Michel Vaïs[1]

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Lipsynch (2008). Texte coécrit par Robert Lepage et Marie Gignac, avec la collaboration des comédiens Frédérike Bédard, Carlos Belda, Rebecca Blankenship, Lise Castonguay, John Cobb, Nuria Garcia, Sarah Kemp, Rick Miller et Hans Piesbergen. Mise en scène : Robert Lepage assisté de Félix Dagenais. Scénographie : Jean Hazel. Éclairages : Étienne Boucher. Environnement sonore : Jean-Sébastien Côté.Costumes : Yasmina Giguère. Accessoires : Virginie Leclerc.Réalisation des images : Jacques Collin. Coproduction d’Ex Machina et du Théâtre Sans Frontières de Newcastle, créée en 2008, présentée en tournée mondiale depuis, et notamment à Montréal (Québec, Canada), au Théâtre Denise-Pelletier, mars 2010.

Depuis plus d’un quart de siècle, le Québécois Robert Lepage alterne les spectacles solos et les sagas. Après la Trilogie des dragons (1985) et les Sept Branches de la rivière Ota (1994), et cinq solos, voici une pièce qui a connu sa longueur – sinon sa version – définitive en 2008. Lipsynch dure 9 heures, ce qui inclut quatre pauses de 20 minutes et un entracte de 45 minutes pour manger. On peut voir le spectacle en trois soirées ou en une seule séance marathon, ce que j’ai choisi en toute confiance. On entre dans le théâtre à 13h et on en ressort à 22h. Sans aucun effort, je suis resté bien réveillé alors que parfois, des pièces d’une heure parviennent sans peine à m’endormir. C’est que dans cette nouvelle saga de Robert Lepage, il y a toujours quelque chose qui nous tient en haleine, y compris pendant les transitions entre les tableaux, qui sont soit dramatisées soit traitées comme des œuvres d’art abstraites. Je recommande donc ce choix qui permet de bien « s’installer » dans la durée de la fresque spectaculaire, et de s’abandonner au suspense qui ne nous quitte pas, de la première scène jusqu’à la fin. En outre, d’une pause à l’autre, on se met à discuter avec les autres spectateurs, car nous partageons tous une même aventure, un même enchantement. Le théâtre nous donne rarement de telles occasions de socialiser.

La dernière création du maître de l’image tranche avec ses précédents spectacles puisqu’elle traite cette fois de la voix et, par extension, de la parole, de la langue, du langage, bref, de la communication verbale. La voix est donc présente sous toutes ses coutures : cri du nourrisson ou organe du comédien expert en postsynchronisation (lipsynch, en anglais), devant doubler un film ; voix envoûtante d’une cantatrice ou absente d’un père décédé dont la fille a oublié le son ; voix que la technologie permet de modifier aujourd’hui ; voix de l’aphasique et voix qui s’exprime dans divers idiomes, y compris dans une langue inventée. On entend même parler avec assurance et autorité une voiture, un banal répondeur téléphonique, un magnéto ou, signe des temps, un réfrigérateur.

En neuf heures, neuf personnages principaux (plus quelque 150 secondaires), interprétés par autant d’acteurs de divers pays – ayant tous contribué à la création par des improvisations dirigées –, vivent sous nos yeux des pans essentiels de leur histoire personnelle. Ces parcours, comme nous y a habitué Lepage, se croisent et s’entrelacent sur plus d’une génération. La voix, fil conducteur et ciment des histoires, synonyme d’identité, permet de remonter jusqu’à la source de l’émotion. Trois des comédiens sont aussi chanteurs (de rock, de jazz, de grégorien, d’opéra) ; tous s’expriment en anglais (surtout), français, allemand, espagnol (d’Espagne et du Nicaragua : deux accents différents), mais la plus grande part du spectacle comporte des surtitres. Si bien que l’on comprend tout sans peine, le spectateur maîtrisant graduellement le langage de l’émotion. Exceptionnellement convaincants, les comédiens vont jusqu’à traverser les genres avec maestria. Ainsi, John Cobb compose une vieille orthophoniste anglaise, ex aphasique, absolument inoubliable.

Nuria Garcia dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé
Nuria Garcia dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé
John Cobb, Lise Castonguay, Nuria Garcia, dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé
John Cobb, Lise Castonguay, Nuria Garcia, dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé

La première scène expose avec force un moment clé auquel on fera référence pendant tout le spectacle : une femme meurt doucement dans un avion, entre Francfort et Montréal, avec son bébé dans les bras. Plus que muet, le long tableau est d’un silence pesant. Une cantatrice, Ada (merveilleuse Rebecca Blankenship), qui est témoin de la scène, parviendra plus tard à adopter ce bébé. Jeremy, devenu chanteur comme sa mère adoptive, partira à la recherche de ses racines au Nicaragua après avoir réalisé un film mettant en scène un fantasme de sa mère biologique. Dans une autre scène, une chanteuse de jazz québécoise est opérée au cerveau par un neurochirurgien allemand (il deviendra le conjoint d’Ada), opération qui la laissera temporairement aphasique. Sa sœur, libraire à Québec, surmonte sa schizophrénie en organisant des activités d’animation culturelle et en lisant les poèmes du Québécois Claude Gauvreau, écrits dans une langue inventée, l’exploréen. Un épisode du spectacle a lieu aux Îles Canaries : c’est l’enterrement grotesque du père d’un technicien sonore vivant à Londres.

Comme d’habitude, le public suit les destins de tous ces personnages sans difficulté, tant l’action est limpide, quoique entortillée. Toujours aussi ingénieux, Lepage use habilement de technologies nouvelles, sonores ou visuelles (ou de technologies anciennes, mais rarement utilisées sur une scène) et maîtrise par dessus tout l’art de les théâtraliser. Il est aidé en cela par une armée de deux douzaines de techniciens, qui viennent saluer à la fin avec les acteurs. Interrogé au sujet de la présence si forte de travailleurs des coulisses, il explique que certains théâtres fortement syndiqués, où le spectacle est présenté, ont des exigences en matière d’emplois spécialisés : il y faut un diplôme pour brancher un fil ou appuyer sur un bouton. Mais apparemment, la pièce peut aussi être jouée avec un nombre de techniciens quatre fois moindre.

Sur le plan scénographique, Lipsynch offre d’intéressants changements de perspectives. L’utilisation de panneaux coulissants, réversibles, pivotants, servant d’écrans transparents ou opaques, multiplie à l’infini les possibilités de configuration. On est en avion, dans le métro de Londres, en train, dans des studios d’enregistrement ou une salle d’opération, à la chapelle Sixtine, au fond d’un caveau de cimetière espagnol, dans une cuisine ou un salon huppé, toujours avec la même évidence et la même clarté. Parfois, le spectateur assiste à un tableau de l’extérieur, l’action étant confinée à une pièce fermée : appartement ou librairie, par exemple. Parfois, on utilise un support filmique (comme des films de famille muets, ou le témoignage d’une aphasique), ou des projections fixes (notamment du cerveau humain), qui contribuent à construire des images aussi puissantes que mémorables. Tout cet arsenal technologique se déploie et se transforme avec précision, en souplesse ; disons-le : cela tient de la prestidigitation. Le summum à cet égard arrive lorsque des personnages se placent autour d’un piano à queue composé de plusieurs images virtuelles, qu’ils finissent par traverser et qui disparaît en un clin d’œil, par enchantement.

On le sait, Lepage aime également remuer les émotions : amours déçues, agressions sexuelles, maladies et deuils touchent le spectateur, alors que certaines situations font plutôt place à un comique inattendu, parfois absurde. Cependant, certains personnages (l’inspecteur de police Jackson, le technicien Sebastian) demeurent schématiques, intégrés dans des tableaux plutôt anecdotiques ou superficiels. On flirte aussi avec le mélodrame, la musique appuyant avec force un jeu plus cinématographique que théâtral. Ici, le temps s’écoule avec lenteur, allant jusqu’à suspendre son vol ; là, il semble s’accélérer, menant le spectateur consentant par le bout du nez. À la fin, on est gagné par la simplicité d’une finale chantée, d’une intense poésie, touchante à en arracher les larmes (la Symphonie No 3 de Gorecki), et on se dit que Lepage nous a bien eus ! Comme partout dans le monde, les Montréalais ont conclu la journée par une longue ovation.

Rick Miller, John Cobb, Rebecca Blankenship dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé
Rick Miller, John Cobb, Rebecca Blankenship dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé
Frédérike Bédard dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé
Frédérike Bédard dans Lipsynch, Dir. Robert Lepage © Érick Labbé

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[1] Michel Vaïs est Docteur en études théâtrales (Université de Paris 8), a enseigné douze ans dans trois universités québécoises et animé des émissions sur le théâtre à la Chaîne culturelle de Radio-Canada pendant 21 ans. Il a publié L’Écrivain scénique (Presses de l’Université du Québec, 1978),L’accompagnateur. Parcours d’un critique de théâtre (Varia, 2005) et l’ouvrage collectif Dictionnaire des artistes du théâtre québécois (Québec Amérique, 2008). Rédacteur en chef de la revue de théâtre Jeu, il est secrétaire général de l’Association internationale des critiques de théâtre depuis 1998.

Copyright © 2010 Michel Vaïs
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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Lipsynch : Lorsque dure l’enchantement