Daria Dimiu[1]
Théâtre Hongrois d’État Csiky Gergely de Timişoara. Immanuel Kant par Thomas Bernhard. Mise en scène : Alexandru Colpacci. Scénographie : Carmencita Brojboiu. Illustration musicale : Kiss Attila. Chorégraphie : Baczó Tünde. Première : le 11 décembre 2011 ; date de la représentation : le 25 mai 2012.
La belle Timişoara, siège de la jeune démocratie roumaine (les manifestations estudiantines y ont engendré les événements de décembre 1989), possède une effervescence culturelle à part. Dans le bâtiment centenaire du centre-ville, quatre institutions théâtrales mènent leurs activités en trois langues différentes. Une des salles – initialement conçue pour des bals – a été aménagée de sorte que la représentation soit possible aux deux extrémités, grâce à un déplacement des sièges selon les nécessités du spectacle ; le Théâtre Allemand et le Théâtre Hongrois la partagent. C’est là que le metteur en scène roumain Alexandru Colpacci (depuis longtemps établi à Paris) est venu monter Immanuel Kant de Thomas Bernhard pour le Théâtre Hongrois d’État Csiky Gergely.
Tout au long de sa vie, Kant a rarement (et brièvement) quitté Königsberg. Voilà qu’il le fait deux siècles après sa mort, par l’entremise de cette pièce. Les domaines auxquels le philosophe s’est intéressé (la religion, incarnée par le Cardinal, le principe du feu – qui a longtemps hanté Kant –, représenté par le Cuisinier, le Capitaine signifiant l’Armée, etc.) deviennent les passagers d’un étrange navire. De même, il n’a jamais été marié, bien que dans cette pièce, il voyage accompagné de sa femme.
Immanuel Kant (1978) n’est pas du tout une monographie sous une forme dramatique, comme le titre pourrait l’indiquer. Thomas Bernhard crée d’intéressants noyaux de personnages symboliques. Ses personnages principaux – souvent des scientifiques, comme c’est ici le cas – nous font partager les opinions de l’auteur sur le monde, en s’adressant à un interlocuteur assez taciturne, sinon dépourvu de parole.
Atteint d’une maladie oculaire, le philosophe va au Nouveau Monde pour subir une opération en échange de toute sa science. Il a l’intention d’y apporter la lumière de la raison en récupérant la vue. Sept brancards alignés dans le couloir guident le public vers la salle dont la capacité a été réduite. Chacun de ces lits blancs porte un volumineux livre du philosophe allemand : étrange musée ! Soutenu par un tas d’ouvrages, un bateau désaffecté s’avance de façon oblique, assez menaçant, vers la salle. Les deux plateformes parallèles qui forment la passerelle permettent à quelques reprises un certain équilibre, qui peut être assimilé du point de vue concret au tangage, mais qui en réalité marque les différentes étapes de la chute intérieure. Une étagère métallique expose des étoiles de mer, des coquillages et des coraux. Des lampions en papier blanc suspendus au plafond à hauteur inégale évoquent à la fois des chandeliers et des étoiles.
La mise en scène transforme l’essence baroque de l’œuvre kantienne en luxuriance visuelle (scénographie : Carmencita Brojboiu). Le spectacle s’impose par le minutieux mixage de tous les composants. Intense, profond et poétique, il échappe à l’impression de pesanteur d’une part grâce aux références bien placées au théâtre de l’absurde, d’autre part grâce à un dialogue pétillant.
Le jeu, principalement réaliste, contrebalance avec soin l’atmosphère générale, qui est grotesque sans être caricaturale. Dans le rôle titre, Bandi András Zsolt se montre concentré, profond, avec des poussées d’exubérance quand le personnage devient aliéné. L’acteur déploie toute une gamme de tonalités pour moduler ses longs monologues (la récurrence obsessive du nom de Leibnitz – par qui le philosophe allemand a été influencé – provoque chez lui des tons gutturaux, jumelés à un frémissement de la chair), et de petits gestes (comme les orteils bougeant en l’air quand on vient le border pour la nuit) pour peupler ses silences.
Friedrich, sorte de perroquet quadrupède (Tokai Andrea, vêtue d’un combinaison blanche ornée de lettres insensées, le laisse attaché par une patte), le surveille, le comprend et lui tient compagnie du haut de sa cage. Complètement dévoué à Kant, dont il reconnaît sans réserve la supériorité, Ernst Ludwig (Mátyás Zsolt Imre) le soutient et le soigne d’une amitié affectueuse, presque maternelle. En l’écoutant, il prend au sérieux la tâche de surveiller les graines du perroquet, qu’il étudie une par une pendant que le philosophe dort (se permettant même d’avaler celles qui ne sont pas de la meilleure qualité). Reconnaissant et ébloui par le fait que Kant a une fois manifesté de la gentillesse envers lui, il garde quelques instants sa main sur sa joue, comme pour en préserver la sensation.
La réalité s’altère au fur et à mesure que s’aggrave l’état de santé du protagoniste. Celui-ci prend la craie et se met fébrilement à écrire sur les feuilles qu’il tient sur ses genoux, mais les lettres s’évadent sur la chaise et la passerelle, son ami érrase les lignes. La crise survenue pendant la traversée impose une opération chirurgicale immédiate. Une fois effectuée la trépanation – des fils sont lentement extraits de sa couverture a l’aide des pinces –, il s’endort paisiblement, tout en babillant comme un bébé. Le Steward vieillit tout d’un coup (cheveux et sourcils gris, visage pâle, ses mouvements, auparavant félins, deviennent imprécis et saccadés) et les lampions commencent à se balancer.
Quelques accords tribaux en sourdine annoncent que la fin du voyage est proche. En attendant l’arrivée, Madame Kant (Tar Mónika) prépare son mari pour le grand débarquement. À force de maquillage (visage pâle, orbites agrandies et noircies), le résultat grotesque frise le masque mortuaire. Une secousse signale que le bateau a atteint la rive. La passerelle s’incline, les passagers glissent, la sirène annonce un danger, les projecteurs clignotent. Une foule bigarrée – le Nouveau Monde, indifférent aux problèmes énoncés – envahit à pas de foxtrot l’espace de jeu. Un bruit troublant et une lumière tremblante accompagnent l’entrée des brancards observés au début. Les porteurs en costume blanc et à l’air impassible les poussent et, en entourant ou en assiégeant le public, illustrent l’arrivée d’une vraie lumière. Mais la lucidité ne frappe que le public. Quant au protagoniste, enchanté de ce qu’il prend pour un honneur, il se met nonchalant et volontairement sur ce lit destiné aux fous.
Les costumes d’époque comprennent quelques éléments absurdes : le protagoniste porte des pantoufles molletonnées et des lunettes d’aveugle, aux lentilles noires et rondes ; allongée dans sa chaise, sa femme feuillette avec intérêt un journal jauni par le temps ; elle porte un deux-pièces de voyage et un petit chapeau assorti aux rebords étroits, avec une plume excessivement longue. Une charmante Américaine, vêtue d’une robe blanche garnie d’un motif naval et d’un béret de matelot, lui prend le pouls à la jambe. Le Capitaine porte un uniforme impeccable, mais sa moustache pousse sur une seule moitie de la figure. Très attentif à sa personne, le Steward (Molnos András Csába) – le seul vêtu d’une façon entièrement normale -, déplie avec beaucoup de soin un mouchoir et le met par terre avant de s’agenouiller. Même les personnages aux rôles mineurs se découpent d’une manière vive : le Cardinal (Kocsárdi Levente), en proie à un éternel mal de mer, traverse à grands pas l’espace pour vomir au fond de la scène ; il s’auto-flagelle tout en répétant « Kant ». Quand il est assailli par la Millionnaire (Borbely B.Emilia), il se ferme la bouche avec un citron (fruit sans doute conservé contre les malaises) pour éviter tout contact érotique.
L’incommunicabilité (Madame Kant lit à haute voix, mais personne ne l’écoute) dérive tout droit du théâtre de l’absurde. La présence du perroquet Friedrich comme interlocuteur (il répète sans cesse des paroles de son maître) mène le style particulier de Bernhard au paroxysme.
Comme dans le cas de Tchekhov, le texte est intentionné comédie, quoique il aille souvent au plus pur du drame. Ce voyage transatlantique imaginé par Thomas Bernhard constitue une approche méditative sur le caractère passager de l’Être, sur ce qui reste de la Science, sur ce qui résiste après la fin de la mémoire. « Tout n’est que caricature », s’écrie à un moment donné le protagoniste, un peu comme l’auteur lui-même avait dit auparavant, lors de la remise d’un prix littéraire : « Tout n’est que ridicule, si l’on pense à la Mort. »
Les deux années (1939-1941) passées par l’auteur dans un sanatorium pendant son enfance ont laissé une trace ineffaçable tout au long de son œuvre. La souffrance, la maladie ou la douleur jalonnent obsessivement son écriture. Tout comme la Mort.
L’affiche – conçue dans des tons sépia par Benedek Levente – se distingue par la finesse de la touche et la force symbolique. La section du crâne vue de profil, le bateau en guise de menton, les noms des acteurs insérés dans les circonvolutions et les capillaires ressemblant à une cartographie, annoncent aux personnes intéressées la quintessence d’Emmanuel Kant : une descente dans le soi.
[1] Daria Dimiu is a PhD, theatre critic, and editor with « Teatrul azi » (Theatre today) magazine in Romania.
Copyright © 2012 Daria Dimiu
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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