Hervé Guay*
JE PENSE À YU, texte de Carole Fréchette ; mise en scène de Marie Gignac ; scénographie de Jean Bard ; costumes de Cynthia Saint-Gelais ; éclairages d’André Rioux ; environnement sonore de Philippe Brault ; accessoire de vidéo de Loïc Lacroix Hoy ; vidéo de David Leclerc ; maquillage de Suzanne Trépanier ; production du Théâtre d’Aujourd’hui, à Montréal (Canada), du 3 au 28 avril 2012.Les événements de la place Tienanmen sont loin derrière nous. Pourtant, alors que tant d’individus semblent les avoir oubliés, Madeleine, personnage de Je pense à Yu, fait une fixation sur l’un de ses principaux acteurs, Yu Dongyue. Le déclencheur ? Un entrefilet lu dans un quotidien annonçait la libération après 17 ans de captivité du militant chinois condamné à la prison pour avoir jeté de la peinture sur le portrait géant de Mao qui domine la place. Mais Madeleine a aussi d’autres raisons plus personnelles de s’attacher à cet étranger : un passé maoïste, l’adoption d’un enfant chinois annulée à un moment où sa vie basculait, un désir confus de justice et d’audace dans un monde devenu froid et insensible. Bref, Madeleine est à un tournant d’une existence qui a pris l’eau et qu’elle n’arrive plus à reprendre comme si de rien n’était.
Cependant, si, mis bout à bout, quelques fragments de ses jours la portent vers Yu Dongyue, à qui cet emprisonnement a fait perdre la raison, aucun n’explique réellement le vide abyssal qu’il vient combler dans la vie de cette traductrice quadragénaire de Montréal. Aucun ne permet d’appréhender cette profonde crise existentielle survenue à l’improviste, au détour d’un énième déménagement, sinon une fuite insensée vers un ailleurs d’autant plus prenant qu’il est lointain et qu’il lui est loisible de l’idéaliser.
L’auteure dramatique québécoise, Carole Fréchette, fait donc se croiser une fois de plus l’Orient et l’Occident dans une de ses pièces. Elle y était parvenue avec brio avec Le collier d’Hélène en 2002 où une femme plus très jeune parcourait Beyrouth en reconstruction à la recherche d’un bijou de pacotille[1]. Aux souffrances mineures de l’une faisaient écho les douleurs majeures des autres. Voici que l’auteure dont l’œuvre est traduite en 18 langues remet cela avec Je pense à Yu créé presque simultanément à Montréal, Calgary et en France. Une nuance s’est toutefois ajoutée. À force de naviguer dans Internet, Madeleine se noie dans l’histoire des trois jeunes gens de la place Tienanmen plutôt que de vraiment y être sensible. Aussi est-elle rappelée à la réalité par deux autres personnages qui, de leur côté, gardent les deux pieds sur terre : Jérémie, père d’un enfant dépendant affectif, et Lin, étudiante ayant immigré de fraîche date au Canada, laquelle ne cesse de réclamer à Madeleine les leçons de français que cette dernière ne tient plus du tout à lui donner.S’il s’agit du plus politique des textes de Fréchette et qu’un certain didactisme n’en est pas absent, l’écrivain parvient adroitement à trouver un équilibre entre le moi et le monde dans cette quête tout à la fois introspective et tournée vers l’autre. Densité obtenue par le huis clos où se réfugie cette femme repliée sur son intériorité, une intériorité toute hantée des souffrances d’une Chine qu’elle ne connaît que par le truchement de son ordinateur. Pendant ce temps, elle refuse paradoxalement de communiquer avec la vraie Chinoise qui frappe constamment à sa porte. Au croisement du journal, du théâtre épique, du monodrame et du drame psychologique, cette pièce située dans un petit appartement montréalais devient une interface où s’affrontent conceptions occidentales et orientales, passé et présent, rêve et réalité, ainsi que monde réel et virtuel. En dépit de ses qualités littéraires, Je pense à Yu n’est pas non plus une pièce dépourvue d’humour à cause des petits malentendus et mensonges qui la parsèment, Madeleine n’osant pas se montrer ouvertement « possédée » par la victime des prisons chinoises dont elle s’entiche.
Lors de la création en langue française de la pièce au Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal, Marie Gignac, ancienne comédienne vedette de Robert Lepage, a surtout privilégié, dans sa mise en scène, une facette de la pièce, peut-être pas la plus féconde, d’ailleurs, étant donné son écriture composite, à savoir le drame psychologique qui oppose Madeleine à Jérémie et à Lin. Par exemple, à toutes les fois que le texte prend la forme du journal intime, une voix off s’élève accompagnée visuellement des recherches de Madeleine dans Internet projetées sur grand écran auxquelles a immédiatement accès le spectateur. Le réalisme, voire le naturalisme, du texte est ainsi accentué et, durant un bon moment, le public a davantage l’impression d’être au cinéma qu’au théâtre, la parole proférée directement sur scène étant surtout au rendez-vous un peu plus tard quand les rares dialogues s’engagent.Ce choix de mise scène retarde l’engagement plus vif de Marie Brassard dans le rôle de l’héroïne de cette pièce. Ses talents de diseuse ne sont pas non plus requis dans cette mise en scène qui la cantonne un peu trop, à mon avis, dans le registre de la femme ordinaire. S’il en va de même de Jean-François Piché en Jérémie, cela est moins dérangeant dans la mesure où son menuisier monoparental demeure monolithique. Reste la pittoresque étudiante chinoise campée par Marie-Christine Lê-Huu. La comédienne réussit à incarner à travers elle le courage quotidien et l’obstination de qui cache silencieusement ses souffrances et ses espoirs plutôt que de les écrire ou de les hurler.
Il m’a aussi semblé que cette mise en scène empêchait les parties les plus épiques du texte d’être mieux détachées de l’ensemble. Des véritables modulations de la parole sont en quelque sorte rendues difficiles dans ce jeu presqu’entièrement naturaliste. La musicalité de cette écriture, si perceptible à la lecture, est par conséquent largement évacuée de cette version scénique qui assure en contrepartie au texte une homogénéité et une fluidité plus grandes que celle que le lecteur pouvait anticiper. Très fréquent s’est aussi avéré l’usage des technologies sonores et visuelles tout au long du spectacle, sans pourtant que celles-ci déréalisent beaucoup la situation. Ce n’est pas dire pour autant que Gignac ne s’évertue pas à faire saisir au spectateur à quel point le regard de Madeleine sur les événements est déformé par l’affectivité et son tempérament d’intellectuelle idéaliste. La metteure en scène y parvient notamment en confrontant la vision de Madeleine du portrait défiguré de Mao par de longues coulées de peinture rouge aux petites gouttelettes que les œufs lancés par les trois étudiants ont, en réalité, tracé sur l’immense effigie du dirigeant chinois. Or, si elle est critique et rend justice à la dimension réaliste du texte, cette mise en scène a pour défaut d’accentuer la dimension didactique du drame au lieu de lui conférer une véritable portée épique, ce qui n’aurait pu être obtenu qu’en créant une distance entre ce qui est dit et ce qui est vécu.
Pour cette raison peut-être, la plus récente pièce de Carole Fréchette à Montréal a été plus fraîchement reçue de la part de la critique québécoise que la plupart de ses créations précédentes. Il n’en demeure pas moins que Je pense à Yu offre une intéressante plongée dans les méandres d’une psyché perméable aux grands combats politiques de notre époque en même temps que cette pièce le fait, paradoxalement, en l’inscrivant dans le confort des quatre murs d’un appartement. Pareille situation brosse un cliché bien ressemblant d’un Occident où le passage à l’acte, postmodernisme aidant, est devenu une chose de plus en plus impensable et impensée.
Note de fin
[2] Une critique sur le spectacle créé par le Théâtre du Flamboyant sur ce texte a été publiée dans Critical Stages | Scènes critiques, n. º 1, octobre 2009, par Alvina Ruprecht : « Lorsque le Québec et la Martinique se croisent» : http://www.criticalstages.org/criticalstages/131?category=37
*Hervé Guay est professeur régulier au Département de Lettres et Communication sociale, Université du Québec à Trois-Rivières. Il est aussi Directeur de la revue Tangence et Président de la Société québécoise d’études théâtrales.
Copyright © 2012 Hervé Guay
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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