Festival de théâtre d’Asie centrale : valeurs traditionnelles et / ou « nouvelles formes »
Irina Antonova*
Le VIIIe Festival international des théâtres d’Asie centrale s’est tenu à Almaty (Kazakhstan) en novembre 2022. Des théâtres d’État et nationaux du Kirghizstan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan, du Tatarstan (la Fédération de Russie) et de l’Azerbaïdjan y ont été invités. Une vitrine kazakhe, réunissant plusieurs théâtres indépendants d’Almaty, a été présentée au festival hors compétition.
Le VIIIe Festival des théâtres d’Asie centrale est consacré au 125e anniversaire de Moukhtar Aouézov, l’écrivain kazakh qui est à l’origine du drame national. Le premier festival de ce format a eu lieu en 2006. Depuis, tous les deux ans (à l’exception des années de pandémie), la scène du festival rassemble les professionnels d’Asie centrale pour une fête théâtrale des pays unis par une histoire commune, des traditions et des relations de bon voisinage.
Le Théâtre national kazakh Aouézov est le principal plateau des représentations du festival. Cette année, ce théâtre ouvre le festival avec la tragédie Karagueuze d’Aouézov,[1] hors compétition. Ce spectacle traditionnel, avec de beaux décors, donne le ton du festival : les participants sont censés présenter des pièces « sérieuses » prêchant les valeurs traditionnelles.
En effet, les prêches sont nombreux dans les spectacles présentés. Dans certains d’entre eux, les comédiens, tels les orateurs d’un débat public, s’adressent directement au public avec de longs monologues souvent fastidieux, sur Dieu, la conscience, l’âme, la mémoire historique…
Le plus déclaratif de tous, le spectacle kirghize Le Déluge, dans lequel le protagoniste, le Père d’une famille ayant survécu après une catastrophe mondiale, récite au public des monologues philosophiques écrits par l’ancien ministre de la Culture du Kirghizstan, l’écrivain populaire Soultan Rayev. Les autres personnages, quant à eux, restent sans action.
Novateur pour sa mise en scène, Don Quichotte du théâtre kazakh Kouanychpayev, commence lui aussi par un long monologue trouvé par la méthode d’étude (Aménova 2022) sur les destins de l’intelligentsia kazakhe (qui sont en quelque sorte des chevaliers populaires). Ce monologue est accompagné de figurines-squelettes dans leurs cercueils, symbolisant sans aucun doute (ou peut-être ?), l’oubli du passé historique. Le jeune metteur en scène Alibek Omirbekuly, élève de l’école de théâtre russe, complète ses propres monologues et dialogues par des « citations du roman » de Cervantès, espérant ainsi rapprocher le texte classique de « l’air du temps ».
Le spectacle Khazina sur la vie géorgienne (basé sur le roman de l’écrivain soviétique géorgien Nodar Doumbadzé), interprété par des artistes ouzbeks, développe l’action de manière lente et ennuyeuse dans un décor archaïque et « réaliste », accompagnée du tube folklorique géorgien Souliko et de danses en costumes nationaux géorgiens. Les comédiens, boiteux et courbés, représentent de bons vieillards. Les jeunes sont des personnages effacés et infailliblement positifs. Sur scène, on entend des paroles justes, destinées à encourager l’amour de la patrie, de la famille… exactement comme ce fut dit et joué sur les scènes de théâtre soviétiques dans les années 1970.
Le spectacle On est clown basé sur un drame contemporain européen,[2] est présenté par le théâtre Yuǧ d’Azerbaïdjan. Trois comédiennes en perruques colorées et en habits de clown semblent montrer tous les stéréotypes possibles du « cirque », les sens de la pièce s’avérant enfouis sous ces clichés. Le spectacle paraît terne, long et banal, et son genre – une féerie-macabre – suscite aussi des questionnements. Cependant, le fait même d’aborder un drame aussi complexe et contemporain témoigne du courage créatif de l’équipe.
Le Médecin volant du Tadjikistan égaye le public. Les acteurs en costumes tadjiks, accompagnés du doyre,[3] l’instrument national, présentent une sorte de spectacle folklorique sur une place d’une petite ville d’Asie centrale. L’intrigue naïve de la farce moliéresque et l’improvisation – hélas ! – issue du niveau franchement amateur des comédiens fait rire… Le jeu magnifiquement vivant de la comédienne dans le rôle de Sabine est, en fait, le pilier de la performance.
Le Théâtre kazakh jeune public suscite la plus grande perplexité avec son spectacle La Mouette, d’Anton Tchekhov. Tout y est impressionnant : le décor qui, on ne sait pourquoi, rappelle la Grande Arche de la Défense à Paris, la vidéo comme le signe d’une performance moderne, le vélo d’appartement en arrière-plan, dont se servent probablement les personnages pour se détendre émotionnellement. La forme est prioritaire, c’est à vous d’en trouver le sens ! En plus, il y a un chœur de personnages en masques blancs qui chantent des chansons russes sous la direction de Chamraïev… et l’odieux narcissisme d’Arkadina ! Il est risqué de critiquer une production qui a finalement obtenu le Grand prix du festival. Eh bien, je ne peux que répéter les mots de Nina Zaretchnaïa : « Vous vous exprimez d’une manière bizarre, à l’aide de symboles… Je suis trop simple pour vous comprendre ».
À la fin du festival, on a l’impression que le théâtre régional parle un langage théâtral désespérément dépassé, ou bien qu’il manipule maladroitement des approches théâtrales dites « en vogue ». Mais ce n’est pas tout à fait le cas.
Les participants du Tatarstan proposent une performance particulière. Almaz Khusaïnov, un jeune comédien plastique, « lit » avec son corps un poème, À l’aube, du poète tatar Saguite Ramiev dans un décor dépouillé et émouvant. La partition lumineuse élaborée, les mouvements et les postures de l’artiste, artistiquement et émotionnellement expressifs, et les vers du poème sont synchronisés dans un tissu subtil, presque éthéré, de poésie scénique.
L’avant-dernier jour, de jeunes acteurs du théâtre russe de Kokchetaou (Kazakhstan) montent sur la scène du festival avec une pièce basée sur Kokserek, le récit de Moukhtar Aouézov, écrit en 1928.
Kokserek, un loup féroce, élevé par l’homme et qui aura causé la mort de l’homme, montre sa force indomptable, sa ruse animale et son cœur déchiré de loup. C’est un spectacle qui amène les spectateurs à regarder dans leurs cœurs. Et là… la honte et l’horreur, parce qu’on se rend compte de ce que l’homme a fait à la bête et du prix terrible payé pour sa cruauté insensée. Dynamiquement, audacieusement et émotionnellement, les comédiens incarnent tantôt des chiens, tantôt des villageois, tantôt une meute de loups. Ils sont à la fois les persécuteurs et les persécutés, les personnages et l’auteur lui-même. Ils jouent de la guitare et de la dombra.[4] Ils chantent du rap. C’est une performance avec un réel élan théâtral.
Notre classique national, avec ses puissantes significations archétypiques et métaphoriques, paraît beaucoup plus moderne, pointu et profond que la référence « chaude », mais trop rigide, aux événements sanitaires et militaires actuels dans le spectacle Galén de Karel Čapek, du Théâtre Ouïgour de comédie musicale d’Almaty.
Pour la première fois dans l’histoire du festival, une vitrine kazakhe de théâtres indépendants d’Almaty est également proposée au public et aux experts internationaux invités. La scène alternative, échappant à l’attention des médias officiels, relève le défi des théâtres nationaux poids lourds, mais ne suscite pas un grand intérêt. Les manifestations particulières d’une pensée théâtrale « avancée », inhabituelle pour la scène régionale, ne peuvent dissimuler un manque de professionnalisme trop évident. L’exception est sans doute un vieux spectacle, Notre classe, présenté avec succès lors de plusieurs festivals de théâtre. Dans une petite salle, une douzaine de jeunes acteurs du théâtre BT jouent une pièce terrifiante de Tadeusz Slobodzianek. Sa pertinence prophétique est stupéfiante. Le message dur et impitoyable du metteur en scène Barzu Abdurazzakov contient un sens humaniste puissant. Il a un impact plus fort que n’importe quel sermon superficiel.
Anton Zaitsev se révèle un metteur en scène inventif et subtil du théâtre de marionnettes, en interprétant l’histoire d’une jeune fille, Anna, de la trilogie de Fynn.[5] Une petite marionnette attachée au bras de l’artiste réalise un miracle théâtral : elle transforme l’inanimé en animé et suscite une réaction émotionnelle chez le public.
Quelle a été l’impression laissée par le Festival de l’Asie centrale 2022 ? Ses organisateurs ont vraiment réussi à créer un système d’événements de festival et à amener le public à faire partie d’un espace spirituel. Presque toutes les représentations ont eu lieu à guichets fermés.
Le festival a-t-il apporté quelque chose sur le plan créatif ? Absolument. L’absence prolongée de contacts et d’échanges internationaux, ainsi que l’isolement malheureux du processus théâtral mondial, ont contribué à la conservation des formes anciennes du théâtre et de la pensée théâtrale. Le système Stanislavski en interprétation directe à la soviétique – la seule méthode de technique d’acteur autorisée à l’époque soviétique – a été la base de la reproduction des clichés. Cependant, comme le note un philosophe russe, « pour comprendre les lois transversales de la pensée artistique d’une époque… une œuvre moyenne est bien plus révélatrice qu’un chef-d’œuvre, car elle révèle le typique plutôt que l’exceptionnel » (Pilipenko 2001, p.89). Dans le même temps, la stagnation de crise a provoqué et a aiguisé la résistance créative : Tufan Imamutdinov, Alibek Omirbekuly, Elik Noursultan, Timur Koulov, Gauhar Adaj, Barzou Abdurazzakov constituent une génération de metteurs en scène ouverts à l’expérimentation théâtrale. Ce sont peut-être eux qui vont définir les nouveaux horizons du théâtre d’Asie centrale.
Notes de fin
[1] Le sujet de Karagueuze n’a rien à voir avec celui du théâtre d’ombres turc.
[2] Il s’agit de la pièce Un petit boulot pour un vieux clown de Matei Vișniec.
[3] Le doyre est un tambour sur cadre en Asie centrale (y compris au Tadjikistan).
[4] La dombra est un instrument de musique rustique à cordes pincées en Asie centrale (y compris au Kazakhstan).
[5] La pièce de théâtre d’E. Lokchina Je suis, basée sur Mister God, This Is Anna de Sydney « Fynn » Hopkins.
Bibliographie
Aménova, Dana. Stranstviya Don Kihota v nachi dni [Les voyages de Don Quichotte à notre époque]. Paru dans Vechernaya Astana le 17.03.2022 sur https://vechastana.kz/stranstviya-don-kihota-v-nashi-dni/.
Pilipenko, Andrei. Fenomen « damskogo iskusstva » [Le phénomène de « l’art de dames »]. Chelovek n° 3, 2001, pp. 88-103.
*Irina Antonova PhD en histoire, critique de théâtre indépendante (Kazakhstan), membre de l’AICT et de l’UNIMA. Professeure d’histoire du théâtre et des beaux-arts. Coorganisatrice des Festivals internationaux des théâtres de marionnettes et membre du jury du festival des arts visuels Otkrovénié (Almaty, Kazakhstan), participante des festivals de marionnettes d’Ekaterinbourg, Omsk (Russie, 2016, 2017). Observatrice des festivals de marionnettes de Binic (France), Białystok (Pologne). Auteure d’articles sur l’histoire du théâtre de marionnettes et de rue kazakhstanais et français, et sur les différentes formes de représentations contemporaines.
Copyright © 2023 Irina Antonova
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
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