Jean-Pierre Han[1]
La 66e édition du Festival d’Avignon, juillet 2012.
À Avignon, une ère s’achève, ou plus exactement s’achèvera l’année prochaine après l’édition 2014. Il n’empêche, dès cet été l’atmosphère fut quelque peu particulière. Les deux directeurs du Festival, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, en place depuis 2003 entendant peut-être faire feu de tout bois et présenter une programmation en forme de feu d’artifice. Histoire de mieux se faire regretter, sachant qu’ils auraient bien voulu continuer leur aventure dans la cité papale, qu’un dérisoire jeu de chaises musicales affectant quelques nominations à la tête de grandes institutions théâtrales ont rendu impossible. Vu de l’étranger la comédie politico-théâtrale de l’ancien gouvernement doit faire sourire : il fallait absolument caser le presque retraité Luc Bondy à la tête du Théâtre de l’Odéon : ce fut fait au détriment d’Olivier Py qui avait pourtant fort bien dirigé l’établissement durant ses mandats. L’affaire fit quelque remous que le ministre de la Culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, s’empressa de calmer en nommant trois ans à l’avance le même Olivier Py à le tête du Festival d’Avignon !
Hortense Archambault et Vincent Baudriller ont travaillé avec Simon McBurney, l’artiste associé de cette année. À chaque édition un artiste est ainsi désigné par les directeurs du Festival. Son rôle consiste bien sûr à présenter sa ou ses créations, mais aussi à établir un véritable dialogue avec les directeurs notamment en ce qui concerne la programmation. Ils ont fait appel à tous leurs fidèles, anciens artistes associés eux aussi, et présents d’année en année, mais pas toujours ensemble comme lors de cette session. La liste est éloquente : Thomas Ostermeier, Josef Nadj, Christoph Marthaler, Romeo Castellucci… Ils étaient donc tous là accompagnés de quelques autres fidèles comme Arthur Nauzyciel, l’anglaise Katie Mitchell, lauréate du Prix Europe Nouvelles réalités théâtrales en 2010, Christophe Honoré… Bref que du très beau monde auquel sont venus s’ajouter Stéphane Braunschweig, le directeur du Théâtre national de la Colline à Paris, Éric Vigner, autre directeur de Centre dramatique national et les plus jeunes, et donc forcément prometteurs, Guillaume Vincent ou Séverine Chavrier. Superbe générique qui ne tient d’ailleurs pas compte des chorégraphes, sachant que depuis quelques années le Festival s’est très largement ouvert à la danse contemporaine.
On se souvient de la très vive polémique qui opposa, en 2005, selon les organisateurs, les tenants du théâtre de texte à ceux plus tournés vers un théâtre transdisciplinaire et performatif notamment représenté par l’artiste associé Jan Fabre. Ce fut là, en réalité, une habile manière de maquiller le fait que la programmation de cette année-là n’était tout simplement pas très bonne. Sept ans plus tard, les directeurs qui se sont aguerris semblèrent nous faire un pied de nez en plaçant leur nouvelle édition quasiment sous le signe de la littérature. Que l’on en juge : Simon McBurney mit en scène, dans la Cour d’honneur du palais des papes, et en ouverture du Festival, une adaptation du Maître et Marguerite de Mikhail Boulgakov, un peu plus tard lui succéda sur la scène de cette fameuse Cour l’écrivain John Berger, puis vint le tour d’Arthur Nauzyciel pour une adaptation plus que controversée de La Mouette de Tchekhov.
Ailleurs on assista à la mise en scène de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello mis en scène par Stéphane Braunschweig, Katie Mitchell travaillant quant à elle à la présentation plus que fidèle – puisque le texte était lu, pendant que se déroulait sur la plateau une sorte d’illustration des propose tenus – du roman de W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne. Mais tous les projecteurs furent braqués sur l’écrivain, metteur en scène et cinéaste, Christophe Honoré qui n’avait pas moins de trois de ses textes représentés. Les deux premiers montés par Éric Vigner (La Faculté) et Robert Cantarella (Un jeune se tue), alors que lui-même s’amusait à mettre en scène un de ses textes consacré au mouvement du « Nouveau roman » (mouvement littéraire informel qui regroupa des écrivains comme Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Robert Pinget)… Mais, bien sûr, bon sang ne sachant mentir, le reste de la programmation s’éloignait plus ou moins du rivage de la pure littérature ou du texte déjà classique comme Un ennemi du peuple d’Ibsen transposé avec force et pertinence par Thomas Ostermeier.
Théâtre de texte, classique ou pas, théâtre transdisciplinaire, performatif, plus ou moins expérimental ou pas, force est de dire que la présente édition fut loin d’être convaincante. Cela avait pourtant bien commencé avec Le Maître et Marguerite présenté par Simon McBurney, un beau spectacle très habilement réalisé, assez habilement (technologies nouvelles utilisées jusqu’à plus soif) pour habiter le vaste plateau de la Cour d’honneur. Rien de génial ni de franchement novateur, mais enfin un spectacle qui tenait la route et parvenait à faire entendre l’œuvre de Boulgakov, ce qui n’était déjà pas si mal que cela. Puis vinrent deux spectacles de toute beauté : La Négation du temps du Sud-Africain William Kentridge et My Fair Lady : un laboratoire de langues de Christoph Marthaler, sur deux sujets qui sont aux fondements même de l’acte théâtral : le temps et les langues.
Paradoxalement le premier sujet n’est quasiment jamais traité sur nos scènes. Il est vrai que ce n’est pas une mince affaire que de s’y atteler, et sans doute fallait-il tout le talent de William Kentridge pour oser le faire et… réussir dans un brillant mélange des genres (théâtre, musique, danse, etc.) à nous convaincre. Quant à Marthaler, on connaît son univers très particulier et sa propension à jouer de la choralité dans toutes ses réalisations. Sa vision-adaptation de la célèbre comédie musicale d’Alan Jay Lerner et de Frederick Loewe est à la fois drôle et percutante et sans doute était-il nécessaire d’être très attentif à la deuxième partie du titre du spectacle : « un laboratoire de langues », car c’est bien de cela dont il était question, parfois de manière désopilante.
Ces trois spectacles programmés en tout début de festival semblaient annoncer une formidable édition 2012. Il fallut malheureusement bien vite déchanter, les déceptions venant s’accumuler les unes après les autres, qu’il s’agisse de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello remis au goût du jour par Stéphane Braunschweig, des Anneaux de Saturne illustrés par Katie Mitchell ou encore de La Faculté de Christophe Honoré mal gérée par Éric Vigner. Et ce n’est pas les jeunes talents « prometteurs », Guillaume Vincent et Séverine Chavrier, qui changèrent quoi que ce soit à la morosité ambiante.
Il fallut attendre Un ennemi du peuple d’Ibsen, relu et corrigé avec une force et une vigueur extrêmes qui lui sont coutumières par Thomas Ostermeier (l’adaptation de la pièce étant signée par Florian Borchmeyer) pour que le Festival se réveille enfin. La pièce d’Ibsen écrite en 1882 est en effet d’une actualité brûlante et nous renvoie directement à notre monde en pleine crise. Avec ce spectacle le Festival retrouvait sa vocation annoncée, celle d’être en prise directe avec le réel, politique, financier, écologique.
Vitrine de la création théâtrale contemporaine, le Festival fait la part belle, depuis de nombreuses années déjà, à des spectacles venus des quatre coins du monde. Ceux-ci lui auront bien rendu la politesse cette année : sans eux le Festival aurait été franchement terne (sauvons toutefois du désastre français Christophe Honoré metteur en scène de sa propre pièce Nouveau Roman)… Et ce n’est pas le dernier spectacle présenté dans la Cour d’honneur du palais des papes, La Mouette de Tchekhov, mise en scène ou mise à mal et singulièrement étirée (jusqu’à plus de quatre heures) par Arthur Nauzyciel qui inversa ce constat. Mais au moins, et toujours pour rester dans la tradition du festival, cette présentation de la pièce de Tchekhov eut le mérite de provoquer un début de polémique entre critiques. Les uns (ceux des grands journaux notamment) criant quasiment au chef-d’œuvre, quelques autres, dont je m’honore de faire partie, ayant du mal à contenir leur colère devant une telle imposture liée à un véritable contresens sur la pièce. Ce type d’écart du regard critique est intéressant à plus d’un titre ; il interroge très fortement notre fonction, ce dont on ne peut que se réjouir.
[1] Jean-Pierre Han journaliste et critique dramatique. Directeur de la revue Frictions. Rédacteur en chef des Lettres françaises. Vice-Président de l’AICT. Directeur des stages pour jeunes critiques.
Copyright © 2012 Jean-Pierre Han
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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