Erinnerung Redux : Méandre mémoriel du port et critique post-coloniale
John Yves Pinder*
Port à Port. Concept et Direction :Marléne Douty, Eliana Schüler, Valeria Stocker, Koffi Edem. Collaboratrice Artistique :Leicy Valenzuela. Performance : Atsou Jean Adzigbli, Brigitte Sefako Abra Agbokou, Viola Güse, Segnon Guy Hounou, Delphin Semevo Hountondji, Félicité Notson Kodjo-Atsou, Djani David Mikem, Nebou N’Diaye, Naomi Kelechi Odhiambo, Yulia Suárez Bergmann. Son : Simone Nowicki, Frederik. Production : PK3000 / Katja Kruglikova, X Perspektiven, Compagnie Artistique Carrefour. Administration : ASA-FF e.V. Compagnie Artistique Carrefour (Togo) et X Perspektiven (Allemagne/Suisse). 14.08.2022, 20 heures (première 13.08.2022), Hambourg.
Un public d’une cinquantaine de personnes s’est installé sur les grandes marches de l’esplanade du Baaken, l’un des nombreux petits havres qui sillonnent le bras nord de l’Elbe à Hambourg. Un vent léger et le bruit lointain des voitures bercent un soir doux. Huit interprètes vêtus de chemises et pantalons blue jeans sont assis à une vingtaine de mètres du public, de l’autre côté des barrières situées en bordure du quai. Comme le public, les huit font dos à la Hafencity, un quartier au centre d’un projet gigantesque de réaménagement urbain qui voit l’ancien port franc du Baaken faire place à des zones résidentielles et commerciales, culturelles et touristiques ancrant la ville hanséatique dans le capitalisme ondoyant de demain. C’est dans ce lieu, pendant cette petite heure de performance organisée dans le cadre du festival d’été du théâtre Kampnagel, que les huit interprètes feront revenir à la mémoire un passé colonial refoulé par le caractère lisse architectural du port.
Port à Port, le fruit d’une collaboration entre une compagnie togolaise et une germanophone, commence avec un récit de voyage raconté sur le casque audio distribué au public. Voyage… c’est beaucoup dire. Il s’agit plutôt d’une attente infernale pour des papiers qui permettront à un sujet togolais, suspendu à la messagerie vocale du consulat allemand, de venir en Allemagne. L’atermoiement prend subitement fin lorsque les étoiles du firmament bureaucratique s’alignent, comme par miracle. Les huit, six Togolaises et Togolais, ainsi que deux femmes membres de X Perspectiven, qui étaient jusqu’alors assis au bord du quai, se lèvent, font leurs adieux, et se retournent vers le public. Le rythme change. Le silence et la stagnation font place à des tombées et levées subites de corps en course qui viennent gravir et descendre les gradins improvisés. La coordination du collectif et le rythme saccadé de leur redescente évoque un passage de douane. Les huit interprètes arrivent finalement et prennent le temps de s’asseoir, de se présenter et de partager à voix haute ce que le port évoque pour eux : sons et images, endroits et personnes, voire système social et organisation économique que l’on nomme capitalisme.
Après cette séquence, le public est invité par l’audio à se diriger vers un petit bosquet où ses membres prennent un moment pour faire connaissance en se regardant et en se souriant. Certains interprètes sont partis en direction du pont qui mène à l’autre rive, d’autres restent du côté des escaliers. Sur l’audio, les voix féminines et masculines, francophones et germanophones s’alternent sur un mode interrogatif. Elles invitent le public à regarder de plus près ce lieu familier pour certains, étrange pour d’autres. « Qu’est ce que le port ? Qui est le port ? Quelles traces laisse-t-il dans nos vies ? », sont les questions posées sur l’audio qui reviendront tout du long. C’est seulement lorsqu’une voix audio invite le public à s’adosser au banc qui longe le pont et à dire adieu à une personne absente par un signe de la main offert au vent que la question coloniale fait surface. Toujours sur l’audio, une voix demande au public de prendre un moment pour se mettre des expériences de ports en mémoire. Une lettre d’un voyageur africain maintenant à Hambourg se fait aussi entendre. Le voyageur rappelle qu’au début du 20e siècle, les troupes allemandes partaient du port du Baaken sur la ligne Wörmann en direction de la Namibie afin de mater dans un bain de sang les insurrections des peuples Herero et Nama. À part un nombre de rues nommées en l’honneur des entrepreneurs et pionniers impériaux, peu de traces restent de ces massacres. Comment se remémorer et ne pas oublier ?
Cette question est lourde de sens dans une Allemagne où les débats contemporains sur la mémoire (Erinnerung) descrimes coloniaux sont particulièrement vifs dans les milieux culturels et politiques. Les crimes coloniaux de l’empire allemand (1871-1918) sont moins connus que ceux des grandes puissances impériales de l’époque, mais pas moins brutaux et significatifs. Une des questions qui se posent est de savoir si la Erinnerung de la Shoah, qui après de nombreuses décennies de refoulement est devenue intégrante à la vie de l’État et de la société civile, n’a pas contribué à un aveuglement ou à un oubli des crimes coloniaux antérieurs. Pour certains, un décentrement de l’imaginaire collectif allemand doit s’opérer afin qu’une confrontation avec un passé colonial puisse se faire, laquelle aiderait aussi à légitimer la compensation financière des victimes de ces crimes génocidaires. La remémoration ritualisée de Port à Port contribue donc à sa façon à cette déconstruction-reconstruction d’une histoire collective soigneusement ensevelie.
Le but est louable. On se demandera, néanmoins, si le didactisme de l’audio, qui donne une touche plus contemplative à la performance, ne risque pas de tomber dans un consensualisme convenu malgré la polyphonie de l’enregistrement. Le public n’est pas composé d’écoliers lambdas mais de festivaliers majoritairement germanophones fréquentant déjà en toute probabilité Kampnagel, l’un des fers de lance de la mouvance décoloniale dans le milieu culturel hambourgeois. Le risque d’un entre-soi est esquivé grâce à la présence des interprètes qui rejoignent les spectateurs afin de leur offrir un défilé de « sape » en mode devinette. Un interprète se pavane en montrant un habit afin d’interroger les autres sur son origine. Les autres devinent et, ce faisant, leurs vêtements et chaussures laissent entrevoir un système combiné et inégal de production et de consommation. Cette démonstration, faite à un moment où plus rien ne se donne à entendre sur le casque, différencie le geste de Port à Port d’une culture mémorielle libérale souvent incapable de faire le lien entre violences extrêmes à caractère raciste et capitalisme. Le jeu se termine par un autre moment d’intimité : face-à-face fugaces dans lesquels les huit interprètes partagent avec le public des souvenirs quotidiens les liant au port.
L’investigation et l’introspection introduites par l’audio rythment la première partie de la performance mais pas la deuxième qui s’inaugure avec un interprète pressant les membres du public jusqu’à l’autre rive, où il monte seul sur le mirador orange du Baaken qui donne vue sur la ville. De là, le guide sur sa tour dresse le paysage imaginaire d’un port, probablement Lomé au Togo. Sa description fait aussi le calque d’une division bien réelle entre le nord de Hambourg et son sud accueillant les masses de travailleurs immigrés. Le discours de l’homme, présentant maintenant au public des biens made in Togo aussi fictionnel que le paysage, montre que les flux de commodités vont aussi dans l’autre sens : de l’Europe économiquement dominante au Togo spécialisé dans le commerce des rejetons seconde-main d’une mondialisation en perpétuelle dérive.
L’homme pressé redescend de sa tour et se dirige avec les autres vers le quai de la rive sud pendant que le public prend place sur l’escalier qui surplombe l’esplanade. Le calme revient et les membres du public sont pris un à un par la main et placés au bas des gradins. Les corps forment un archipel autour duquel viennent circuler certains interprètes en silence. Ils regardent le public dans le blanc des yeux et un partage se fait. « Qu’est-ce que le port ? Qui est le port ? », les questions reviennent sur l’audio pendant que le public contemple d’autres femmes et hommes en bleu se mouvoir sur les escaliers. Les mouvements, danses et exclamations de ces derniers rappellent une dernière fois que les corps souffrants et regimbés d’aujourd’hui portent aussi en eux les traces des meurtrissures et révoltes d’hier et de demain.
*John Yves Pinder est chercheur et enseignant. Il enseigne à l’Université Leuphana de Lüneburg et habite à Hambourg. Avant de déménager en Allemagne, il était basé en Grande Bretagne où il a complété sa thèse de doctorat à l’université de Leeds en 2019.
Copyright © 2022 John Yves Pinder
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
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