Patrice Pavis*
Abstract
A video clip showing a little girl imitating the Wonder Girls was the starting point for a clarifying speculation on theoretical concepts such as parody, satire, irony and pastiche in Korean K-pop. The film by Jin Young Park is analyzed as (limited) parody of the artist creating K-pop.
LA PARODIE DANS LE K-POP : UNE ANALYSE DE « NOBODY », CLIP DE JYP AVEC LES WONDER GIRLS
La notion de parodie est habituellement appliquée à la littérature. Elle vaut cependant aussi pour les autres arts, les médias, toutes sortes de productions culturelles et la vie quotidienne. N’est-elle pas devenue un principe fondamental de la vie en société et de notre rapport à l’autre ? Dans la parodie nous nous situons toujours plus à côté qu’en face de l’autre. Si cela ne facilite pas l’échange, cela permet du moins de regarder dans la même direction.
Quels sont donc les procédés et les fonctions de la parodie, les raisons de son énorme popularité dans les médias et les spectacles musicaux contemporains ? Pour répondre à ces questions, il faudrait partir de la définition la plus large possible de cette notion, en examinant pourquoi et comment elle s’étend, au-delà de la littérature, à toutes les pratiques culturelles. Partons, pour ce faire, des définitions de deux très bons spécialistes de la question : Linda Hutcheon et Simon Dentith. Selon Hutcheon (2000), la parodie est « A form of repetition with ironic critical distance, marking difference rather than similarity[1] ». Cette définition s’applique avant tout à la parodie littéraire, mais elle s’élargit à d’autres pratiques culturelles. Cette définition est complète, même si certains termes mériteraient d’être précisés : la répétition insiste trop sur la reprise à l’identique, or on trouve des parodies assez éloignées de leur cible, qui sont donc plus des satires que des allusions à un objet donné. Quant à l’ironie de cette distance, elle obéit à des règles qu’il faut justement distinguer de celles de la parodie. Enfin, les notions de différence et de similarité sont elles-mêmes relatives, peu pertinentes et difficiles à établir.
La définition de Dentith (2000 : 9) est mieux appropriée à une enquête sur les diverses parodies qui, au-delà de la littérature, prennent aujourd’hui pour cible tous les domaines de la vie sociale et culturelle : « Any cultural practice which provides a relatively polemical allusive imitation of another cultural production or practice[2] ». Particulièrement bienvenu est le retour de la vieille notion d’imitation, au sens de réécriture, pastiche, hommage, intertextualité. Quant aux termes un peu neutres de polémique, relatif et allusif, ils n’empêchent pas de distinguer entre production et pratique : la pratique concerne une activité sociale en général, une manière de procéder, un endroit où « a lieu » la parodie, tandis que la production concerne un objet donné, une occurrence où un objet est parodié, que ce soit dans un texte, un geste, une image, une quelconque manifestation culturelle.

Qu’on nous permette une synthèse de ces deux définitions : on considère comme parodie toute pratique culturelle faisant allusion de manière satirique à une pratique culturelle antérieure, dans le but de la critiquer et d’amuser le récepteur. Si l’objet parodié n’est pas connu ou reconnu du récepteur, la parodie ne fonctionne pas comme telle, elle devient un texte ordinaire à prendre au premier degré.
On gagne beaucoup de temps à étudier les origines et les traditions de la parodie littéraire, depuis Aristophane jusqu’aux critiques de l’époque classique européenne, aux dix-septième et dix-huitième siècles. Chez les Grecs, le terme parôdein ou parôdia, c’est le fait de chanter à côté, mais aussi de chanter faux : donc d’imiter tout en se plaçant à côté du texte parodié afin de produire un effet comique par une diction, une interprétation volontairement erronées et donc ridicules. Enfin, il faut se souvenir que la parodie n’est pas devenue un genre littéraire, comme la tragédie ou la comédie, mais qu’elle a toujours été une figure de style : elle doit donc être « considérée plutôt comme une figure, ornement potentiel du discours (littéraire ou non), que comme un genre, comme une classe d’œuvres[3].» Cette propriété stylistique (et non générique) explique la facilité avec laquelle la parodie est transposable sur n’importe quelle production culturelle, dès lors qu’on est en mesure de dissocier l’action parodique et l’objet parodié. En revanche, la parodie ne s’est peut-être pas établie comme genre, parce que son objet disparaît vite et qu’elle doit sans cesse trouver de nouvelles cibles, ce qui ne facilite pas son enracinement comme genre.
Il convient de bien distinguer la parodie de notions proches mais différentes comme la satire, le travestissement, le pastiche, la caricature.
La satire ne se limite pas, comme la parodie, à un objet directement identifiable. Le travestissement burlesque (comme par exemple l’Homère travesti, de Marivaux, 1714) « récrit donc un texte noble, en conservant son « action », c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques, son invention et sa disposition), mais en lui imposant une tout autre élocution, c’est-à-dire un autre « style », au sens classique du terme[4] … ». Le travestissement traite d’un sujet noble de manière triviale. Le burlesque se moque de thèmes sérieux de manière grossière, grotesque, absurde.
Le pastiche imite seulement la manière d’un auteur, il écrit ou crée dans la même « pâte » (pasticcio), imite un style, sans toutefois s’en moquer, s’amusant seulement à épingler quelques inévitables tics de langage. Loin de chercher à ridiculiser l’auteur ou le producteur du texte, il imite, non sans admiration, ses procédés, auxquels il rend ainsi hommage. Le pastiche peut cependant être satirique, si le pasticheur imite le style d’un auteur en lui faisant dire des choses inattendues et comiques. Le pastiche invente un nouvel objet, tandis que la parodie a toujours dans le collimateur le même texte ou l’objet à parodier, n’hésitant pas à transformer radicalement l’œuvre parodiée. En résumé : le pastiche modifie le sujet en imitant le style ; tandis que « le travestissement burlesque modifie (donc) le style sans modifier le sujet ; inversement la « parodie »modifie le sujet sans modifier le style[5] ».
D’autres catégories, sous des noms différents, nous ramènent à l’aspect caricatural de la parodie, selon le même critère de déformation comique ou de mouvement, ainsi la caricature du dessinateur ou de l’acteur. Comme l’indique Bergson, «l’art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l’agrandissant[6].»
En transposant ces catégories logiques dans l’univers du spectacle et du show business, on s’efforcera de spécifier leur mode de fonctionnement dans le nouveau média. Notre hypothèse est que la parodie est partout, notamment dans les productions des mass médias, du show business et des clips pour les médias, et bien sûr aussi dans la manière dont nous parlons et « agissons » avec les autres. Prenons un exemple, presqu’au hasard, celui du clip de Jin Young Park (JYP) et de son groupe Wonder Girls[7]. Dans ce petit film de 6 minutes, JYP nous retrace la genèse fictive de Nobody. Il le fait en suivant les étapes de la création de cette chanson, en imaginant l’incident qui impose le style des Wonder Girls, conduit à leur triomphe, remplace les vieilles recettes du jazz, du rock par la chorégraphie et la manière plus douces du K-pop. Que s’est-il passé ? De manière burlesque, JYP a été retenu dans les toilettes à cause du manque de papier, ce qui l’empêche de rejoindre ses chanteuses ( !). Lorsqu’il arrive finalement en scène (sans qu’on sache exactement comment il a au juste résolu son problème technique), celles-ci triomphent : poussées par les producteurs, elles ont dû « improviser » une nouvelle manière de danser. Après la « prise de pouvoir » des Girls, il ne reste plus à JYP, pour obtenir sa part du succès, qu’à faire comme si il était à l’origine de ce nouveau style, à quitter la scène et à gérer le succès scénique et médiatique de ses interprètes.
Ce petit film, très bien conçu, possède tous les ingrédients d’une parodie et d’une fable ironique sur la création. Il convient cependant de démêler ce que recouvrent ces notions, de distinguer différents moments et diverses attitudes dans ces situations comiques et critiques, malgré l’apparente simplicité du récit. JYP se moque de lui-même dans cette évocation de la création d’une chanson, en donnant à voir tous les dessous (c’est le cas de le dire) d’un succès avec ses Wonder Girls. Il se moque de lui-même en évoquant l’incident grotesque et presque scatologique du manque de papier toilette. On flirte avec le travestissement burlesque qui nous donnerait à voir le K-Pop idéalisé et mièvre avec les yeux du corps grotesque à demi dénudé. Le message subliminal reste le même : c’est au manque de papier toilette que l’on doit l’invention du K-Pop et la prise du pouvoir, sans doute très provisoire, des Wonder Girls. Grâce à cette aventure scatologique de JYP, les Girls passent de la figuration chorale en fond de scène à une chorégraphie chantée, où toutes leurs qualités vocales et physiques sont pleinement mises en valeur. Pointe finale, de nouveau ironique : après le concert qui a vu la consécration de ses artistes, JYP, savourant cette invention d’un genre nouveau, se retrouve dans sa position de départ : sur les toilettes. Mais le papier — retour ironique, voire tragique de la malédiction ?– n’est toujours pas au rendez-vous. Notre JYP, de nouveau bloqué, se sent abandonné de tous. De profundis clamavi… Cette situation embarrassante de l’artiste maudit est-elle parodique ? Oui et non, il faut nuancer !
Reprenons la chronologie du film, ne serait-ce que pour mieux apprécier la variété des regards, tour à tour ironique, parodique, pastichant, grotesque et burlesque, etc. Constatons d’entrée que le film ne fait nullement une parodie de la chanson Nobody. On ne touche pas aux paroles et à la musique, toujours jouée en playback, on ne se moque pas de la chorégraphie, on ne ridiculise pas une manière de chanter et de bouger ; au contraire on insiste assez lourdement et narcissiquement sur le succès public et médiatique, à la télévision américaine des années 1950. Cette autocongratulation, cette glorification, cette success story à l’américaine sont le contraire même de la parodie, laquelle ne fait pas l’éloge mais la critique de son objet. Ce n’est que dans le détail du récit édifiant qu’on trouve des moments parodiques ou ironiques, pastichés ou burlesques.
Moments d’ailleurs fort jolis et amusants qui démontrent, s’il en était besoin, la virtuosité du show business, la capacité de se commenter, de s’auto-analyser, voire de se déconstruire. On trouve une assez belle reconstitution du spectacle de variétés américain des années 1950, avec les stéréotypes habituels : impresarii et managers tyranniques, gourmands et stupides ; boîte de nuit très chic ; micros à l’ancienne (un brin phalliques) ; photos en noir et blanc prises au flash ; appareil de télévision des années 50 ; orchestre de jazz très « swing » ; chœur des chanteuses qui se trémoussent latéralement, entre rock et gospel ; annonceur emphatique ; pianiste et répétitrice aux ordres ; artiste endormi qui se réveille pour créer une de ces belles mélodies qui le poursuivent ensuite en tous lieux…
On assiste aux premiers balbutiements de la chorégraphie, à sa mise en place selon les codifications du genre : rythme à la fois corporel (mouvements latéraux des hanches, poses et arrêts, geste des bras pour indiquer une direction) et musical. On comprend la force phatique de la gestuelle K-Pop : les mouvements des bras et des jambes n’imitent pas un objet, ils sont des contacts rythmés avec le public, selon un système simple mais extrêmement précis ; le corps est à la fois livré au regard érotique et contrôlé selon une étiquette parfaitement codifiée de la coquetterie décente.
Le showbiz américain des années 40 et 50 est joliment évoqué avec maints détails pertinents bien observés. La scénographie, le jeu et le son constituent un pastiche très réussi : pastiche car les chanteuses tout en bougeant, en chantant, en adoptant le look de ces années-là, indiquent aussi qu’elles ne sont pas dupes d’un style qui n’est pas le leur, qu’on leur a imposé, qu’elles suggèrent avec précision et talent. Ce pastiche est une imitation de la culture américaine, avec les habituels stéréotypes stylistiques et « philosophiques ». Les déhanchements latéraux en groupe, une des armes de guerre préférées du K-Pop, mais aussi les coiffures (ou perruques ?), le côté glamour des robes-fourreau argentées, parachèvent cette imitation de l’Amérique mythique. Les citations du pastiche ne sont jamais ouvertement ironiques, et encore moins parodiques. Elles ne sont pas le signe d’absence d’idée, mais une réactivation critique, un persiflage ironique des codes culturels ou esthétiques dominants. Ce film documente aussi ce transfert culturel, ce regard amusé, presque critique et distancié, sur une autre culture dont on tente difficilement de se détacher. Est-ce une marque de la relation ambivalente, voire schizophrénique de la culture coréenne vis-à-vis de la culture nord-américaine ? Toujours est-il que le pastiche, la citation, le transfert culturel sont toujours à l’œuvre dans le K-Pop, comme dans un laboratoire de chimie ou d’alchimie. Selon Stephen Greenblatt, la connaissance de la culture aide à mieux comprendre la littérature, « for Western literature over a very long period of time has been one of the great institutions for the enforcement of cultural boundaries through praise and blame. This is obvious in the kinds of literature that are explicitly engaged in attack and celebration: satire and panegyric[8] ». En transposant cette remarque sur le plan du K-Pop, on pourrait dire que le mélange de satire et d’éloge contenu dans le pastiche caractérise l’invention de l’esthétique du K-pop, comme on le constate dans ce passage ici entre les variétés américaines « classiques » et le K-Pop contemporain. Le pastiche qui en résulte porte les marques du post-moderne, qui, selon Fredric Jameson[9], est une « parody without purpose » (une « parodie sans but ») : une parodie non pour ridiculiser l’objet parodié, mais pour s’approcher du modèle, pour briller dans l’imitation de la variété américaine tout en suggérant que le K-Pop est mieux en prise sur notre temps, et surtout mieux à même de séduire le public mondial de l’entertainment. La parodie, le pastiche et même le burlesque apparaissent indispensables pour établir une circularité entre raillerie et éloge, parodie et hommage. Attitude et circularité que nous allons plus loin retrouver dans les imitations de la danse (jamais des chansons) par les fans, partagés dans le désir admiratif de faire aussi bien que leur modèle et l’envie secrète de ridiculiser et déloger les idoles. La parodie est nécessaire au bon fonctionnement du show business, puisqu’il faut sans trêve mobiliser les fans, leur permettre, comme au carnaval, de se défouler en imitant de manière burlesque les artistes « élus », avant de réintégrer le rang des admirateurs et des clients payants.
UN EXEMPLE D’IMITATION PAR LES FANS : WONDER GIRLS VS WONDER BABY
On trouve sur Internet des centaines d’imitations des clips des Wonder Girls. Un genre particulier est celui des enfants, parfois très jeunes (quatre ans), capables de parodier, grâce à on ne sait quel training acharné avec Maman et Papa, ou avec un « teacher », plusieurs chansons des Girls.
http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=iLdsC4338Xs&NR=1
C’est le cas de ce petit enfant de quatre ans, qui « interprète » plusieurs danses, avant d’être rejointe par les Wonder Girls, contraintes elles-mêmes à s’adapter à l’imitation de la petite fille pour danser avec elle[10]. Il s’agit d’un cas indiscutable de parodie, destiné à divertir le public de la télévision : pastiche satirique qui reprend à la fois la gestuelle et la mimique des Wonder Girls et caricature, en les soulignant et allongeant, certaines poses, une démarche, des regards et des œillades très « féminines ». Cette reconstitution va dans le sens d’une sexualisation, qui certes échappe à cette petite fille qui se borne, on l’imagine, à reproduire les traits que les adultes lui suggèrent. Cette stylisation parodique retrouve en effet quelques tics de comportements. En particulier, ce qui provoque un « rire jaune », c’est-à-dire un rire un peu forcé, qui trahit un certain malaise, ce sont les poses très sexy, imitées des Girls, les démonstrations de charme sexuel, qu’on a du mal (ou bien, est-ce culturel ?) à admettre chez un très jeune enfant comme cette petite fille. La parodie consiste ici à exagérer les trucs et les tics de séduction. Ce qui (me) met mal à l’aise, c’est l’aspect « chien savant », « chien de cirque » de ce sketch, car il est clair que la petite fille se borne à imiter ces signes de séduction que les adultes lui ont inculqués pour faire rire le public, ce qui encourage le cabotinage naturel de l’enfant. C’est une parodie très réussie, mais comme malgré l’enfant, à son corps défendant. Dès lors les adultes rient aussi de cette innocence de l’enfant, de ce que les parents ont « réussi » à lui enseigner : faire de la parodie sans s’en rendre compte et pour le compte des autres qui en retirent les fruits.
Lorsque les « vraies » Wonder Girls viennent en scène et dansent gentiment sur leur chanson en accompagnant l’enfant, on observe comment elles s’adaptent à lui, simplifient, stylisent, ébauchent, assagissent leur gestuelle dansée habituellement coquette. C’est là aussi un exemple de parodie, mais atténuée, rentrée, schématique, destinée à seulement évoquer leur chorégraphie, comme un danseur qui répète pour lui-même un enchaînement. Ce sont maintenant, non sans ironie, les Wonder Girls qui font une parodie atténuée d’elles-mêmes et de la petite fille en train de les imiter. On a coutume d’associer la parodie au comique, et il est vrai qu’elle fonctionne dans ce sens de l’exagération risible, mais on devrait envisager le trajet inverse : du comique vers le sérieux. La parodie irait alors vers la simplification, vers l’effacement des effets comiques, la rétractation corporelle, le résumé sérieux à la place de l’expansion comique. On voit que la parodie est pour ainsi dire la norme et le parcours obligé : on parodie toujours quelque chose qui précède. En interprétant en playback, les chanteuses doivent mouler leurs mouvements dans un schéma rythmique, une durée, une énergie décidées depuis longtemps : leur performance est toujours en retrait par rapport à ce qui a été fixé mécaniquement, elle en est donc la parodie, le commentaire venant après, quoiqu’aspirant à se fondre dans l’enregistrement original. Dans un mass média, un produit culturel industriel aussi complexe qu’un clip ou une performance live de variété en playback, la parodie porte sur cette machine industrielle inaltérable et elle a pour mission de transformer les repères tout prêts aux aléas du corps en direct et en scène. Tout le système gestuel, les marques de séduction, les œillades, les adresses à la caméra et au spectateur sont prévus dans l’enregistrement de la bande–son et ils doivent être incarnés, « performés », reconstitués en fonction du plan original, qu’on ne peut changer, mais qu’on doit en même temps remplir, animer et, qu’on le veuille ou non, adapter au public live, aux partenaires, aux changements de chacun, en un mot que l’on déplace nécessairement, telle une parodie ou un pastiche.
Si la parodie scénique comme adaptation aux contraintes de l’enregistrement fonctionne bien ainsi dans le sens d’une interprétation live qui « performe », adapte, et volens nolens pastiche l’objet fabriqué industriellement qu’est le clip, c’est bien sûr parce que la chorégraphie est fixée avec une extrême précision et que le système des émotions, des interpellations de la machine à musique, à mouvement et à séduction est parfaitement coordonné et contrôlé. Le système vivant est tellement bien maîtrisé, qu’il apparaît comme un corps social collectif, un corps et une machine érotiques réglés au millimètre, un corps qui dépasse les individualités aussi intéressantes soient-elles par ailleurs… Ce corps collectif est à prendre ou à laisser. Nous ne sommes plus dans la psychologie individuelle, mais dans une machine de séduction dangereusement efficace. Le désir individuel, la volonté d’authenticité, l’esprit critique sont comme malaxés et pulvérisés dans une sorte de machine à médium : médium de masse et médium de fantasmes[11].

QUELLES CONCLUSIONS ?
Il faut résister à la tentation de tirer de cette universalisation de la parodie des conclusions trop rapides. Cette universalisation n’explique en effet pas à elle seule l’évolution de nos sociétés, elle ne révèle pas miraculeusement une tendance lisible, pertinente et indiscutable.
On ne saurait cependant éviter de se poser une question : pourquoi cette promotion, cette obsession de la parodie, dans les médias, dans les arts et dans nos vies ? L’attention des « masspectateurs » et des créateurs semble davantage attirée par la satire et la parodie d’une chose que par cette chose en soi. Est-ce à cause d’une fuite du référent que l’œuvre ne nous paraît plus rattachable à la réalité, mais au mieux à une simulation de la réalité, à un autre texte ou objet auquel on ne peut accéder, sinon sous la forme parodique ?
La parodie est confortable, elle est une dénégation pour dire que nous ne sommes plus responsables des choses puisqu’elles sont déjà toutes citées, parodiées, soustraites à toute analyse « sérieuse ». Est-ce une manière de rester dans la citation, l’intertextualité, le jeu gratuit sans prise sur le réel, l’inaction ? Une parodie par dénégation et par goût du recyclage des thèmes, des textes, des idées ? Ce peut être aussi, pour des groupes marginaux, un moyen de se défendre contre une culture dominante ou contre une culture savante qu’ils considèrent comme inaccessible. Ce que Marie-Louise Pratt nomme la parodie pour les « arts of the contact zone », là où « marginalized, oppressed groups appropriate, imitate aspects of empowered cultures[12]. »
Je résisterai encore davantage aux amicales pressions à tirer des conclusions sur l’état de la société coréenne à partir de la seule analyse de ses médias, de son industrie culturelle et d’un petit film de propagande sur le K-Pop. Ce goût du parodique, du recyclage de textes et d’idées est évidemment lié à l’idéologie et l’esthétique du postmoderne. Selon Jameson, le postmoderne serait une idéologie post-capitaliste qui recourt au pastiche, comme parodie sans finalité. Quelle pourrait être aujourd’hui la finalité de la parodie, par contraste avec le formalisme stylistique du pastiche ? Notre exemple duNobody semble confirmer la circularité de la parodie, son désintérêt pour un art critique. Ce serait plutôt du décervelage sous forme d’une désincarnation (disembodiment), à savoir une soumission du corps désirant du spectateur aux lois de la circulation économique : changement et continuité des marchandises culturelle, paradigme américain ancien vers un nouveau paradigme global, « koréanisable » (Korea-compatible), corps-réalisable (body/Korea-managable). Dans cette économie circulaire tout– paroles, musiques, corps, désirs, fantasmes– est globalisé, à savoir consommable dans tous les contextes culturels, toutes les classes et toutes les générations.
L’hypothèse de cette microanalyse culturelle de Nobody, c’est que toute œuvre artistique, clip ou performance parodique d’enfant, est un système sémiotique qui concentre et absorbe les valeurs sociales, les conceptions du monde, les horizons culturels différents. Cette hypothèse nous semble confirmée par la thèse de Stephen Greenblatt : « Cultural analysis has much to learn from scrupulous formal analysis of literary texts because those texts are not merely cultural by virtue of reference to the world beyond themselves ; they are cultural by virtue of social values and contexts that they have themselves successfully absorbed[13]. »
De cette absorption de cultures, souvent accessibles comme une suite de parodies emboitées, nous avons eu un exemple avec la parodie par la petite fille de la gestuelle des grandes Girls. Le « teacher » et probablement aussi la mère ont absorbé quelques trucs et tics du corps et des mouvements des Wonder girls, qu’il a été facile ensuite à l’enfant d’imiter et donc de caricaturer à son tour (impossible de croire que l’enfant ait réalisé cette parodie à lui seul !). Le mini-public des parents et des amis semble guider l’enfant lors des changements de gestuelle ; puis le dispositif télévisuel : animateur-meneur de jeu, entre ogre effrayant et ourson bienveillant, organise le spectacle, en fonction aussi des Wonder Girls amenées à réguler, voire imiter la performance de la petite fille ; et enfin les trucages télévisuels, particulièrement stupides d’ailleurs, et la mise aux normes pour une bonne réception. A chaque étape, le contexte et les valeurs sont mises en jeu, absorbant toutes ces données et tout ce qu’elles représentent anthropologiquement et sociologiquement. Cette absorption est finalement visible et contenue dans la performance de la petite fille, à travers les signaux corporels qu’elle incarne et émet. C’est à l’analyste que revient la tâche de démêler ces fils, séparer ces couches, de faire la part du jeu et du business, de suivre la série des parodies, de remonter la filière.
Small is beautiful. Tout est nice. Cute aussi mon enfant, s’il pouvait devenir une star !
Parodie aussi de la joie, du bonheur, de la vie ?
Notes de fin
[1] Linda Hutcheon (2000). A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth Century Art Forms. Champaign and Urbana: University of Illinois Press, p. XII.
[2] Simon Dentith (2000). Parody. London: Routledge, p.9.
[3] Gérard Genette (1982). Palimpsestes : La littérature au second degré. Paris : Seuil, p. 25.
[4] Ibid., p. 67.
[5] Ibid., p.29.
[6] Henri Bergson (1924). Le Rire [1ère ed.1900]. Paris : Alcan, p. 18.
[7] http://www.youtube.com/watch?v=BA7fdSkp8ds
[8] Stephen Greenblatt (1995). « Culture », Critical Terms for Literary Study. Ed. Frank Lentricchia and Thomas McLaughlin. Chicago: The University of Chicago Press, p. 226.
[9] Fredric Jameson (1991). Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism. Durham, NC: Duke University Press.
[10] Voir le clip : http://www.youtube.com/watch?feature=endscreen&v=iLdsC4338Xs&NR=1
[11] « La nouveauté de la situation actuelle — où l’imagerie-objet détruit l’imagerie-mentale, la mens, c’est-à-dire l’imagination, et en cela l’avenir même, si l’on en croit Valéry — tient au fait que, tandis que le contrôle des images objets permet un contrôle des images mentales (qui n’est jamais absolu), induit par la rémanence des images objets et des images mentales (ce qui a à voir avec la viscosité de lalibido, c’est-à-dire du fantasme), le capitalisme, au XXe siècle, devenant en cela une société de contrôle, surtout à la fin de ce XXe siècle, est la société qui doit contrôler la circulation des images objets en vue de contrôler les comportements, c’est-à-dire les schèmes sensori-moteurs qui sont des modalités de l’imagerie mentale.
[12] Marie-Luise Pratt (1991).“Arts of the Contact Zone”, in Profession 91. New York.
[13] S. Greenblatt, op.cit., p.227.
*Patrice Pavis was professor of theatre studies at the University of Paris (1976-2007). He is currently professor in the department of Drama at the University of Kent at Canterbury. Educated in the Ecole normale supérieure de Saint-Cloud (1968-1972), where he studied German and French literature, he has published a Dictionary of theatre (translated in thirty languages), and books on Performance analysis, Contemporary French dramatists and Contemporary mise-en-scène. He is an Honorary Fellow at the University of London (Queen Mary) and Honoris Causa Doctor at the University of Bratislava. His most recent publication is: La Mise en scène contemporaine, Armand Colin, 2007.English translation by Routledge forthcoming. In 2011-2012, he is a visiting professor at the Korea National University of the Arts, Seoul.
Copyright © 2012 Patrice Pavis
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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