui va investir le lieu et donner une identité à ce théâtre.
En même temps je poursuivrai avec cette troupe d’acteurs le travail itinérant dans la région. Je veux que ce CDN soit ouvert à une diversité de démarches. Un metteur en scène sera invité chaque saison pour s’emparer de la troupe du théâtre et créer son projet.
La programmation ne sera pas un menu avec un peu de classiques, de modernes, de la danse etc., mais un projet global ouvert sur les contrepoints, des spectacles contradictoires par rapport à nos créations.
Ce CDN à très peu de moyens financiers. On ne pourra pas faire beaucoup de spectacles. Mais on fera un travail de fond en y associant aussi les compagnies locales.
[1] Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2012 Irène Sadowska Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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