Écho du stage pour jeunes critiques à Varna
Jean-Pierre Han*
Du 4 au 9 juin 2023 s’est tenu, à l’invitation de Asen Terziev pour le Festival international de théâtre de Varna, en Bulgarie, un stage pour jeunes critiques avec, comme toujours lorsque cela est possible, deux groupes, l’un travaillant en langue française, l’autre en langue anglaise. Le premier était animé par Jean-Pierre Han, le second par Ivan Medenica.
Avec des groupes relativement réduits (de nombreux candidats ont dû déclarer forfait en raison des difficultés de déplacement), le travail a été particulièrement intense. Nous vous proposons quelques articles écrits par les stagiaires, en leur donnant carte blanche sur le choix des spectacles sur lesquels ils avaient le désir d’intervenir. Il se trouve que trois d’entre eux ont choisi, parmi une programmation éclectique, le même spectacle, Orpheus du Slovène Jerbej Lorenci. Nous n’avons pas été contre ce choix, aussi le lecteur pourra se faire une idée intéressante concernant le regard et l’approche de jeunes professionnels à partir d’un même sujet… Trois regards donc, avec le texte d’une Chinoise, Wei Arianne Wang, et les critiques de deux jeunes français, Peter Avondo et Samuel Gleyze-Esteban. De son côté la stagiaire grecque, Despoina Korentini, a préféré rendre compte du spectacle du libanais Rabih Mroué.
Orpheus de Jernej Lorenci : théâtre concret
Samuel Gleyze-Esteban
Il suffit d’une seule note tendue dans le silence pour lancer la machinerie théâtrale. Vasilena Vincenzo, en robe de mariée, est au piano. Vladimir Penev se tient debout, derrière le micro, pour commencer à raconter les exploits des héros grecs – Agamemnon, Ménélas, Hector et les autres. Derrière lui, une petite estrade, une toile de projection et deux rangées de sièges sur lesquels le reste de la distribution ne tarde pas à s’installer. L’accord lancé par le piano passe dans les cordes d’une contrebasse, et voilà que cette petite liaison engage le cheminement téméraire de la troupe du Théâtre national Ivan Vazov dans un chemin en cinq temps jusque dans les profondeurs sombres du mythe d’Orphée.
Au mois de juin 2023, sur la côte bulgare, le festival Varna Summer donnait à voir la diversité des formes de la création balkanique. Point d’orgue de cette programmation, présenté entre les murs du théâtre Stoyan Bacharov après sa création à Sofia, Orpheus colle Ovide, Virgile, Rilke et le théâtre documentaire dans un tintamarre postmoderne tressé de paradoxes. Habitué à mettre les grands mythes sur les planches (de l’Iliade et l’Orestie à la Bible), le Slovène Jernej Lorenci remet à l’œuvre son théâtre de fabrication pour édifier puis démolir la figure du poète grec incarné par Deyan Donkov, muet de bout en bout.
Se déploie ici un théâtre-fanfare tonitruant et vibrant, à la hauteur de nombre des pièces qui foulent les scènes internationales, et pourtant peu représenté hors de l’Est européen. Lorenci est un fabuleux manipulateur du concret théâtral, travaillant comme un tout l’assemblage matériel de corps, de texte et de technique qui le constitue et dont les reliefs sont ici grossis, générant de saisissants effets de présence au plateau. Ainsi des lumières présentes de bout en bout sur scène, dont l’élévation de quelques dizaines de centimètres entre les deux actes suffit à signifier, en ciel qui s’éloigne, la descente d’Orphée dans les enfers ; ainsi de la circonscription de la scène au proscenium, qui rend plus sensible le fait théâtral en même temps qu’il souligne l’immensité de la cage comme un pur espace, lieu de potentialités jamais consommées. Logique que cette monstration passe par le biais d’un retour à l’Antiquité, aux racines de notre théâtre, art vivant s’il en faut.
Samuel Gleyze-Esteban : Journaliste et critique dramatique au site L’Œil d’Olivier, et au journal L’Humanité.
Ped 15 mins dal niente
Wei Arianne Wang
A three-hour composition of five songs: War, Wedding, Death, (intermission), Orpheus, and the Death of Orpheus. Holding Eurydice’s wedding dress in his arms and journeying on a wooden board, Orpheus remains present during the intermission, metaphorically marching into the underworld, implying the purpose of his life transitioning into the search for love. Other actor-musicians move around him—shifting scenery, dusting him with dirt and mud, feeding him water. Yet no one talks to him, nor does he pause, but walks in solitude—a silent bodily monologue that fulfils his wedding vow from the second scene: “I will forever belong to you, my mortal body, and my eternal soul.”
Director Jernej Lorenci plays with time. The final glance of the doomed lovers is shown by Orpheus turning his head in a fleeting 0.1 second, while his post-glance transformation into a “living sculpture” whose ceaseless call ”Eurydice” takes 15 minutes—like playing the most crucial note with the lightest force and allowing it to linger to the end—ped. dal niente on a piano music sheet.
The Slovenian director portrays an audible landscape on purpose. From an airy acoustic composition of classical musical instruments, electronic sound processing devices, props and actors’ bodies to the choir sharing intimate stories relevant to the heroes’ encounters and to the visual echo of their costumes with those of the two protagonists, Lorenci embodies musicality in multiple dimensions and so presents us with his singular vision of the devoted musician and his unparalleled talent.
Wei Arianne Wang, compositrice théâtrale : metteuse en scène, dramaturge, actrice. Actuelle chercheuse-étudiante à l’Université Sorbonne Nouvelle. Ancienne élève de l’Académie Théâtral de Shanghai. Fondatrice de l’Erised Théâtre Laboratorium.
Jernej Lorenci, reconstructeur de mythes
Peter Avondo
Invité au dernier Varna Summer Theater Festival en Bulgarie, le metteur en scène slovène Jernej Lorenci y a présenté Orpheus, mythe grec dont il s’inspire librement pour en imbiber sa propre écriture. Empruntant à bien des domaines et disciplines pour forger son propre théâtre, il renouvelle ainsi une expérience déjà menée à plusieurs reprises, imposant sa patte dans une recherche dramaturgique qui déconstruit les codes.
Car chacun connaît l’histoire d’Orphée et de sa descente aux enfers, ne serait-ce que par écho ou par bribes, ce que racontent la Bible, la mythologie ou les pièces de Shakespeare. Ce sont pourtant ces récits, connus de tous, au moins en surface, qui intéressent particulièrement Lorenci. Peut-être précisément parce que, sous cette surface, il y a tant de profondeurs à découvrir, de celles qui restent souvent tues, par facilité ou par manque de temps.
Alors le metteur en scène conçoit des voyages au départ de l’universel, à destination de l’imprévisible. Il convoque un pseudo récital tragico-lyrique pour introduire son Orpheus comme il plantait Le Songe d’une nuit d’été dans le décor banal d’une réception de mariage. Il fait le choix du communément admis avant de le désagréger, morceau par morceau, aux dépens du public qui ne s’en aperçoit que trop tard. Ainsi il l’extirpe du théâtre de l’évidence pour l’emmener vers un regard sur le monde, dans un constat sombre et sans concession.
L’approche de Lorenci est brute, violente, parfois à peine soutenable. Elle construit une atmosphère complexe où se rencontrent et se confrontent les registres. La claque du réel vient souvent mettre à terre la légèreté précaire, quand l’humour tente d’extraire les spectateurs d’un instant trop pesant.
Par son écriture, le metteur en scène cristallise toute l’intrication de l’humain, le propos même de ses spectacles se faisant presque prétexte à la mise à nu de celles et ceux qui en sont les acteurs. Sur les restes de ces mythes décharnés se recompose alors une chair, à vif, crûment exhibée aux yeux des spectateurs.
Peter Avondo : Issu du monde du théâtre et du spectacle vivant, il collabore à la création du magazine Snobinart en 2021 et se spécialise dans la critique de spectacle vivant. Membre du Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre Musique Danse depuis 2023, il rejoint également la rédaction de L’Oeil d’Olivier en tant que pigiste.
When Memory Is Visualized
Despoina Korentini
When identity, memory and history are combined in a performance, the emotions they evoke are strong and empathy is more present than ever. With a historical background from the Lebanese civil war, a documentary stage narrative is set up by Rabih Mroué, where memories, personal experiences, time and the roles we are called to play in every condition of life play a part.
Using recorded voice and video combined with live performance and with an emotional musical close, Riding on a Cloud paints a documentary picture of Yassar Mroué’s life after the Lebanese civil war. With a stack of tapes and videos in front of him, performer Yassar Mroué tells us: “This is my real story, yet these are not my thoughts. These thoughts are mine, yet this is not my real story.” From there, objects such as a kindergarten transcript, a family photograph and striking and imaginative videos created by Yassar over a period of twenty years bring to light pieces of his story. They are presented selectively by his brother, director/screenwriter Rabih Mroué, giving a different perspective to his story from the choice that Yassar himself could have chosen.
By creating a representation of himself on stage, playing a role as he says, Yassar provides a vivid example of the blending of truth and fiction: the real person and the character. The poetic parts, the reference to Mayakovsky and the rhythm of the narrative-reflective performance leave room for the audience to decode their own thoughts on the philosophical, political, social considerations heard in the show, taking their time once the action is over.
Rabih Mroué directs Yasser Mroué, showing a slice of life, the remnants of an unexpected attack that destroys a number of memories and feelings and asking questions: when memories in the head look like still images, without scenes from the past, how does memory work? what does it mean to lose your memories and part of your identity waiting for someone to photographically define your moments? how are the relationships between images, expression and representation and between individual and collective identity defined?
By creating a theatrical condition for the projection of these pieces of life, the investment in emotion is predetermined. He invests not in acting but in what he has to say, in his videotapes and in their narratives which need neither props nor specific costumes nor great acting skills.
Riding on a Cloud artistically describes the fragile creation of biography—self-reflection, which emerges between politics, reality, memories, feelings, facts and fiction. Therefore, watching this kind of show you are filled with emotions. All your senses are open to perceive the personal testimony combined with a poetical and philosophical view of life that will touch you and gain your empathy.
Despoina Korentini : Gifted Educator, Theatre Critic, member of the Hellenic Association of Theatre and Performing Arts Critics. Has earlier participated in an IATC workshop for young critics in Sweden (2018).
*Jean-Pierre Han : Journaliste et critique dramatique. A créé la revue Frictions, théâtres-écritures dont il dirige la rédaction. Rédacteur en chef des Lettres françaises. Collabore à de nombreuses publications françaises et étrangères. A enseigné pendant quinze ans à l’IET de Paris III-Sorbonne nouvelle, à Paris X, Université d’Évry. Ancien président du Syndicat de la critique de théâtre, musique, danse. Vice-Président de l’AICT (Association internationale des critiques de théâtre). Directeur des stages pour jeunes critiques. Derniers livres parus : Critique dramatique et alentours (Théâtres-Écritures), 2015, Roger Vitrac : Portrait en éclats (Théâtres-Écritures), 2017. 33 éditos+1 (Théâtre-Écritures), 2019, Prix du Syndicat de la critique du meilleur livre sur le théâtre de l’année.
Copyright © 2023 Jean-Pierre Han
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
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