Congre et homard de Gaël Octavia, directed by Dominik Bernard, seen in Avignon, July 2011.
Selim Lander[1]
Abstract
Congre et homard (The Eel and the Lobster) is not the first foray into dramatic writing by Martinican Gaël Octavia, but it is the first of her works that has been staged and it reveals her astonishing command of the genre. The play, directed by Dominik Bernard from Guadeloupe, is perfectly constructed with successive unexpected twists that set the plot off in various directions. The language is brilliant, sprinkled with various registers of popular vocabulary and even creole, spoken by the vast majority of people in the French Caribbean. Here it concerns two characters: a fisherman and a”jobeur” – a “officially” unemployed young man hired to perform small tasks on a daily basis. The third character, who is the fisherman’s wife, and no doubt the most important person in the play, is absent. The battle lines are drawn, the verbal exchanges sparkle, and the result is more than surprising.
Gaël Octavia, est une jeune femme d’origine martiniquaise.Congre et Homard n’est pas son premier essai d’écriture théâtrale mais sa première pièce montée. Elle y révèle une étonnante maîtrise. Construction parfaite (dans le genre des pièces à tiroir avec des rebondissements successifs qui relancent l’action), langue brillante avec quelques rares pépites empruntées à un vocabulaire plus populaire, voire créole puisque nous avons affaire respectivement à deux représentants du petit peuple antillais : un pêcheur et un « jobeur » (c’est-à-dire un chômeur « officiel » faisant des petits boulots). L’intrigue tourne autour de la femme du pêcheur, laquelle pourtant n’apparaîtra jamais. Dans cette joute verbale entre les deux hommes, les répliques fusent et la tension ne cesse de monter jusqu’au dénouement.
Le pêcheur, le type même du macho-grande-gueule a une bonne raison d’en vouloir au jobeur et lui fera passer de très mauvais moments. Ce dernier, néanmoins fera preuve d’une belle résilience et parviendra même, par moments, à renverser la situation à son avantage. Et la pièce se terminera sur un happy end indécis qui laisse le spectateur avec davantage de questions que de réponses.
Le mérite principal du texte se trouvant dans sa construction, cela justifie l’analyse détaillée qui est présentée ci-dessous sous la forme d’un synopsis.
Synopsis
C est seul en scène puis H entre tenant une lettre à la main. H s’efforce vainement d’obtenir de C qu’il lui dise pourquoi il lui a donné rendez-vous. Il réitère sa demande pendant que C ne cesse de faire diversion, racontant en particulier, par épisodes, l’histoire du poulpe qui chasse le homard et du congre qui en profite pour manger le poulpe. Après que H a répété sa question pour la cinquième fois, la réponse vient enfin : « Parce que tu es l’amant de ma femme, compère » (première surprise, p. 13). Qui entraîne une nouvelle question de H – « Bon vous voulez quoi, pourquoi ? » – et la réponse de C : « Eh bien, je te répondrai que je ne le sais pas moi-même, compère » (deuxième surprise, p. 14).
H déclare qu’il veut s’en aller. Même jeu que précédemment, il aura beau répéter à cinq reprises qu’il veut partir, C s’arrangera toujours pour le retenir avec de beaux discours. Il raconte comment il a découvert la liaison entre sa femme et H ; il se moque de H « jobeur-chômeur perpétuel ». Piqué au vif, H revient sur ce qu’il a dit précédemment, il n’est plus chômeur, il a trouvé « un vrai travail, un bon travail » (troisième surprise, p. 23). Le rapport de forces entre C et H se modifie alors subtilement. H apparait soudain plus digne par sa volonté de mériter la belle grâce à une situation plus rémunératrice et plus stable que celle qu’il avait jusque-là (« j’ai trouvé un travail et vous crevez de peur », p. 26).
Cependant H avoue qu’il n’a pas encore signé de contrat pour ce travail dont on ignorera d’ailleurs le contenu jusqu’au bout. Malgré tout, C n’est plus aussi fier. Il avoue que sa femme a changé depuis qu’elle a un amant : « elle est plus belle que jamais, donc je suis plus amoureux, et donc plus malheureux » (p. 27). Il sanglote. H en profite pour annoncer à nouveau qu’il s’en va. C’est alors que C fait savoir à H d’une part qu’il ne peut pas sortir, puisque c’est lui, C, qui a la clef du restaurant désert et bouclé (quatrième surprise), et d’autre part que ce n’est pas la peine que H se dépêche de retrouver sa maîtresse car elle est morte : C l’a tuée (cinquième surprise, p. 28).
C aura beau lui confirmer son crime, H, reprenant son jeu habituel de répétition mais maintenant avec une plus grande intensité dramatique, interrogera alors jusqu’à dix fois « vous ne l’avez pas tuée ? », finissant effondré, en pleurs, quand C sort de sa poche un soutien-gorge ensanglanté. Lorsque H se relève, c’est pour demander la mort, assumant ainsi sa condition de proie, de « homard », en face de C, le « congre » : « J’ai compris, vous savez. C’est un traquenard, une nasse. Je suis entré dans la nasse, je suis condamné. J’accepte ? Faites ça rapidement qu’on en finisse » (sixième surprise, p. 31).
C refuse, il veut seulement bavarder et se lance à nouveau dans le récit quelque peu halluciné (il n’a cessé de boire du rhum, contrairement à H qui n’a pas accepté le moindre verre) de l’histoire du congre, du homard et du poulpe. Il est interrompu brutalement par H : « Vous avez menti », (septième surprise, p. 32) ; C, en effet, n’a pu tuer sa femme sur un coup de tête, ainsi qu’il l’a raconté, il a prémédité son coup, comme le prouve la convocation qu’il a envoyée à H plusieurs jours à l’avance. Ce n’est plus un crime passionnel, c’est un assassinat. Un assassinat inutile puisque H n’a jamais touché la femme de C (huitième surprise, p. 33) ; il n’était que son confident, s’estimant indigne d’elle tant qu’il était au chômage. Néanmoins H demande encore la mort (huit fois) : « Éventrez-moi avec le couteau qui l’a égorgée ».
Mais C sort un revolver : « Arrête avec ton rêve de sangs mêlés sur un couteau, compère ! Je l’ai tuée avec ça » (neuvième surprise, p. 37). Il pose le revolver sur la table qui les sépare, ainsi le premier qui voudra s’en servir l’aura-t-il à sa disposition. H reprend alors à son compte l’histoire du congre et du homard en la transformant : les deux animaux n’en peuvent plus d’être enchaînés l’un à l’autre, « ils sont fous, ils veulent mourir » (p. 39). H a désormais la situation bien en main, il explique que s’il n’avait pas été là, la femme de C l’aurait quitté, « c’est pourquoi vous me tolériez ». Puis il ajoute « Je vous ai menti… quand je vous ai dit que je ne l’avais jamais touchée » (dixième surprise, p. 41).
C s’avoue perdu ; il ne sait plus si sa femme l’a trompé ou non et ne sait plus, du coup, s’il doit ou non tuer H. Il demande alors à C d’appeler sa femme au téléphone pour qu’elle les rejoigne et qu’il en ait enfin le cœur net. Elle n’est donc pas morte (onzième surprise, p. 42). H commence par se réjouir puis se met à douter, désemparé. Il essaye à nouveau de sortir mais la porte est cadenassée. H sort la clef de sa poche : il faudra le tuer pour s’en emparer. H a le revolver en main, les deux hommes se battent, le coup part, C s’effondre, il est mort. Mais non ! Il se relève au bout de quelques instants, indemne (douzième surprise, p. 45). Il raconte alors à H que tout cela n’était qu’une plaisanterie, qu’ils vont aller retrouver la femme, laquelle choisira qui elle voudra. Il lui tend la clef. Fin.
Le thème de l’adultère n’est pas original. Mais le théâtre se satisfait de retraiter indéfiniment les mêmes thèmes ; tout est dans la manière. Ici, le huis-clos entre les deux hommes, dû à l’absence de la femme d’un bout à l’autre, crée les conditions d’une tension dramatique qui se poursuivra jusqu’à la fin, grâce aux rebondissements savamment ménagés par Gaël Octavia. Et la pièce s’achève sans que nous ayons la moindre certitude sur des questions essentielles à la compréhension des personnages : C a-t-il ou non tué sa femme ? H a-t-il ou non couché avec elle ? H a-t-il ou non trouvé un « vrai travail » ? L’auteure a le bon goût de nous laisser choisir les réponses les plus adéquates à notre perception de sa pièce.
L’introduction de la fable aquatique s’avère également productive sur le plan dramatique, en amenant le spectateur à s’interroger pendant un bon bout de temps – qui est le congre, qui est le homard ? – jusqu’à ce que chacun des protagonistes assume explicitement l’identité de son double marin.
Mais les Antillais affectionnent les combats de coqs. On pourrait également filer cette métaphore à propos d’une pièce qui met face à face deux hommes prétendant chacun à la même femme. Le comportement des hommes antillais est souvent assimilé en effet à celui d’un coq passant sans remords d’une poule à l’autre. « Coqueur » est un nom commun, « coquer » un verbe qui font partie du vocabulaire sexuel antillais. Dans Congre et homard, C endosse clairement la personnalité du coq (est-ce un hasard si C est aussi l’initiale de « coq » ?). Sa femme se résume à ses yeux essentiellement à son « éminence charnue » (pour parler comme Brassens). Ne se vante-t-il pas à plusieurs reprises d’avoir épousé « la plus belle paire de fesses de la commune » ? A côté de C, H est celui qui fait preuve d’humanité (H comme « humain » ?) ; la femme n’est pas pour lui un objet ; il est capable d’aimer, pas seulement de désirer ou de posséder. Les deux personnalités n’en sont pas moins complexes, le chagrin de C n’étant pas feint et H se révélant moins naïf qu’on le croit au début.
La pièce a été crée en 2011, présentée au festival d’Avignon (à la chapelle du Verbe incarné, salle dédiée à l’outre-mer) cette même année, dans une mise en scène de Dominik Bernard qui tient également – et avec quelle autorité ! – la partie de C. Il est accompagné par son camarade guadeloupéen, Joël Jernidier, lequel, dans le rôle plus ingrat d’une victime le plus souvent passive, démontre une belle intériorité.
Nous avons eu la chance de voir la pièce d’abord en Avignon puis en tournée en Martinique dans la même mise en scène. Dominik Bernard et le décorateur (Pascal Catayee), ont choisi de placer les deux hommes (tous deux vêtus d’une combinaison de travail) face à face, de part et d’autre d’une table qu’on pourrait imaginer dans un bistrot branché, cubique de forme et d’où surgit par moment une lumière bleutée. Le bleu est d’ailleurs la tonalité dominante et cette lumière froide n’est pas sans contribuer à la tension qui domine le spectacle de bout en bout. Un bleu qui contraste avec le rouge qui accompagne le tout début du spectacle lorsque le pêcheur, seul en scène, esquisse une valse. Première fausse piste ; il y en aura bien d’autres, comme on l’a vu !
Des images le plus souvent abstraites sont projetées à certains moments du spectacle ; elles contribuent, avec la musique, à renforcer l’impression d’étrangeté qui ressort d’un texte où abondent les non-dits, les fausses pistes et les contradictions. Pour accompagner le monologue de C décrivant son épouse, régénérée par son nouvel amour, en train de s’habiller, l’image est simplement celle des deux jambes nues d’une femme, longilignes, ce qui contribue incontestablement à la force émotionnelle du passage en question.
En définitive, ce spectacle paraît exemplaire parce qu’il réunit toutes les qualités que l’on attend du théâtre : 1) un vrai texte, écrit pour le théâtre, utilisant de manière magistrale les procédés propres à cet art. 2) des comédiens talentueux. 3) une mise en scène rigoureuse et une scénographie qui ne trahit pas le texte sans chercher pour autant à l’illustrer servilement.
Congre et Homard de Gaël Octavia est publié chez Lansman / Emile&Cie (Carnières-Morlanwelz, Belgique, 2011, 45 p., 9 €).
[1] Selim Lander lives in Martinique (French West Indies). His theatre reviews appear in the following webjournals: mondesfrancophones.com and madinin-art.net.
Copyright © 2012 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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