Comment se mettre dans la peau d’un Juif quand on est Arabe à Jérusalem ?
Selim Lander*
Jours tranquilles à Jérusalem. Texte de Mohamed Kacimi, mise en scène de Jean-Claude Fall (compagnie La Manufacture) avec Bernard Bloch, Roxane Borgna, Etienne Coquereau, Jean-Marie Deboffe, Jean-Claude Fall, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice, Nolwenn Peterschmitt, Alex Selmane. Images et création vidéo Laurent Rojol, dramaturgie Bernard Bloch, direction technique Jean-Marie Deboffe. Pièce créée en 2019. En tournée à la Martinique le 30 septembre 2022.
Jours tranquilles à Jérusalem est une pièce gigogne adaptée du livre de Mohamed Kacimi (même titre, éd. Riveneuve, 2018) qui raconte l’aventure que fut la création, à Jérusalem-Est et avec des comédiens palestiniens, de la pièce d’Adel Hakim, Des Roses et du Jasmin. M. Kacimi était alors le dramaturge qui accompagna la mise en scène de la pièce par A. Hakim pendant une période de presque une année à cheval sur 2014 et 2015. Mise en scène difficile non seulement en raison des difficultés inhérentes aux conditions de vie dans la partie arabe de Jérusalem (pour ne citer qu’un seul exemple, il est impossible de prévoir si l’on ne sera pas bloqué à un check-point alors qu’on se rend à une répétition) et plus encore peut-être au pari engagé par l’auteur qui consistait à demander à des Arabes d’interpréter des personnages de Juifs à côté de personnages de Palestiniens.
Ni Adel Hakim (1953-2017) ni Mohamed Kacimi (né en 1955 en Algérie) n’ont participé à cette aventure par hasard. Le premier, directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry (France), était né au Caire. Quant au second, il a lui-même écrit plusieurs pièces consacrées de près ou de loin à ce qu’il est convenu d’appeler « le problème palestinien » (Terre Sainte) ou à l’islamisme (Moi la mort, je l’aime, comme vous aimez d’après les conversations enregistrées entre la police et Mohammed Merah, coupable de plusieurs assassinats en 2012 dans la région toulousaine, y compris contre des enfants juifs).
La pièce mise en scène par Jean-Claude Fall fait appel à trois comédiennes et six comédiens dont J.-Cl. Fall lui-même dans le rôle d’Adel Hakim, l’auteur-metteur en scène de Des Roses et du Jasmin. Jours tranquilles à Jérusalem (le titre est ironique) commence par une scène d’affrontement entre l’auteur et les membres du conseil d’administration du Théâtre National Palestinien, lesquels finissent par suggérer à l’auteur d’aller plutôt présenter sa pièce à Tel-Aviv ! L’auteur est seul sur le plateau tandis que les membres du conseil sont assis groupés dans les premiers rangs du théâtre, donc dos aux spectateurs, ce qui n’aide pas à la compréhension de leurs propos… Plus généralement, seule la diction de J.-Cl Fall se révélera parfaite, pour les autres ça va, ça vient. Précisons que les comédiens n’étaient pas équipés de micro, ce qui, les choses étant désormais ce qu’elles sont, a pu en laisser certains quelque peu démunis.
Les membres du conseil sont tous impeccablement vêtus de tailleurs ou de costumes noirs, une élégance qui séduit d’emblée (tant elle se fait rare sur les scènes du théâtre contemporain) et qui laisse mesurer, quand on voit les mêmes revêtus de leur tenue de tous les jours pour interpréter les rôles de comédien, ce que la décontraction qui règne désormais partout (pas seulement au théâtre !) en matière de vêtement nous fait perdre sur le plan de l’esthétique !
La suite de la pièce est donc consacrée aux péripéties qui émaillèrent la préparation de la pièce : la révolte des comédiens contraints de se mettre dans la peau d’un Juif, les incursions de la police israélienne, les inquiétudes – y compris financières – du directeur du théâtre, les incertitudes sur le texte, la lassitude des uns et des autres… jusqu’au succès final.
On suit tout cela avec intérêt, bien qu’un peu frustré de ne pas assister à la pièce Des Roses et du Jasmin dont il est sans arrêt question et dont ne seront donnés que quelques extraits lors des répétitions. Des extraits suffisent néanmoins pour comprendre l’essentiel de cette œuvre dramatique qui raconte la destinée de trois générations sur fond de conflit entre Juifs et Palestiniens, depuis la fin du protectorat anglais sur la Palestine et l’arrivée des rescapés de la Shoah jusqu’à nos jours. À la fin de la pièce, deux demi-sœurs qui ne se connaissaient pas et appartiennent aux camps opposés se retrouveront face à face. Cependant Jours tranquilles à Jérusalem relève avant tout du théâtre documentaire : il faut moins y chercher une intrigue que le témoignage des difficultés de travailler en milieu arabe en Israël. Elle n’est pas moins intéressante pour cela.
La mise en scène s’adapte sans peine à un texte qui prévoit beaucoup d’allées et venues, de changements de costumes, les comédiens interprétant plusieurs rôles (les membres du conseil d’administration du théâtre, son directeur, le dramaturge, deux policiers israéliens, les comédiens qui discutent entre eux ou avec le metteur en scène ou le dramaturge, enfin les comédiens s’essayant à interpréter certains rôles de Des Roses et du Jasmin). Seul le metteur en scène n’a qu’un seul personnage à incarner. La mise en scène s’appuie sur des projections de vidéos de la Jérusalem d’aujourd’hui, tant à l’est qu’à l’ouest. Peut-être trop lorsque ces vidéos captent toute l’attention au détriment de l’action sur le plateau… Un constat qui vaut pour nombre de pièces ayant recours à la vidéo.
*Les critiques de Selim Lander paraissent dans la revue Esprit, sur mondesfrancophones.com et Madinin-art.net.
Copyright © 2022 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.