Sous la direction de Dominique Dolmieu et Zeynap Su Kasapoglu
430 pp. Paris: Editions Non Lieu et l’Espace d’un instant
Reviewed by Irène Sadowska-Guillon[1] (France)
On peut en effet comparer au bazar le théâtre turc qui ne s’est jamais départi de sa tradition de théâtre d’ombres, de conte ou du théâtre en rond, en se nourrissant en même temps d’éléments culturels arméniens, juifs, kurdes, chypriotes, balkaniques mais aussi occidentaux, notamment français.
Un bazar au sens noble du terme, un lieu de vie, d’échange, de convivialité, où se croisent des gens d’origines, de cultures, de langues différentes, où l’on trouve une multitude de produits et d’objets de toutes sortes, anciens et actuels.
Dans la mesure où il s’est constitué des divers apports culturels le théâtre turc moderne est par excellence interculturel. Sa modernisation est étroitement liée avec l’évolution sociopolitique de la Turquie depuis l’instauration en 1923 par Mustafa Kemal, dit Atatürk, de la République, donnant le droit de vote aux femmes, imposant une laïcité rigoureuse avec l’interdiction des vêtements religieux hors des lieux de culte, etc.
Dès le début du XXe siècle le théâtre s’ouvre aux influences occidentales. On traduit des auteurs français, anglais… Antoine, invité à Istanbul, y fonde le premier Conservatoire. Ses élèves, devenus comédiens et directeurs de théâtres, les ouvrent d’avantage au grand répertoire mondial : Shakespeare, Ibsen, Tchekhov, Pirandello, etc. Des écoles professionnelles d’art dramatique se multiplient.
Aujourd’hui le réseau des théâtres nationaux compte 43 scènes réparties sur 13 villes. Parmi les nombreux festivals qui irriguent le territoire, le plus important, le Festival International de Théâtre d’Istanbul contribue depuis le début des années 1990 à faire découvrir en Turquie des nouvelles pratiques scéniques en invitant des artistes tels que Pina Bauch, William Forsythe, Bob Wilson, le Piccolo Teatro de Milan, la Royal Shakespeare Company, le Berliner Ensemble, Peter Brook, Heiner Goebbels, etc.
L’ensemble des 25 textes d’auteurs et deux œuvres anonymes présentés dans l’anthologie, couvrant la période de 1887 à 2009, est inscrit dans un contexte d’analyses apportant un éclairage sur l’évolution des écritures de théâtre depuis les formes traditionnelles et anonymes comme le meddha, le karagöz, les premières pièces d’auteurs (Maître Balthasar d’Hagop Baronian) datant de 1887, aux pièces les plus récentes.
Certains auteurs de l’exil qui conservent un lien avec le théâtre turc sont également intégrés dans l’anthologie.
Tous les textes intégraux et les extraits des œuvres (de 5 à 8 pages) sont accompagnés d’une biographie de l’auteur, d’un résumé et d’une analyse de l’œuvre par un spécialiste.
Les grandes lignes thématiques vont de l’introspection de l’individu, au questionnement de la famille, de la place des femmes dans la société, de l’altérité et de l’émigration, de la violence, du pouvoir et de la religion tentant de s’imposer dans l’espace public.
Parmi les auteurs femmes, relativement nombreuses dans la dramaturgie récente turque, Aliye Ummanel (née en 1979) dans Passa Tempointerroge la notion du destin et du hasard dans la vie humaine, ou Sedef Ecer (née en 1965) qui dans Sur le seuil aborde le thème des êtres en situation de passage, dans un entre deux, faisant face à une nouvelle réalité. La critique sociale, la menace de l’emprise islamique sur la société turque, sont abordées avec un humour incisif, absurde, par Ferhan Sensoy dans 2019.
Le théâtre politique est très présent. Ainsi par exemple Berkun Oya (né en 1977) traite-t-il du terrorisme mettant en scène dans La bombe les “sauts de conscience” de quelques personnages un quart d’heure avant l’explosion d’une bombe.
Cet état des lieux de la situation et de l’évolution des écritures dramatiques en Turquie, proposé dans l’anthologie, est complété par un essai de Zeynep Oral sur le développement des arts scéniques et l’actuelle effervescence de la création théâtrale à Istanbul.
Un glossaire et une bibliographie parachèvent cet ouvrage qui constitue un excellent guide dans le bazar théâtral turc.
[1] Irène Sadowska-Guillon est critique de théâtre à Paris.
Copyright © 2011 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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