Quand écrire pour le théâtre, c’est assembler des matériaux disparates. Entretien avec Sarah Berthiaume
par Hervé Guay*
Wollstonecraft, le texte de l’autrice canadienne d’expression française, Sarah Berthiaume, qui vient d’être créé au Théâtre de Quat’Sous à Montréal, pourrait donner l’impression qu’à ses yeux, écrire est fondamentalement destructeur. Cette pièce qui porte le nom de famille de la mère de Mary Shelley s’inspire du séjour du poète et de sa femme dans la villa de Lord Byron où elle a accouché de son roman fantastique, Frankenstein, à la suite d’une compétition entre Mary, son époux et leur hôte afin d’écrire l’histoire la plus horrible qui soit.
Création et réécriture
Sous la plume de Sarah Berthiaume, l’histoire de ce Prométhée moderne inventée par l’autrice anglaise du 19e siècle se transforme en conte contemporain. Épuisée par une suite de fausses couches, Marie, l’héroïne de cette pièce, se sépare de son bien-aimé, lui aussi poète, avant de créer de toutes pièces la « chose » à l’aide d’une sorte d’imprimante 3D destinée à produire des Tupperwares. Elle mêle alors à de la résine des fœtus qu’elle conservait au congélateur, ne sachant trop quoi en faire dans l’univers dystopique où elle évolue. À la fin de ce drame tourmenté, la jeune femme trouve tout de même le moyen de se réconcilier avec le monstre qu’elle a engendré et qui a pris les traits de son mari. Cette ressemblance donne même lieu à l’une des scènes les plus réjouissantes de la pièce au cours de laquelle Claire, l’amie de Marie, prend la « chose » pour son mari et lui permet ainsi de trouver refuge dans la villa de Biron, amateur de drogues et de jeunes garçons.
L’autrice dramatique qui n’a pas 40 ans compte parmi les plus reconnues de la dramaturgie québécoise actuelle. Elle en est à une époque de sa vie où elle aime alterner création pure et réécriture de toutes sortes. Juste avant Wollstonecraft, elle a d’ailleurs signé une nouvelle version de classiques comme Les sorcières de Salem de Miller ou Un ennemi du peuple d’Ibsen, cette dernière adaptation ayant été jouée dans la salle la plus prestigieuse de Montréal, le Théâtre du Nouveau Monde. Elle y a féminisé le rôle du docteur Stockmann, en actualisant le drame un peu dans le goût de ce qui se fait dans les grandes maisons berlinoises. Le théâtre allemand contemporain semble d’ailleurs une des sources d’inspiration de Berthiaume – elle cite d’ailleurs Roland Schimmelpfenning, l’auteur du Dragon d’or, comme l’un de ses auteurs préférés – tout en se disant proche d’autres femmes et auteurs nord-américains comme Sarah Ruhl qui, tout comme elle, écrivent pour la scène. Sa sensibilité, qui allie une langue d’une crudité presque naïve à l’américaine et l’invention formelle venue d’Europe, n’est pas inhabituelle au Québec où elle s’est fait connaître avec Yukonstyle (2010), Villes mortes (2011) et Nous habiterons Détroit (2014). On trouve encore les mêmes ingrédients dans Nyotaimori (2018) où elle décrit, non sans onirisme, l’aliénation que produit le travail aux quatre coins de la planète. Et cette combinaison hante encore Wollstonecraft où elle aborde plus directement la création au sein d’un monde fasciné par la technologie.
Du jeu à l’écriture
Née à Trois-Rivières, dans une famille où la culture est valorisée – son père est réalisateur d’émissions jeunesse, sa mère est professeure de français – , Berthiaume sait très tôt que la scène l’appelle. C’est alors le jeu qui l’attire. Elle est acceptée dans l’une des nombreuses écoles de théâtre de la région de Montréal. Elle résiste au formatage des acteurs pratiqué au collège Lionel-Groulx et se découvre davantage attirée par la création au sens large que seulement par l’interprétation. Mais elle est moins brave que son camarade de cohorte, Simon Boulerice qui, lui, se lance rapidement dans l’écriture sous toutes ses formes. Elle n’est pas sûre d’être à la hauteur. La réception positive de Yukonstyle, bientôt traduite en quatre langues, ainsi que celle de ses premières pièces, lui font faire la transition du jeu dans le théâtre pour la jeunesse vers l’écriture comme principale activité de création. Elle appartient à cette première génération d’autrices au Québec qui ont su conquérir tout de suite le cœur du public.
« Je ne suis pas quelqu’un qui écrit vite. Ma dernière pièce [avant Wollstonecraft], c’était il y a cinq ans. J’aime alterner avec des adaptations, des traductions, qui sont moins des créations totales. Ça me donne un rythme assez lent. Depuis Yukonstyle, je sens que j’ai commencé à développer la forme : de la narration, des passages plus littéraires, en alternance avec le dialogue ; bref, à apposer ma signature. À présent, chaque pièce me permet de faire évoluer cette forme. Je m’intéresse plus particulièrement, dans mes trois dernières pièces, à la structure. »
En lisant sur Mary Shelley, Berthiaume s’est rendu compte que celle-ci voyait l’écriture comme de l’assemblage de matériaux. Point de vue dans lequel elle se reconnaît elle aussi. À cela s’ajoute pour sa part une envie d’être dans l’impur, une esthétique bâtarde, voire baroque. Elle se lance presque toujours le défi de faire tenir ensemble des formes, des tonalités, des genres qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, comme « des dialogues assez crus avec des passages plus littéraires, du spoken word, des rimes », etc. L’autre dimension qui l’attire, c’est celle d’écrire « des partitions pour les acteurs », manière de continuer autrement la carrière d’actrice qu’elle a délaissée. « Morceaux de viande dans lesquels les acteurs peuvent mordre », dit-elle à propos de ces personnages, cadeau qui s’accompagne souvent du fait qu’elle écrit ses pièces pour qu’un même comédien y incarne deux ou trois rôles différents. Elle avoue candidement que c’est souvent venu de contraintes de production où l’on ne pouvait se payer qu’une très petite distribution : ce à quoi Berthiaume n’était pas réfractaire dans la mesure où elle crée mieux dans la contrainte et que sa manière s’est beaucoup nourrie de faire du théâtre épique et de la multiplicité avec peu.
Point de vue critique et renouvellement formel
Berthiaume ne rechigne pas non plus quand j’avance que son théâtre s’adonne à la critique du capitalisme avancé. Elle sent toutefois la nécessité d’ajouter ceci : « Je suis toujours inconfortable quand les gens me demandent si je fais du théâtre engagé. Pour moi, le théâtre n’est pas un moyen de militer. En revanche, être une femme et écrire du théâtre vient avec un aspect militant. Mais je n’écris pas mes pièces comme des manifestes. Mis plus simplement, mes préoccupations et mes valeurs transparaissent dans ce que j’écris. La pièce est l’amalgame de ce que je vis et j’observe. Après, mon point de vue sur le monde transparaît de lui-même. […] Au fond, ça ne sert à rien d’être anticapitaliste au théâtre, car ce n’est pas là que le combat se gagne. »
Les questions formelles sont donc celles qui l’interpellent le plus. Elle se rappelle par exemple que l’intégration du récit au théâtre lui est venu au moment de la création de Yukonstyle. Comme il n’était pas possible que ses personnages, êtres de peu de mots, puissent témoigner dans des dialogues recherchés de l’immensité de l’espace nordique qu’ils habitent, il fallait qu’ils soient traversés par le territoire. D’où les récits qui passaient au travers d’eux, qui rythmaient la pièce et lui donnaient une ampleur poétique. C’est depuis ce qu’elle recherche dans tous ces textes que cette porte qui ouvre les vannes et sort son écriture du réalisme. En clair, plus on avance dans la pièce, plus le texte dérape, verse dans l’onirisme ou le fantastique. L’autrice se laisse alors porter par les vertus du bizarre et de l’étonnement. Mais encore faut-il que cette parole, aussi ludique soit-elle, repose sur une structure robuste.
On aurait donc tort de croire que Wollstonecraft soit le reflet de préoccupations de l’autrice envers les effets des nouvelles technologies. L’œuvre est plutôt née de l’assemblage de trois matériaux non liés les uns aux autres mais qui pointaient tous dans la même direction. Le premier, c’est le dérèglement climatique, plus précisément l’été sans été de 1816, qui a mené Mary Shelley à inventer son Frankenstein ; le second est plus personnel, l’accumulation de trois fausses couches durant la pandémie avant la venue de son second enfant ; le troisième s’avère la polémique sur l’appropriation culturelle qui a fait rage ces dernières années dans le milieu théâtral et littéraire. Le regard négatif porté au Canada anglais sur les personnages étrangers de ses pièces a ainsi attiré son attention sur la dimension potentiellement monstrueuse de son travail. Or, c’est la désorganisation vécue pendant l’épidémie de COVID-19 qui l’a incitée à faire état de l’usage des technologies pour pallier les ratés du système de santé dans sa pièce, aspect qu’elle a ensuite étendu à l’ensemble du drame. Cela étant, son drame explore principalement le thème de l’amour-haine envers ses propres créations. À quoi s’est ajoutée en dernier lieu l’impression vive qu’a déposée en elle la visite de la maison mère de l’entreprise Tupperware où l’on se drapait dans des discours féministes et environnementaux totalement en porte-à-faux avec les objectifs commerciaux de la compagnie. L’assemblage de tous ces matériaux a donné lieu aux trois personnages monstrueux qui se côtoient tout au long de la pièce.
L’amour de la fiction et des contradictions
« J’aime présenter des personnages qui, comme moi, sont torturés par des questionnements, des paradoxes. Le féminisme en est un bon exemple. Ce n’est pas le combat frontal qui m’intéresse, mais plutôt la complexité que cela expose des personnages : leurs propres contradictions, leur part d’ombres, les nœuds [avec lesquels ils doivent composer]. J’aime particulièrement les creuser quand ces paradoxes-là m’appartiennent comme la culpabilité occidentale ou les schismes dans le mouvement féministe. J’essaie de faire un théâtre qui n’est ni documentaire ni dans l’autofiction ni dans la thérapie. Je désire trouver un filon pour que ce soit totalement la fiction et l’histoire qui l’emportent. »
« On est d’ailleurs dans une époque où la fiction fait peur, parce qu’on craint de parler des autres, de s’approprier leur vécu ou leur statut. En réaction, beaucoup de jeunes auteurs se tournent vers le documentaire ou l’autofiction, qui restent très près d’eux. Selon moi, nous arrivons à un point de saturation face à ce type de formes, qui se ressemblent toutes. La vérité ne me semble pas un socle assez solide pour créer une œuvre intéressante. Quant à moi, je crois complètement à la fiction et j’ai envie de me laisser toutes les libertés de mentir et [de divaguer] pour libérer la puissance de la fiction. J’ai travaillé sur des projets près de l’autofiction et du documentaire. C’était chouette, mais comme créatrice, je trouve cela astreignant. J’ai besoin d’avoir le droit de mentir et de trahir complètement mon sujet pour aller où je veux. »
Pour Sarah Berthiaume, l’écriture est donc moins un endroit où elle se torture qu’un espace où elle s’aventure afin de marier des matériaux disparates et inventer la meilleure architecture possible pour qu’émerge de cette touffeur une fable où elle cherche à se surprendre autant que les spectateurs auxquels elle s’adresse. Elle estime d’ailleurs qu’une partie du public, qui l’a connue au moment de la création simultanée de Yukonstyle au Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal et au Théâtre de la Colline à Paris en 2013, continue de suivre son travail. Il s’est écoulé dix ans depuis et même si Sarah Berthiaume est sur le point d’avoir 40 ans, l’attention que ses pièces suscitent ne fléchit pas. Bien des professeurs de cégep (l’équivalent de la terminale et de la première année d’université dans le système français) se plaisent du reste à mettre ses pièces au programme de leurs cours. Peut-être justement parce qu’elle a assez de métier aujourd’hui pour savoir qu’écrire une pièce nécessite pour elle une quantité suffisante de matière dépareillée pour qu’elle ait du plaisir à tout recoudre ensemble.
Cover photo: Αriane Castellanos, Jean-Christophe Leblanc et Ève Pressault dans Wollstonecraft de Sarah Berthiaume, une production du Théâtre de Quat’sous, Montréal, 2023. Crédit : Yanick Macdonald
*Hervé Guay est professeur d’études théâtrales et directeur du Département de lettres et communication sociale à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il est l’un des auteurs de Le théâtre contemporain au Québec, 1945-2015 (PUM, 2020). Il a codirigé L’interprétation du réel. Théâtres documentaires au Québec (Nota Bene, 2019). Il a été président de la Société québécoise d’études théâtrales de 2011 à 2015, codirecteur du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture au Québec de 2019 à 2021, du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture de 2015 à 2021 et de la revue Tangence de 2012 à 2022.
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Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
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