Propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon[1]

Abstract
French critic Irène Sadowska Guillon interviews playwright and director Zinnie Harris: How — after the radical movement, the extreme violence of the visions of human catastrophe, the barbarism running in the plays of Edward Bond, Howard Barker and Sarah Kane — do the British playwrights of the new generation speak of the state of our world? The theatre of Zinnie Harris turned to writing in the early 2000s and continues to examine the various aspects and consequences of wars and conflicts that never end: the blurring of identities, childhood erased by a violence that transforms humans into lying brutes, the state of speech, language, the sources of falsehood or the breath of life?
Born in 1973, Zinnie Harris first studied zoology, staging and dramaturgy. She worked as a director. In 1999, she wrote her first play By Many Wounds and in 2000 Further Than the Furthest Thing. She also wrote The Chain Play (2001), Midwinter (2004) and Solstice (2005). A playwright and director, winner of numerous awards, she writes for the Royal Court Theatre, Royal Shakespeare Company and the Royal Lyceum Theatre in Edinburgh where she lives.
Comment, après la geste radicale, la violence extrême des visions de la catastrophe humaine, de la barbarie en marche, dans les théâtres d’Edward Bond, d’Howard Barker et de Sarah Kane, les dramaturges britanniques de la nouvelle génération parlent-t-ils de l’état de notre monde ? Le théâtre de Zinnie Harris, venue à l’écriture au début des années 2000, ne cesse d’interroger les divers aspects et conséquences des guerres, des conflits qui n’en finissent pas : brouillage des identités, enfance confisquée, violence qui transforme les êtres humains en brutes, mensonge devenu une nécessité pour résister et continuer à exister, statut de la parole, du langage, source de mensonge ou souffle de vie ?
Née en 1973, Zinnie Harris fait d’abord des études de zoologie puis de mise en scène et de dramaturgie. Elle travaille comme metteur en scène. En 1999 elle écrit sa première pièce By many wounds et en 2000Plus loin que loin qui l’ont fait remarquer.
Lauréate de plusieurs Prix, Zinnie Harris met en scène, collabore et écrit pour la Royal Court Company, la Royal Shakespeare Company et pour le Royal Lyceum Theatre d’Édimbourg où elle vit.
Sa trilogie Solstice, Hiver, Automne, écrite en 2004 et 2005, pendant la guerre d’Irak, est une commande de la Royal Shakespeare Company.
Le théâtre de Zinnie Harris, éminemment politique, imprégné d’humanisme, retrouve la portée symbolique, métaphysique de la parole, du langage. Le destin des individus pris dans le tourbillon de la guerre, l’identité en crise, l’absence, l’enfance perdue, traumatisée, le statut du langage, la validité des principes éthiques en temps de guerre, sont des thèmes récurrents de son œuvre.
Dans Plus loin que loin Zinnie Harris s’inspire de l’histoire de l’île Tristan da Cunha et de son histoire familiale, en situant l’action de la pièce dans les années 1960 dans une île volcanique, perdue au milieu de l’Atlantique, où son grand-père, pasteur anglican, fut nommé peu après la II Guerre Mondiale.
Francis, après plusieurs années passées au Cap, revient sur l’île avec Hansen, un industriel qui veut y implanter une usine de conserves. Le volcan réveillé oblige tout le monde à fuir en Angleterre où ils vont travailler dans une usine d’Hansen.
Supportant mal l’exil, chacun d’eux sera amené à se déterminer et à faire un choix entre deux mondes opposés incarnés par deux îles : une sauvage, de la nature déchaînée et des passions exacerbées, l’autre, l’Angleterre, de la civilisation, de la puissance économique, confortable mais confinée. Francis, tiraillé entre ces deux mondes, n’arrive pas à choisir son camp.
Solstice, premier volet de sa trilogie articulée sur le thème des guerres, s’inspire des conflits religieux et nationalistes en Irlande.
L’action d’Hiver se passe dans un pays en guerre où la violence quotidienne et la famine réduisent les humains à l’état de bêtes. Une femme, Maud, troque la carcasse d’un cheval mort contre un enfant autiste autour duquel, usurpant l’identité de sa sœur disparue, elle va tenter de reconstruire un foyer, une fausse famille, un havre de paix qu’elle protège de la violence extérieure. Grâce à l’amour, à la tendresse, elle rend la parole à l’enfant. À son choix de fuir le chaos, la barbarie environnante, se renfermant dans son petit univers où elle restaure l’ordre, cultive des plantes, symboles de renaissance, et fait des projets d’avenir, Zinnie Harris oppose l’attitude de Kate, personnage central d’Automne, troisième volet de sa trilogie.
Si Maud pour se sauver avec l’enfant qui lui tient lieu de fils, tourne le dos à la sauvagerie de la guerre, comme beaucoup d’entre nous qui impuissants face aux horreurs du monde décident de ne plus les voir, Kate, au contraire, choisit de les affronter, de lutter contre la violence et la misère.
Dans son écriture sobre, dépouillée, rapide, qui va à l’essentiel, Zinnie Harris recourt à un langage simplifié à l’extrême. Une sorte de « protolangage » très physique, à la parole rugueuse, brute, puissante, surgissant du corps telle la respiration, le souffle de vie.

Votre théâtre n’est pas un théâtre d’idées, d’anecdote. Vous montrez dans vos pièces des êtres de chair dans des situations limites qui partent de la réalité. Cela vient-il de votre expérience de mise en scène et du travail avec les acteurs?
J’ai fait des études de mise en scène et je m’y suis consacrée totalement. L’écriture est venue plus tard. Assez rapidement mes textes ont été remarqués et moi-même reconnue comme écrivain.
Je continue aujourd’hui à pratiquer ces deux disciplines qui se nourrissent mutuellement. Il est certain que ma pratique de la scène agit sur mon rapport au langage, sur mon approche très concrète, physique, de la réalité, des êtres humains et des situations dans lesquelles ils se trouvent.
Vous faites partie de la génération d’auteurs d’après le 11 septembre, d’après la guerre Irak. Comment vous situez-vous par rapport au théâtre d’Edward Bond, et à celui de Sarah Kane ? Que vous ont-ils apporté ?
Je connais et j’admire le travail de Sarah Kane et d’Edward Bond mais je ne pense pas à eux quand je suis en train d’écrire. J’aime le style très économe de Bond et de Kane, j’ai beaucoup appris d’eux. Quand j’ai commencé à écrire je notais certains procédés que Bond, Kane et d’autres grands auteurs comme Arthur Miller, David Mamet, Shakespeare utilisaient, par exemple le rythme intérieur d’une scène, la façon dont l’action dramatique complète le dialogue, l’usage des circonstances et les traces qu’elles laissent, comment le personnage est construit, comment il change tout au long de la pièce.
Mais après quelques années d’écriture j’ai cherché plutôt à trouver mon propre style et ma propre voie. Je pense que maintenant mon travail est beaucoup influencé par les événements de ma propre vie et par mes propres préoccupations.
Par exemple Hiver a été écrit après la naissance de mon premier enfant. Je vois aujourd’hui à quel point je me suis investie moi-même dans l’attitude de Maud dans la pièce qui recueille le petit garçon traumatisé par la guerre, essaye de le préserver de la barbarie et de construire pour lui quelque chose de stable, d’imaginer le futur pour elle et lui.
Quels sont les thèmes récurrents dans vos pièces ?
Ils relèvent de mes préoccupations : comment peut-on se réconcilier avec la vie et être parfaitement heureux chez soi, avec ses enfants, avec autour de nous tant d’atrocités tous les jours et des gens qui vivent dans une misère terrible ? Cette interrogation sous-tend ma trilogie Solstice, Hiver, Automne.
Dans Hiver le personnage principal, Maud, finit par penser que la seule voie pour arriver à un certain bonheur et à une paix intérieure, est de se recentrer sur sa maison, son jardin, son enfant, de les protéger contre la barbarie extérieure. « Quoiqu’il se passe dehors ici c’est la paix », dit-elle.
Dans Automne Kate, le personnage principal, représente un point de vue opposé : nous avons une responsabilité face à l’horreur du monde, nous devons l’affronter, témoigner. Toutes les deux ont raison dans un sens. Je pense qu’entre ces deux positions extrêmes il y en a une, intermédiaire, où il est possible de vivre.
La question que je me pose sans cesse c’est comment résoudre ce problème au quotidien, pour soi-même ?
Votre trilogie s’articule sur le thème de la guerre. Mais tandis que chez Bond le monde court à la catastrophe dont il ne voit pas l’issue, vous en voyez une, positive : une possibilité de reconstruction, de renaissance. S’agit-il d’une réponse aux Pièces de guerre de Bond ? Sur quoi fondez-vous votre foi en l’être humain ? Qu’est-ce qui peut sauver l’humanité ?
Ma trilogie ne se réfère ni ne répond aux Pièces de guerre ni à aucune autre pièce d’Edward Bond. Elle est une tentative de répondre à mes propres questions sur la guerre en tant qu’individu et mère de trois enfants qui essaye d’œuvrer pour que nous ayons l’espoir du futur, si tant est que nous puissions l’avoir.
Je ne suis pas dans un débat d’idées. Je pars souvent de faits autobiographiques, vécus, que je projette dans une fiction permettant d’imaginer des solutions possibles, une sorte de « et si… » C’est une façon de dépasser le simple constat du désastre, de chercher une issue.

Un des personnages dans Hiver dit : désormais la guerre se fera sans soldats. Que voulez-vous dire par là ?
J’imagine que la prochaine guerre sera plus terrible encore, qu’elle ne sera même pas une bataille entre les gens. Quelque chose de plus terrifiant encore…
Vous montrez dans Hiver un microcosme humain représentant trois générations : le vieux, la femme et l’homme adultes et l’enfant, tous éprouvés par la guerre sans cesse recommencée. Seule la femme, Maud, fait un effort pour reconstruire son petit monde, pour réapprendre la tendresse et le langage à l’enfant autiste. Mais son projet du futur, basé sur le mensonge et le meurtre, n’est-il pas une illusion ?
Oui, c’est cela l’ironie. Pour survivre en conservant une santé mentale au milieu des horreurs on doit s’auto tromper, arriver à faire croire à soi-même que tout est O.K. C’est une stratégie à laquelle Maud recourt pour se raccrocher à quelque chose et ne plus voir ce qui se passe autour.
Au début de la pièce Maud, le vieux et l’enfant sont réduits à l’état de bêtes qui dévorent la chair crue d’un cheval mort. Ils se trouvent à un stade de barbarie, d’échange, de troc. Maud va échanger la viande du cheval contre l’enfant. Elle va mettre en scène le théâtre de la vie, une fausse famille pour l’enfant, avec un faux fils, un faux mari, s’appropriant elle-même l’identité de sa sœur disparue.
Les personnages de vos pièces se trouvent en crise d’identité, dans des situations extrêmes où les valeurs éthiques n’ont plus cours…
Ce qui m’intéresse c’est comment ils changent dans ces situations de crise. Comment par exemple finissent-ils par s’identifier par rapport au conflit, aux guerres qui durent ? Qu’est-ce qui se passe quand ils se trouvent dans de nouvelles circonstances, quand la paix arrive, bousculant tous leurs repères au point qu’ils ne savent plus à quoi s’identifier, ni qui ils sont ? Ces questions soutendent les pièces de ma trilogie représentent les divers aspects de la guerre : Solstice commence avant le début de la guerre,Hiver se passe pendant la guerre et dans Automne on voit une société au sortir de la guerre.
Dans ces situations de crise les gens doivent in extremis remettre en cause leurs valeurs, faire des choix, prendre des décisions définitives pour continuer à vivre, comme : réinventer son identité, prendre celle d’une autre personne, tuer, etc…
C’est le cas de Maud dans Hiver : pour préserver la sécurité de son nouveau foyer et de l’enfant qu’elle a recueilli, elle n’hésite pas à tuer son beau-frère qui les menace.

Créations en France
Plus loin que loin a été créé en 2005 au Théâtre du Rond Point à Paris par Sandrine Lanno.
Hiver, créé par Guy Pierre Couleau à la Comédie de l’Est à Colmar (du 16 novembre au 3 décembre 2010), joué du 14 janvier au 13 février 2011 au Théâtre de la Tempête à Paris, continue sa tournée en France en 2011.
Hiver suivi de Crépuscule sont publiés aux Éditions des Quatre Vents à Paris.
[1] Irène Sadowska-Guillon est Critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et Présidente de « Hispanité Explorations » Echanges Franco Hispaniques des Dramaturgies Contemporaines.
Copyright © 2011 Irène Sadowska-Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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