Irène Sadowska-Guillon*

ABSTRACT: A rare phenomenon in contemporary French drama, the theater of Remi De Vos is engaged with the social and political reality, the comic and the absurd. His comic writings grants all freedoms, transgresses the red line of self-righteousness, breaks taboos of the ideologically correct and reveals the absurd postures of the dominant discourse. In Cassé, his latest piece, staged in January 2012 by director Christophe Rauck at Theatre Gerard Philipe in Saint Denis in France, the playwright pushes farcical comedy into the realms of the absurd and breaks conventional ideas by confronting us with serious questions about an oppressive labor organization, stress issues and work-related suicide. The play concerns the world of work. It tells the story of Christine, a laid-off worker, and a life-insurance scam that she concocts to survive. She hides her husband in a closet and declares him dead.
Phénomène rare dans la dramaturgie française actuelle, le théâtre de Rémi De Vos, en prise avec la réalité sociale et politique, la passe au crible de l’humour, du comique, de l’absurde. Un comique consubstantiel à l’écriture de Rémi de Vos qui s’octroie toutes les libertés, transgresse la ligne rouge de la bien-pensance, brise les tabous de l’idéologiquement correct, révèle l’absurdité des postures, des discours dominants, normatifs.

© Ann Nordmann, Janvier 2012
Dans Cassé[1], sa dernière pièce, créée en janvier 2012 par Christophe Rauck au Théâtre Gérard Philipe à Saint Denis, armé du comique vaudevillesque poussé à l’absurde, Rémi De Vos casse nos idées convenues en nous confrontant aux questions graves, voire tragiques, de l’organisation oppressive du travail, du stress et du suicide lié au travail. À l’heure où l’humour est en liberté surveillée ce théâtre dérange en opèrant une formidable diversion dans notre système de valeurs, le ramenant à la réalité crue, intolérable, absurde.
Né en 1963 à Dunkerque Rémi De Vos arrête ses études après son baccalauréat et exerce entre 1981 et 1993 divers petits métiers. À cette expérience du monde du travail, des rapports humains, des situations, des conflits vécus, vus, qui lui inspire à 30 ans sa première pièce Débrayage (1993) et nourrit par la suite son théâtre s’ajoutera celle des réalités socio-politiques et culturelles dans de nombreux pays (Vietnam, Paraguay, Pérou, Liban, République Démocratique du Congo) où il a travaillé et fait des ateliers d’écriture. Ces voyages lui permettent de prendre de la distance et de réévaluer la réalité française.

© Ann Nordmann, Janvier 2012
Dès ses premières pièces il la saisit dans les points névralgiques du « vivre ensemble obligé » dans la famille, au travail, où les sphères privée et sociale des rapports humains s’interfèrent. Des drames, des conflits, des pertes, des exclusions qu’il traite dans son théâtre par le détour du comique, du rire, de l’absurde, l’humour étant pour Rémi De Vos « une façon de ne pas être dupe de l’absurdité de la vie ».
Le succès ne se fait pas attendre. Sa seconde pièce André le magnifique (1997) reçoit en 1998 cinq Prix Molière du meilleur auteur, du meilleur spectacle de création, meilleure pièce comique, révélation masculine, révélation féminine.
Toutes ses pièces, dont certaines sont des commandes, sont publiées et créées quasi immédiatement, entre autres Projection privée et Conviction intime (2010) par Alain Barsacq, La camoufle par Laurent Vacher (2001), Débrayage (1996), Jusqu’à ce que la mort nous sépare (2006), Sextet (2009) par Éric Vigner, Occident (2006) par Hervé Guilloteau, Beyrouth hôtel (2008) par Niels Arestrup.
Ses pièces traduites en une quinzaine de langues ont été créées en Espagne, en Grèce, en Italie, en Argentine, au Pérou, en Ukraine, au Canada, en Belgique.
Rémi De Vos ne se soucie pas des modes, il n’est pas obsédé par la modernité. Son théâtre ne colle ni aux esthétiques ni aux idéologies dominantes. Son écriture incisive, percutante, va droit au but, se saisit des sujets sensibles, tabous, s’attaque aux clichés, aux idées convenues, au politiquement correct.

Sa dernière pièce Cassé est centrée sur le monde de l’entreprise et sur les techniques de management par le stress, le harcèlement moral mais aussi sexuel, sur l’impératif contradictoire de plus d’autonomie, plus de responsabilité et en même temps plus de contraintes, qui amènent les salariés moins résistants au suicide. Cette réalité frappe aujourd’hui les esprits. Mais Rémi De Vos se démarque du ton compassionnel, misérabiliste. Il va au-delà de l’aspect spectaculaire, anecdotique, du phénomène du suicide en explorant la face cachée de cette réalité, les effets et dégâts de l’idéologie du management déshumanisante, aliénante, avilissante, générant des réactions et des stratégies d’autodéfense : détournement, fraude, arnaque.
Il aborde dans Cassé la problématique grave de la perte de l’emploi, de la souffrance et du suicide au travail par son côté paradoxal, à travers une rocambolesque arnaque à l’assurance poussée jusqu’à l’absurde, faisant ainsi apparaître la fracture entre les discours idéologiques et la réalité humaine.
En quoi vos voyages et séjours dans divers pays du monde, l’immersion dans leur réalité humaine, sociale et politique difficile, parfois intolérable, ont aiguisé votre regard sur les rapports humains et notre société occidentale?
Quand j’ai commencé à écrire du théâtre on m’a proposé de faire des ateliers d’écriture en espagnol dans divers pays d’Amérique Latine pendant plusieurs mois, plusieurs années de suite. J’ai maintenant aussi la chance que beaucoup de mes pièces soient jouées à l’étranger, récemment en Turquie, aux États-Unis ou encore en Grèce. Ces séjours de travail à l’étranger m’ont permis de mettre dans une perspective la réalité française, la façon de vivre, de voir les choses, de vivre la crise mais aussi de découvrir dans certains pays la réalité théâtrale voire sa quasi inexistence, qui ne choque là-bas personne, ce qui est impensable chez nous.
J’ai travaillé entre autres au Vietnam, au Paraguay, au Pérou où il n’y a pas d’écrivains de théâtre ni de théâtre professionnel, juste quelques groupes d’amateurs qui essayent de monter des pièces dans des conditions et dans des lieux de fortune.
Dans les ateliers d’écriture en Amérique Latine quelques années après les dictatures, bien que la parole commençait à se libérer, j’ai vu comment ils avaient encore peur de parler de leur réalité, de ce qui se passe. Mais quand ces textes ont été montés, cela était reçu par les spectateurs, comme un souffle de délivrance.
C’est là où on sent que ce travail a un sens.
L’année dernière je suis allé travailler à Kinshasa dans la République Démocratique du Congo. Le metteur en scène Philippe Boulay m’a commandé une pièce sur les rapports des Noirs et des Blancs. On n’imagine pas ici la situation apocalyptique à Kinshasa, avec la police armée partout. Mais le pire peut-être c’est la privation de la liberté de penser. Dans la plupart des pays où je suis allé la censure est intégrée dans le mental des gens. Au Liban par exemple où a priori il n’y a pas de désespérance sociale, tout ce qu’on écrit passe au crible de la censure qui expurge tout ce qui a trait à la religion, à l’homosexualité, etc.
Quels sont les thèmes récurrents dans votre théâtre?
Toutes mes pièces parlent de la mort, du couple, de la difficulté de la communication, du pouvoir. Il y a aussi la récurrence de la subversion de la norme, d’une croyance ou d’un principe érigé en valeur dont la respectabilité irait de soi.
Par exemple il y a dans Jusqu’à ce que la mort nous sépare ou dans Cassé la subversion des clichés intégrés à ce point dans nos têtes qu’on ne les discute même pas. Tout ce qui est de l’ordre du tabou m’attire.
Je ne cherche pas à faire de la provocation mais je me rends compte que cela dérange parfois. Cependant poser des questions qui dérangent l’ordre et le système de pensée établis n’est-ce pas une des fonctions du théâtre ?
Il y a aussi dans beaucoup de mes pièces (Sextet, Alpenstock, Laisse-moi te dire une chose, Cassé), des chiens (peut-être un pendant à l’humain ?) et des sacs en plastique, accessoire quasi permanent dans notre société moderne.
Le monde du travail, l’entreprise, tiennent une place importante dans votre théâtre. Pourquoi?
Je suis entré dans ce monde là très jeune, en faisant de 18 à 30 ans divers métiers. Cela m’a permis d’avoir une certaine connaissance de l’humain, de son fonctionnement.
Mais sur une vingtaine de mes pièces trois traitent directement du travail.
Débrayage, ma première pièce, parle de la réalité du travail que j’ai vécu à l’époque. Dans Convictions intimes il est question du travail et de la finance.

Je suis revenu dans Cassé au thème du rapport au travail, mis à part Michel Vinaver, relativement peu traité dans notre théâtre. C’est surprenant car le travail représente une majeure partie de nos vies, des gens dans un endroit fermé obligés d’être ensemble, voilà une situation théâtrale par excellence. Surtout quand là-dessus se greffent les histoires intimes, les rapports de hiérarchie, les conflits de pouvoir.
Dans ces trois pièces on ne voit pas des gens travailler mais à l’arrêt, confrontés aux problèmes de perte du travail ou à l’angoisse de le perdre, à l’exclusion, à l’absence du sens de leur existence.
Dans Cassé Christine est en deuil du travail dont elle a fait le centre de sa vie, son amie Cathy qui subit le harcèlement, vit dans l’angoisse permanente de perdre son emploi, Frédéric, mari de Christine, accepte et trouve un côté positif dans sa dégradation professionnelle, Jean-Bernard, syndicaliste impuissant, dépassé par la situation, démissionne du syndicat, Fabrice, le médecin, est arrêté par le surmenage, Franck enfin a trouvé le moyen d’éviter de travailler en détournant la pension de sa mère morte. Il y a dans la pièce divers aspects et lieux de travail : entreprise, usine, profession libérale.
Vous abordez la thématique de la souffrance, de la perte du travail menant parfois au suicide sur le mode du comique, de l’absurde, ce qui peut heurter certaines sensibilités… Le comique vous sert-il à prendre de la distance, à décoller de l’anecdotique, du premier degré?
Ce n’est pas pour prendre de la distance. Chez moi le comique est un trait de caractère, pas une posture. Pour moi il y a toujours une part de comique dans le tragique. Si dans Cassé je parlais de suicide de façon grave ce serait insupportable. Le côté burlesque, vaudevillesque de la situation qui s’emballe, apparaît spontanément dans mon écriture. Mais je crois que cela correspond à l’état d’esprit d’aujourd’hui.
Labiche par exemple écrit en 1850 Le chapeau de paille d’Italie juste après la révolution de 1848 dans une période d’énorme instabilité politique. Je parle à ma manière de l’instabilité, de l’inquiétude, de la folie qui se propage aujourd’hui.

Le rire est suspect, il y a des choses dont il est politiquement et idéologiquement incorrect de rire. Quand Feydeau montre le côté ridicule du bourgeois ça ne dérange pas. Mais faire rire d’un prolétaire aujourd’hui c’est incorrect. Le vaudeville peut-être violent, dangereux et cela m’intéresse.
Évidemment il ne s’agit pas du comique de « bon mot » ou de boulevard mais du comique inhérent à la façon dont l’écriture est agencée s’emballant dans une mécanique folle où on perd pied, on ne sait plus vraiment de quoi il est question. On est dans l’absurde, dans un cauchemar. C’est ce que je ressens du monde.
J’aime beaucoup cette phrase de Ionesco « Le comique est une intuition de l’absurde, il est plus désespérant que le tragique. Le comique n’offre pas d’issue ».
Nous sommes submergés aujourd’hui à la télé, à la radio, de comique, de sketches d’humoristes que je trouve souvent assez pauvres. On se prend des blagues en intraveineuse pour supporter la situation. C’est ce que fait Franck dans ma pièce. Il vit avec sa mère morte dont il touche la pension et pour oublier regarde les blagues sur Internet puis les raconte à Christine.
Je crois que les Français ont deux façons de supporter le réel : les anxiolytiques dont nous sommes les premiers consommateurs dans le monde (c’est le cas de Christine et du médecin dans Cassé) et la perfusion permanente du comique déversé sur les ondes.
De quels modèles littéraires du comique vous sentez-vous proche?
J’ai peu lu Ionesco. Je connais mal Labiche, Feydeau Courteline. Je me sens plutôt proche des écrivains russes, héritiers de Gogol, comme Erdmann, Schwartz qui pratiquent la satire sociale et parmi les contemporains Beckett et Thomas Bernhard.
Il s’agit d’une écriture où, les situations mises à part, la langue produit l’action, une folie qui vient dans le dialogue parce qu’on n’a pas compris, on a mal entendu.
Votre projet dans Cassé était-il de dénoncer le désastre de notre société?
Mon théâtre, avec des situations et des personnages en crise, peut paraître comme la dénonciation d’un énorme malaise social. Mais ce n’est pas cela que j’ai en tête quand je commence à écrire.
Dans Cassé par exemple par nécessité dramaturgique j’ai introduit le personnage d’un médecin tellement fou pour être capable de faire pour une femme dont il est follement amoureux un faux certificat de décès. A posteriori je me suis rendu compte que le surmenage, l’automédication excessive, la dépression, voire le suicide étaient extrêmement fréquents dans le corps médical.
Tout ce dont parle la pièce est une pure réalité tragique qui dérange, on ne veut pas la voir. L’humour la fait apparaître avec infiniment plus de force.
Je ne traite pas directement des problèmes sociaux, ils apparaissent dans les rapports entre les personnages, dans les situations poussées à l’extrême. Le syndicaliste par exemple est un homme qui se bat, qui essaye de croire dans sa mission mais, dépassé par les événements, lui-même au bord de la dépression, il doute se sentant impuissant face au suicide de son ami.
Tous les personnages sont des êtres concrets, en chair et en os, ni bons ni méchants, des gens qu’on rencontre dans la vie, qui, oppressés par la peur, l’incertitude, se débattent, essayent de s’en sortir. Les uns craquent d’autres fraudent, recourent à des solutions incroyables comme l’arnaque.
Le discours anxiogène des médias amplifie encore leurs peurs et les pousse souvent à des actes extrêmes.

À travers les personnages des parents de Christine vous mettez la réalité d’aujourd’hui dans la perspective des utopies, des idées révolutionnaires de 68…
La présence du couple de parents tient à la distribution pour la mise en scène. Il fallait que j’intègre dans la pièce des rôles pour deux acteurs plus âgés, d’où les parents de Christine. Je les ai replacés dans le contexte de leur perception du travail à l’époque. Le père est un ouvrier à la retraite, la mère n’a jamais travaillé. Elle est une bourgeoise qui a épousé en la personne d’un ouvrier la cause prolétarienne et qui avait quasiment un rapport érotique avec le corps travaillant du prolétaire.
J’ai pensé à ces bourgeois et aux intellectuels qui découvraient le prolétariat, mythifiaient le travail, allaient dans les usines ou partaient cultiver la terre. À l’époque c’était sérieux, aujourd’hui c’est pour le moins dérisoire. Ces personnages apportent un point de repère dans l’évolution de notre société depuis cette époque où le travail était mythifié et l’accomplissement de beaucoup de femmes était dans l’attente de l’homme rentrant du travail.
Vous captez dans Cassé tout un registre des discours dominants qui formatent les esprits. Le langage étant ainsi une sorte de metteur en scène du jeu social…
Le langage agit les personnages et crée de l’absurde. On voit dans la pièce se confronter les divers discours idéologiques du management, du syndicalisme, du deuil du travail, de la souffrance au travail…
Seul Frédéric, le faux puis le vrai suicidé, s’échappe des discours normatifs, coercitifs de l’entreprise, du syndicalisme, de la souffrance. Il ne joue pas le jeu social, il est même réfractaire à tous les langages convenus qu’il entend autour de lui.
Mis au placard dans son entreprise puis chez lui, il meurt dans le placard. Il est scandaleux car il laisse percevoir qu’on peut vivre autrement. Il a un côté révolutionnaire. Il est le seul à contre-courant de la pensée dominante, à être un homme libre.
Il est en cela une sorte d’avatar moderne d’Oblomov de Gontcharov ou de l’innocent de Dostoïevski.
Note de fin
[1] Cassé et d’autres pièces de Rémi De Vos sont publiées aux Éditions Actes Sud Papiers
*Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2012 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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