Irène Sadowska-Guillon*
Électron libre dans la nouvelle dramaturgie japonaise, Shiro Maeda n’appartient à aucun des courants apparus dans les années 1990 dans le sillage du « théâtre tranquille », ancré dans la réalité et le langage quotidien. Son théâtre, à la frontière du réel et de la fiction, fait imploser la réalité et nous immerge dans le monde chaotique de l’inconscient.
Reconnu dans son pays Shiro Maeda entame pour la première fois un projet commun avec une compagnie française pour explorer ce dont la confrontation des différences culturelles dans un processus de création peut-être révélatrice, voire génératrice.
I – En situation d’outsider
Né en 1977 à Tokyo, dans le quartier Gotanda, auquel sa compagnie de théâtre Gotanda-dan, créée en 1997, emprunte le nom, Shiro Maeda fait ses études à la Wako University.
Il se lance ensuite dans la création artistique tout terrain, s’affirmant artiste multiple : auteur dramatique, comédien, metteur en scène, romancier, scénariste pour la télévision et le cinéma.
Distingué par de nombreux Prix dont le Prix Yukio Mishima pour son roman Mermen in the summer wateren 2009 et le plus prestigieux Prix Kishida Drama qu’il reçoit en 2008 pour Isn’t anyone alive, après avoir été nominé deux années de suite.
Parmi ses pièces : More a forget-me than a forget-me-not, A type of cabbage, Farewell, my moment of fame, Going on the way to get lost créée en 2010 au Festival de Tokyo.
De sa rencontre avec le metteur en scène français Jean de Pange nait le projet d’une création commune sur un texte de Shiro Maeda avec des acteurs français et japonais parlant dans leur langue et en mauvais anglais. La première phase de la création de Understandable ? à été présentée en mai 2011 au Festival Passages en Lorraine et à la Maison de la Culture du Japon à Paris.
À la suite du tsunami et du séisme qui ont frappé le Japon en mars 2011, Shiro Maeda est allé travailler avec des étudiants de théâtre de l’Université de Fukushima avec lesquels il a créé en août 2011 le spectacle Trip to Hawaï and the Champorghini.
Shiro Maeda est entré dans l’écriture comme dans une terra incognita, sans connaître la littérature, sans modèles ni références. Cet état d’ignorance, d’inconscience, lui permettait d’écrire ce qu’il voulait et comme il voulait, sans craindre d’imiter qui que ce soit, de trouver son propre style, de créer, à partir de ses ressources personnelles, un univers singulier qui n’appartient qu’à lui.
« Quand j’ai commencé à écrire pour le théâtre à la fin des années 1990, je n’avais alors rien vu ni lu du “théâtre tranquille” de Oriza Hirata. Il ne m’a donc pas influencé. La différence essentielle entre son théâtre et le mien est la façon de traiter l’inconscient.»[1]
À partir de ce jaillissement de l’écriture son style se décante dans une recherche de simplicité, de naturel.
« En écrivant j’ai appris peu à peu à sentir ce qui était bon ou non et j’ai commencé à censurer le langage utilisé, éviter les expressions à effet sophistiqué. Je crois que plus nous raffinons plus les choses se ressemblent. La seule façon de résister à cela c’est de ne pas chercher trop à perfectionner le travail, ne pas chercher des modèles. »[2] Aller à l’essentiel, le contenu plutôt que la forme, deviennent des principes autant dans son écriture que dans sa pratique scénique et son travail avec les acteurs. « Je veux que mes acteurs soient capables de transcendance à certains moments mais basiquement je leur demande de ressembler à des gens normaux de la vie de tous les jours. »[3]
Sa position d’outsider relève de son choix. « Cela ne m’intéresse pas d’être un auteur à succès si cela veut dire gagner beaucoup d’argent en faisant un théâtre commercial, des spectacles avec des grands décors qui impressionnent, utiliser des moyens faciles pour toucher, secouer le spectateur. Ce n’est qu’une forme de catharsis, comme si l’on faisait une injection à quelqu’un pour le faire pleurer, crier. C’est ce qui finit par arriver. Mais pour cela on n’a pas besoin d’art. On peut programmer un modèle de ce genre de pièces sur l’ordinateur. Il vous en fabriquera une quantité. En entrant en compétition avec lui vous serez perdant. L’inconscient humain est la seule arme capable de battre l’ordinateur. Cette matière obscure, imprévisible, difficile à saisir et à exprimer, dont est fait mon théâtre, n’a rien à voir avec les grandes productions dramatiques qui visent au moins 80 % du public. Mes pièces visent les 20 % restants. Il se passe la même chose avec les séries de télévision. Pour que le public ne soit pas trop dérangé on fabrique un portrait positif, supportable de la réalité. Pour moi l’art doit ressembler à la vraie vie. »[4]
II – L’écriture de l’inconscient
Shiro Maeda écrit toujours pour et en fonction des acteurs avec lesquels il travaille sans références, sans souci de la forme, sans hiérarchie des valeurs. Ses pièces qu’il met en scène lui-même secrètent leurs propres formes dans le travail du plateau : jeu dépouillé, souvent dépourvu d’émotion, dans un décor minimaliste, économie de moyens. Ses pièces sont habitées par les personnages appartenant à la « génération désabusée » dont Shiro Maeda capte les valeurs, le mode de vie, la façon, tenant du nihilisme, de considérer l’existence et la mort.
Contrairement à la plupart des auteurs de sa génération qui renouent avec le réalisme, l’écriture de Shiro Maeda oscille entre le réel et le rêve. Comme si dans une situation initiale, d’apparence réaliste, se produisait une série de déflagrations qui nous projettent dans un univers chaotique, paradoxal, quasi absurde. Maeda refuse cependant le terme d’absurde. « On peut – dit-il – regarder par exemple la paume de la main et ne voir que cela. Mais si on la regarde de beaucoup plus près, en grossissant l’image, ça devient autre chose, un morceau d’un territoire. »[5] C’est précisément dans ce territoire que Shiro Maeda nous emmène dans ses pièces.
Un espace temps paradoxal qu’il crée à travers une construction de scènes parallèles, simultanées où plusieurs espaces se chevauchent sans limites déterminées devenant de plus en plus flous, disparaissent, se fondent en un espace unique. Maeda dilate, condense, écartèle les notions de l’espace et du temps, souvent achronologique.
Les thèmes récurrents de son œuvre : la vie, le sexe, la mort, sont abordés dans un rapport dialectique à leur contraire, leur négation : vivre c’est mourir, l’acte sexuel est une réduction de deux personnes en une, le sacré, le pur, implique l’impur. L’instinct de vie et l’instinct de mort, Éros et Thanatos, s’affrontent mais on est loin ici du terrain du freudisme, de la psychanalyse. L’inconscient, chez Shiro Maeda, cette matière au plus profond de la conscience, chaotique, ambiguë, floue, dont il explore, comme dans un état de rêve, les manifestations aléatoires, énigmatiques, n’a rien à voir avec l’inconscient freudien.
Dans cet univers la frontière entre le monde extérieur et intérieur des personnages s’efface, l’espace extérieur, le réel bascule en partie ou totalement dans le rêve, dans la fiction régie par sa propre logique. L’humour, le rire, chez Shiro Maeda, n’est pas forcément libérateur mais une forme d’agression, de refus, de résistance.
Son écriture d’une grande économie de langage procédant par évocation, engage l’imaginaire et la subjectivité du lecteur et du spectateur. Pas de psychologie, rien d’explicatif, pas de pistes de lecture.
Pour Maeda la scène est une métaphore, « le théâtre, la scène, est une sorte de nébuleuse, une flamme mouvante ou une ombre inquiétante sur la surface de l’eau. C’est au public de décrypter ces signes. Trop d’explications ruine la scène. »[6]
III – Un univers en creux
Dans certaines de ses pièces Shiro Maeda utilise un élément autobiographique qui, mis en interaction avec l’imaginaire, évolue comme dans un rêve, générant au gré des associations, des images, un univers glauque, quasi fantastique, de dessous de la conscience.
Dans Farewell, my moment of fame il transpose son expérience de frustration d’auteur nommé deux fois au Prix Kishida Drama qu’il a finalement reçu à sa troisième nomination. Le personnage de l’auteur de théâtre s’appelant « moi » (projection de Shiro Maeda lui-même) décide de faire don à un pays pauvre du Prix Kishida qu’il a reçu des mains de sa petite amie. Alors qu’il est sorti le serpent qui vit chez lui tente d’avaler sa petite amie et le monde entier, y compris son œuvre.
L’histoire se construit dans l’interaction permanente entre le réel et l’imaginaire. Les deux éléments symboliques : l’auteur offrant le Prix tant désiré et le serpent incorporant, s’appropriant tout, convergent progressivement de façon arbitraire pour créer une histoire qui est une sorte d’errance dans un rêve.
Dans Going on the way to get lost l’investissement autobiographique de Shiro Maeda est plus diffus.
La pièce est articulée sur le sentiment d’aliénation, d’être orphelin dans sa propre ville Tokyo où il est né, a grandi et qu’il voit se transformer en une sorte de « camp de réfugiés » monstre, colonisée par des gens venant des alentours ou de plus loin pour y vivre.
Son quartier natal Gotanda a totalement changé : les vieilles maisons, les petites rues ont été remplacées par des grands tracés et constructions. Ce sentiment d’aliénation, de dépossession, présent dans plusieurs pièces, est toujours transposé sous une forme paradoxale.
Ainsi dans Going on the way to get lost il s’exprime à travers l’histoire d’une femme de 30 ans qui n’arrive pas à se reconnaître dans la réalité environnante et à résoudre son rapport à ses parents, à sa sœur qui n’est pas née, à son ex, à son compagnon actuel, à son enfant à naître.
Elle explore dans un ordre achronologique, remontant jusqu’à l’époque d’avant sa naissance, dans des situations réelles et imaginaires de Tokyo, sa relation à sa famille et à ses deux compagnons. Sans jamais parvenir dans son errance à travers la ville et ses confrontations avec ses proches, à trouver une cohérence entre l’univers brouillon de sa conscience et la réalité.
Le thème du deuil difficile ou impossible à faire réapparaît aussi dans Journey to throw away. Maeda y explore les divers sentiments et les frustrations de quatre personnages : frère aîné, sœur, frère cadet et sa femme, face à la mort de leur père, à travers leurs rêves et les fantasmes du mort lui-même.
Le jeune frère ouvre, malgré l’interdiction, une boîte, symbole de leurs manques. C’est la boîte dans laquelle le père avait mis le corps de leur chien Taro mort. La femme du frère cadet annonce la mort du père. On prépare les funérailles mais celles-ci se transforment en funérailles du chien Taro, de sorte qu’on ne saura jamais si c’est le père ou le chien qu’on enterre.
La fratrie parle du chien, pas plus grand que le bout d’un doigt, en termes étranges, comme s’il s’agissait d’une créature effrayante, d’un dieu chien. On les retrouve ensuite dans un train allant au bord de la mer avec la boîte contenant le corps du chien, le souhait de Taro qui est venu de la mer était de retourner à la mer.
Quand un liquide collant suinte de la boîte la femme du cadet prétend que Taro est leur fils qui n’est pas né.
Des événements plus étranges les uns que les autres avec Taro, figure symbolique, comme protagoniste, se télescopent comme dans un cauchemar ou un conte fantastique. Une chose se transforme en une autre, rien n’est réel, tout semble fantasme.
Finalement, après avoir fait les adieux au père, les quatre protagonistes tentent de se débarrasser de la boîte en la jetant à la mer. En vain, car à chaque tentative elle revient vers eux.
On retrouve le thème de l’inadéquation de l’individu à la réalité environnante et la réflexion sur le sens, le choix de vie dans Great life adventure (2008). Un homme vit reclus avec son ancienne amante. Il ne fait rien. Son unique but est de gagner à un jeu vidéo. Le jeu vidéo est son unique activité et le seul sujet de conversations avec ses amis qui lui rendent visite. Parfois sa sœur morte lui apparaît ou peut-être n’est-ce qu’un rêve ?
Est-ce un refus de vivre ? Peut-être que la vie n’est pas forcément une grande aventure ? Peut-être que vivre sans grands projets, sans projet même, est aussi une aventure ? La différence entre une vie remplie et une vie réduite à presque rien n’est-elle pas simplement une question de degré d’aventure ?
« Mes personnages – explique Shiro Maeda – se sont évadés de la pression sociale. On dit souvent : vous devez tenir ferme et vous battre. Le suicide est une autre forme d’échappatoire. Mais je ne suis pas d’accord. S’échapper c’est juste une autre façon de vivre. Quand la vie devient oppressante et que vous vous sentez rabaissé par elle, tout ce qui reste à faire c’est de s’en évader. Pour moi c’est un choix positif. »[7]
Il y a, dans le théâtre de Maeda des évadés du système, de l’espace social et ceux qui s’y inscrivent avec leurs projets de vie, de carrière à faire, de famille à fonder. C’est le cas des personnages de Ins’t anyone alive qui a valu à Maeda le Prix Kishida et a été adapté au cinéma. Les scènes simultanées ou intercalées se passent dans divers lieux du campus universitaire et dans une cafétéria de l’Université. Ces divers lieux, suggérés par quelques objets : table, chaises, cadrés par les éclairages, à la fin se fondent en un espace unique, désolé.
18 personnages, pour la plupart étudiants, professeurs, personnel de l’hôpital universitaire, serveur, patron de la cafeteria, s’y croisent et discutent de divers sujets : thèses et recherches, relations amoureuses, fiançailles, mariage, famille, petits conflits, décisions à prendre… La mort fait soudain irruption dans cet espace de détente, de rencontres, de croisement de vies. Pour des raisons inexplicables les personnages meurent les uns après les autres. À la fin seul Keisuke, patron du café, reste vivant. Autour de lui 17 cadavres éparpillés sur le sol. Recroquevillé, un peu effrayé, il a un léger sourire. On entend la pluie tomber sur le toit et le bruit des oiseaux du monde entier s’écrasant au sol. Le bruit de l’intégralité des êtres vivants qui meurent.
Comme toujours Shiro Maeda laisse la lecture de sa pièce ouverte. On ne peut pas bien entendu la lire au premier degré. Il n’y s’agit pas d’une hécatombe, d’une épidémie ou d’une catastrophe écologique ou nucléaire, qui aurait frappé soudain tous les êtres vivants.
Partant d’une situation dans un espace temps à l’apparence réaliste : le quotidien des personnages dans le campus universitaire, Maeda condense ensuite l’espace et fait accélérer le temps de leurs vies aboutissant à l’accumulation des morts, à une sorte d’image globale mais non pas abstraite, de la mort qui absorbe tout. Finalité absolue de chacun et de tous vers laquelle convergent inexorablement les histoires des personnages, les événements qu’ils vivent, leurs désirs, leurs problèmes, leurs projets, leurs engagements. Comme si le sens de tout cela était relatif et eux-mêmes en sursis.
IV -L’impossible question d’identité
Les personnages de Shiro Maeda, qu’ils aient une vie rétrécie ou agitée, sont en conflit avec ce qui semble les déterminer, les identifier depuis leur naissance : leurs liens familiaux et sentimentaux, leur rapport à la réalité sociale et à l’espace où ils vivent. L’identité dans le théâtre de Shiro Maeda est une grande inconnue, insaisissable au-delà des données apparentes.
Ce qui l’intéresse concrètement c’est ce qui se révèle de l’individu, jaillit dans sa confrontation à des individus et à des situations différentes.
Le projet artistique commun d’une création intitulée Understandable ? qu’il entame actuellement avec le metteur en scène français Jean de Pange s’inscrit dans son questionnement du choc entre deux réalités différentes.
Le texte qu’écrit Maeda, en lien direct avec le travail du plateau, est conçu pour les comédiens français et japonais de langues et d’univers culturels totalement différents.
Maeda en parle comme d’une expérience théâtrale primitive au sens où l’immature, le primitif, peut générer une énorme force, voire la violence. « Le spectacle interroge notre capacité, les artistes du projet d’abord, à nous entendre, à nous comprendre. Je pense que les gens ne se comprennent jamais complètement. Ils font connaissance, ils essaient de communiquer. Et ce geste vers… est beau. Il ne s’agit pas de jouer des rôles de Japonais et de Français car nous sommes naturellement nés pour les jouer. D’ailleurs je ne suis pas un Japonais typique. Je ne deviens Japonais que lorsque je suis à l’étranger ou lorsque j’interagis avec quelqu’un qui ne l’est pas. »[8]
L’enjeu de cette création n’est pas dans une simple confrontation, démonstration des différences, des quiproquos qui en résultent etc., mais de provoquer, dans une interaction, le surgissement de ces forces immatures, puissantes, déliées des contraintes du réel à l’instar de celles qui agissent dans nos rêves.
Qu’est-ce qui va émerger de cette collision ? De cette création ? On rejoint là la démarche matricielle de Maeda dans toutes ses pièces : l’expérience d’évasion du cadre réel, de la naissance, de la conception de quelque chose d’inconnu, de nouveaux.
D’où, dans ses pièces, les fins énigmatiques, sans réponse, sans direction à suivre.
Notes de fin
[1] Entretien avec Shiro Maeda par Irène Sadowska-Guillon, juillet 2011.
[2] Ibid.
[3] Entretien avec Shiro Maeda par Akihiko Senda dans Performing Arts, 2008.
[4] Ibid.
[5] Entretien avec Shiro Maeda par Irène Sadowska-Guillon, juillet 2011.
[6] Ibid.
[7] Entretien avec Shiro Maeda par Akihiko Senda dans Performing Arts, 2008.
[8] Entretien avec Shiro Maeda par Irène Sadowska-Guillon, juillet 2011.
*Irène Sadowska-Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2012 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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