Un G8 culturel à Gênes
Jean-Pierre Han*
G8 project « Il mondo che abbiamo », Théâtre national de Gênes, Italie. Octobre 2021.
On nous pardonnera – une fois n’est pas coutume – de mettre davantage l’accent dans ce compte rendu sur le dispositif de la manifestation (faut-il parler là de festival dans le sens traditionnel du terme ?) qui s’est tenue en octobre 2021 à Gênes, que sur les spectacles eux-mêmes. Une manifestation d’un genre très particulier, et dont le titre est déjà tout un programme : « Il mondo che abbiamo », autrement dit, et littéralement : « le monde que nous avons ». Rien là forcément d’absolument novateur, mais surtitre et sous-titre, eux, en disent beaucoup plus. Soit « G8 project » et « 9 spettacoli tra memoria e futuro », « 9 spectacles entre mémoire et futur »…
Nous avons encore tous en tête le sommet du G8 qui s’était réuni à Gênes en 2001– il y avait donc vingt ans en 2021 –, suscitant des manifestations puis des émeutes réprimées avec une violence inouïe. Un véritable traumatisme. Les organisateurs de « Il mondo che abbiamo » à la tête desquels on retrouve avec plaisir notre ami le dramaturge (et critique) Andrea Porcheddu que Critical Stages connaît bien (https://www.critical-stages.org/24/the-theatre-leads-and-criticism-follows-interview-with-italian-theatre-critic-andrea-porcheddu/), ont pris prétexte de cette date anniversaire pour mettre sur pied trois semaines durant, du 9 au 27 octobre, un ensemble de réalisations théâtrales prenant appui sur la question du G8, non pas forcément pour commémorer 2001, mais pour créer, vingt ans après, un nouveau G8, culturel cette fois-ci. En profitant de l’occasion pour poser la question de savoir ce qu’il s’était passé durant ces vingt années, et réfléchir sur ce que les vingt prochaines années pourraient nous apporter. Belle réflexion sur notre avenir, pas seulement théâtral.
À cet effet les premiers destinataires de cette interrogation ont été des auteurs – neuf au total – issus de neuf pays différents à qui a été proposé d’écrire en toute liberté, que ce soit sur le passé, le présent ou le futur, un texte d’une heure environ. Textes qui ont ensuite été traduits en italien, puis qui ont été proposés à des metteurs en scène en relation avec le TNG (Théâtre national de Gênes) dirigé par Davide Livermore, sauf pour ce qui concerne deux d’entre eux qui cumulent les deux fonctions d’auteur et de réalisateur, la Française Nathalie Fillion et l’Italien Fausto Paravidino. Tous deux, très naturellement, ont accepté de monter leur propre texte. Sept autres metteurs en scène en relation avec le Théâtre national (presque toutes des femmes !) ont ensuite eu un mois pour monter leurs productions avec des distributions elles aussi italiennes. Tous les auteurs et artistes sollicités ont répondu avec ferveur : un petit texte leur a été demandé pour expliquer leur accord à la presse. On en donnera un seul exemple qui en dit long, celui de la Française Nathalie Fillion :
« Il y a des propositions qu’on ne peut pas refuser, des cadeaux qu’on se doit d’accepter, sans hésitation. L’invitation au G8 culturel en est un et l’excitation est grande. Excitation à la fois intellectuelle, artistique, poétique, politique, ludique aussi – il faut être joueur pour répondre pied à pied, G8 contre G8. Une façon de dire : après tout, nous aussi gens de théâtre pouvons nous réunir pour discuter des affaires du monde et nos fictions valent bien les vôtres. […] »…
On ne saurait être plus clair : ont donc répondu présent, l’Allemand Roland Schimmelpfennig, le Canadien Guillermo Verdecchia, l’Italien Fausto Paravidino, la Française Nathalie Fillion, le Russe Ivan Viripaiev, l’Anglaise Sabrina Mahfouz, le Belge Fabrice Murgia, le Japonais Toshiro Suzue et l’Américaine Wendy MacLeod. Un formidable bouquet international qui a donné lieu à 9 spectacles présentés d’abord en un marathon de dix heures présenté dans deux théâtres, ceux du Théâtre national Ivo Chiesa et du Théâtre Gustavo Modena, puis, tout au long du mois d’octobre, des séries de deux ou trois spectacles ont ensuite été programmées. L’état d’excitation dont parle Nathalie Fillion était palpable lors du marathon, faisant de la manifestation un authentique événement.
Il convient en tout premier lieu de saisir cet événement dans sa globalité, c’est-à-dire tenter d’expliciter ce qu’il a proposé dans sa choralité même, avant éventuellement d’en détailler chacun des éléments. Chant choral donc à neuf voix pour dire le monde d’hier, celui d’aujourd’hui et rêver à celui de demain. Espaces et temps éclatés, histoires individuelles et collectives vécues ou subies au cœur de la grande Histoire : le tableau proposé est saisissant dans sa diversité même, alors qu’à travers cette diversité on aura pu saisir une seule et même dynamique de combat.
À lire les titres d’un certain nombre de propositions, on a pu déjà tracer certaines lignes de force. Avec, bien sûr, un retour, tragique, parfois absurde voire comique, sur les événements qui se sont déroulés il y a vingt ans. Ce fut le cas du Gênes 21 de Fausto Paravidino, un enfant de la ville, qui avait déjà tout juste écrit, après les événements du G8, Gênes 01. Il revient donc, de manière directe – on le comprend aisément – en se mettant lui-même en scène avec quatre de ses camarades pour revenir sur le G8 qu’il met d’ailleurs aujourd’hui en perspective et en relation avec l’épidémie de la COVID 19, mais en cherchant toujours à établir un dialogue avec le public. De manière directe et virulente. Autre titre parlant : Change le monde, trouve la guerre du Belge Fabrice Murgia, un dialogue d’une femme revenue à Gênes vingt ans après, avec elle-même présente lors du G8. Un habile dispositif traité comme la grande partie des spectacles présentés de manière très directe dans un espace de jeu dépouillé, et qui se veut, dans le laps de temps imparti (une heure), le plus efficace possible.
Autre titre parlant, Basta ! (Assez !) mis en scène par Kiara Pipino, et qui n’hésite pas à parfois faire appel à un comique à la Dario Fo, pour dénoncer les violences policières lors du G8 et les silences des plus hautes autorités qui les couvrent. Si d’autres titres ne sont pas aussi éclairants, au moins sont-ils emblématiques des réflexions des uns et des autres sur les enjeux de nos sociétés : Notre cœur apprend nous dit ainsi Guillermo Verdecchia mis en scène par Mercedes Martini, et dans lequel il est question de réflexions sur les concepts de communauté et d’appartenance. Le Russe Ivan Viripaiev parle, lui, d’une « nouvelle éthique constructive », discours assumé par Todoro Bonci del Bene, seul sur scène.
Reste, même s’il ne s’agit pas d’établir le moindre palmarès, car c’est l’ensemble, répétons-le, qui fait sens, que deux spectacles ont particulièrement marqué, il s’agit de Sherpa de Roland Schimmelpfennig mis en scène par Giorgina Pi et In Situ de Nathalie Fillion dans lesquels espaces et temps sont bouleversés, et présentés dans un fascinant kaléidoscope, l’autrice française faisant même intervenir Christophe Colomb dans des sortes de rêves ou de cauchemars où il est question de la mémoire collective (concernant naturellement celle du G8, entre autres) de l’Histoire. Roland Schimmelpfennig, de son côté, contracte dans sa fable les lieux plongés dans une nouvelle temporalité (sommes-nous en 2001 à l’époque du G8 ou aujourd’hui ?). Sommes-nous sur le luxueux bateau de croisière où séjournaient les représentants politiques du G8 ou au centre de Gênes parmi les manifestants ?… C’est d’ailleurs l’une des caractéristique communes à l’ensemble des propositions que de jouer sur les notions d’espaces et de temporalité, mais dans des traitements toujours originaux. La Vignette du Japonais Toshiro Suzue et Transcendance de l’Anglaise Sabrina Mahfouz, les deux derniers spectacles, n’échappent pas à cet aspect des choses.
L’événement a connu un tel accueil que les organisateurs envisagent sérieusement de le reconduire dès les prochaines années (pour en faire un événement annuel ?), ce que l’on souhaite vivement.
*Jean-Pierre Han : Journaliste et critique dramatique. A créé la revue Frictions, théâtres-écritures dont il dirige la rédaction. Rédacteur en chef des Lettres françaises. Collabore à de nombreuses publications françaises et étrangères. A enseigné pendant quinze ans à l’IET de Paris III-Sorbonne nouvelle, à Paris X, Université d’Évry. Ancien président du Syndicat de la critique de théâtre, musique, danse. Vice-Président de l’AICT (Association internationale des critiques de théâtre). Directeur des stages pour jeunes critiques. Derniers livres parus : Critique dramatique et alentours. (Théâtres-Écritures), 2015, Roger Vitrac : Portrait en éclats (Théâtres-Écritures), 2017. 33 éditos+1 (Théâtre-Écritures) 2019, Prix du Syndicat de la critique du meilleur livre sur le théâtre de l’année.