Autour de l’écologie de la langue : les obscénités sur la scène théâtrale
Irina Antonova*
Résumé
Au milieu du siècle dernier, le linguiste américain Einar Haugen a inventé le terme d’écologie linguistique. Plus tard, le philosophe russe Dmitri Likhatchov a proposé le terme plus global d’écologie de la culture, en tant qu’outil scientifique pour « protéger la culture humaine ». Likhatchov a écrit : « La violation des lois de l’écologie biologique peut tuer l’homme biologiquement. La violation des lois de la culture peut tuer l’homme moralement » (Likhatchov 487). Le scientifique s’inquiétait de l’appauvrissement du vocabulaire de la langue russe, qu’il qualifiait de « véritable désastre écologique ». L’un des facteurs de ce désastre est l’utilisation irresponsable du langage obscènesur la scène théâtrale russophone, cet acte étant souvent compris comme un attribut de la liberté créative et de l’expression personnelle de l’auteur, un défi à la bienséance traditionnelle du théâtre en tant qu’institution de la culture et un dédain démonstratif du goût public. La jeune dramaturgie russophone kazakhe présentée dans le cadre du festival Drama.Kz oblige à s’interroger sur le sens de la liberté dans un contexte d’appauvrissement lexical et de pollution de la langue russe.
Mots-clés : écologie de la culture, écologie de la langue, théâtre russophone au Kazakhstan, vocabulaire obscène.
Dans le monde, tout est lié, d’une manière ou d’une autre, à l’écologie, car l’écologie nous fait penser au monde comme à notre maison, et à nous-mêmes, les humains, comme à l’incarnation des liens universels de l’univers. Le critique littéraire et théâtral russe Vissarion Belinski a écrit en 1834 que dans la vie humaine « se manifeste le côté spirituel supérieur de la vie universelle de l’univers » (Belinski 13).
Les écologistes et les philosophes considèrent l’homme et la nature comme un ensemble harmonieux et non séparable, en mettant en évidence des parallèles entre une diversité linguistique et biologique. L’intégrité linguistique est une composante importante de cette harmonie et de l’intégrité culturelle.
Selon la doctrine de l’écologie linguistique, la relation entre la langue en tant que code culturel et la société construisant ce code forme un écosystème spécifique qui subit des désastres et des catastrophes comme tout autre écosystème.
L’homme, en tant que personne linguistique et sujet de la langue, ne s’exprime pas toujours de manière littéraire et soutenue. Les contextes existants du discours familier et quotidien, y compris le vocabulaire obscène, confirment la complexité de la structure linguistique, la coexistence et la collision des langues et des codes. Selon le philosophe Yuri Lotman,[1] un langage « se manifeste comme “naturel” (une non-langue), et l’autre comme forcément artificiel » (Lotman 243), ce phénomène ayant un rapport direct avec le problème de l’écologie de l’environnement de parole sur la scène théâtrale.
Qu’est-ce qu’un langage obscène (mat en russe) ? Il ne s’agit pas de mots grossiers, mais de mots qui sont systématiquement bannis de l’espace public (et le théâtre est un espace public), ou qui sont couverts par des « bips » en raison de leurs significations insultantes et péjoratives. D’autre part, on peut admettre que, dans certaines circonstances, une obscénité verbale peut être l’équivalent lexical de toute émotion forte. Un « mot fort russe »[2] peut remplacer un énoncé complexe et a un sens non seulement explicite, mais aussi caché. Dans chaque langue, le langage obscène est éternel et stable. Le mat russe est un code linguistique archétypal auquel répond la conscience de l’homme contemporain, ressortie des profondeurs de la conscience traditionnelle. C’est pourquoi son utilisation sur scène provoque inévitablement une réaction involontaire de la part du public.
Quels sont les rapports entre le mat et le théâtre en tant qu’institution sociale et culturelle ? Le théâtre modélise non seulement la réalité et l’environnement avec lequel le spectateur entre en relation, mais aussi le spectateur prêt à s’identifier : ce dernier accepte (ou n’accepte pas) la vérité artistique du théâtre, son langage scénique, mais aussi l’environnement linguistique du spectacle. Et c’est là que le théâtre entre dans la zone de sa responsabilité écologique.
Le domaine de la responsabilité écologique du théâtre
L’un des aspects de l’écologie linguistique est l’interlinguisme, qui est lié au multilinguisme en tant qu’habitat d’une ethnie. L’appauvrissement d’une langue par sa pollution lexicale est tragique pour tout théâtre national, surtout pour celui d’un pays multiethnique comme le Kazakhstan. La mission du théâtre russe dans le pays, dont environ 20 % de la population sont des Russes ethniques, commence par la sensibilisation à la langue littéraire russe. Malgré le fait que 30 ans se sont écoulés après l’effondrement de l’Union soviétique, de nombreux représentants de 125 ethnicités du Kazakhstan considèrent le russe comme leur langue maternelle. Dans toutes les régions du pays, il existe des théâtres publics et privés qui jouent en russe. Outre les théâtres russophones et kazakhophones, il existe des théâtres jouant en coréen, en ouïgour, en allemand et en ouzbek. Cette diversité linguistique et culturelle affecte également le paysage mental et forme un écosystème complexe qui est objectivement soumis à l’érosion lexicale. Ces dernières années, la langue russe est devenue de moins en moins répandue et la population russophone se sent de plus en plus traumatisée. C’est pourquoi le théâtre russe au Kazakhstan est perçu par les russophones locaux comme un bastion de la langue maternelle et de la conscience linguistique depuis l’époque soviétique.
La censure stricte de l’époque soviétique empêchait les déchets du discours de pénétrer dans les textes littéraires. Mais le milieu des années 80 a vu le début du changement des attitudes culturelles et la transformation de la conscience artistique de l’homme soviétique. Ce processus s’est accompagné, entre autres, de la pollution sans précédent du champ lexical. La critique de théâtre russe Nina Velekhova croit que cette « idée bête et joyeuse » – tout est possible partout ! À bas la censure ! – a commencé dès la notoire Perestroïka lancée en 1986. Celle-ci a approfondi (le mot favori de Mikhaïl Gorbatchev) la liberté de tout. Le langage obscène n’était plus considéré comme quelque chose de hors-norme.
Le problème de la présence des obscénités dans des textes de théâtre s’est récemment posé au Kazakhstan, depuis le début de la deuxième décennie du XXIe siècle. Les pionniers en la matière étaient des troupes de théâtre indépendantes. Le public kazakh, inexpérimenté à cette époque, a été stupéfait par le langage grossier qui a jailli de la scène. De nombreux spectateurs (et spécialistes de théâtre !), scandalisés par de telles attaques lexicales, se sont immédiatement fait clouer le bec par le clan agressif de la communauté semi-dilettante d’avant-garde, ces derniers ayant enfin réalisé en quoi consistait la fameuse liberté d’expression. Mais la liberté est une chose sournoise et moqueuse. Elle taquine et provoque. Au début, le langage obscène suscite inévitablement un intérêt perplexe et attire le public dans les petites salles de théâtre. Certes, la liberté d’expression n’est pas limitée par cela, mais je parle surtout de l’écologie de la parole. Ainsi, le vocabulaire de la classe sociale défavorisée et des criminels, « opprimés, acharnés, haïssant tout ce qui est plus soutenu, plus pur, plus beau, autrement dit ce qu’ils ne possèdent pas » (Velehova 67), implique les théâtres indépendants dans les relations de marché, en les transformant en une structure purement commerciale. L’utilisation spéculative d’un langage marginal a fini par être considérée comme l’une des principales revendications du théâtre indépendant russophone et symbolise sa différence avec le théâtre d’État obéissant et conservateur. Le fier indice « 18+ »[3] (parfois « 16+ » pour une raison méconnue), permet généreusement au public de choisir s’il veut ou non passer une heure et demie ou deux heures dans l’atmosphère fétide des émissions verbales. N’est-ce pas le triomphe de la démocratie et de la liberté ?
Je dois dire d’emblée que la question de la censure n’a rien à voir avec ce problème. Cela aurait été la vision la plus vulgaire et la plus primitive du problème. D’autant plus que lorsqu’il s’agit de la libre circulation du langage obscène sur scène (et pas seulement), la censure, même si elle existe, ne se manifeste en aucune façon.
Les théâtres indépendants sont libres de choisir leur répertoire, ainsi ils montrent (sous forme de spectacles ou de lectures) des pièces de jeunes dramaturges de la Russie, du Kazakhstan, de l’Ukraine et d’autres pays ex-soviétiques, ce qui est déjà un progrès en soi.
Mais la thématique contemporaine aigüe de ces œuvres rend encore plus évidentes l’artificialité et la primitivité des dialogues, et la banalité des intrigues, qui répètent celles que les médias créent beaucoup plus professionnellement. Ajoutons ici un jeu d’acteur médiocre et une mise en scène prétentieuse (ou absente), et il devient évident que de tels spectacles et lectures ne dépassent souvent pas le niveau des spectacles amateurs. Ils sont bel et bien assaisonnés d’obscénités, souvent de manière déplacée. Le théâtre indépendant courageux veut se rapprocher le plus possible « de la rue », de la vie de tous les jours, mais ne prend de la rue que ce qu’il est capable de prendre : non pas le fond et l’essence des choses, mais plutôt leur forme, leur coquille, c’est-à-dire quelque chose de primitif et d’artificiel. Il ne s’agit pas de courage, mais de dérèglement moral et créatif, de « vulgarité des rues qui veut se faire passer pour une idéologie », comme l’a affirmé Anatoli Lounatcharski[4] en 1912 (Lounatcharski 505).
Dans la rue, le langage obscène apparait spontanément comme une réaction verbale stéréotypée à divers événements infimes. Dans l’œuvre dramatique, il est introduit dans le texte de manière intentionnelle, c’est pourquoi il a l’air artificiel, bas et peu artistique. N’importe quel clochard utilise ce langage spécifique de manière beaucoup plus créative et variée, tant sur le plan lexical que sur le plan intonatif. Il n’est pas nécessaire de payer un billet pour profiter d’exemples de langage obscène.
En 1902, Constantin Stanislavski a raconté que les comédiens du Théâtre d’art de Moscou s’étaient rendus au marché Khitrov pour ressentir l’atmosphère de la pièce Les Bas-fonds de Maxime Gorki. Pour les protéger de l’agression des déclassés, les artistes étaient accompagnés du journaliste-médiateur Vladimir Guiliarovski qui fréquentait souvent de tels lieux. Stanislavski témoignait qu’à un moment critique, Guiliarovski
a crié d’une voix tonitruante un énorme juron qui nous a abasourdis par la complexité de sa construction. Des mendiants locaux, eux aussi, étaient paralysés par le choc, le plaisir et la satisfaction esthétique […] Et nous avons vu se déclencher des rires rauques, des applaudissements, des félicitations et de la gratitude pour l’ingénieux juron qui nous a sauvé de la mort ou de la mutilation [notre traduction].
Stanislavski 265
Ces souvenirs de Stanislavski sont très importants. La spontanéité, l’émotivité et l’impossibilité d’exprimer son attitude avec du langage littéraire rendent le langage obscène « génial » et naturel, plein de sens du lieu et du moment. Mais ce sera tout. Gorki lui-même, décrivant la vie des misérables, a évité de reproduire primitivement des expressions du marché Khitrov et a mis des paroles bien différentes dans la bouche de ses personnages.
Festival Drama.KZ
En 2017, Drama.KZ, un festival de drame contemporain (en kazakh et en russe) a été lancé au Kazakhstan avec le soutien de l’Union des travailleurs du théâtre de Russie et de l’Association des travailleurs des théâtres russes à l’étranger.
Le festival se déroule sous forme de lectures et attire principalement un public professionnel, mais il y a aussi des spectateurs-auditeurs. Les lectures sont mises en scène par des débutants et des plus expérimentés et sont suivies de discussions, hélas, souvent mal articulées et élogieuses. Il y a également des ateliers sur la théorie et la pratique du théâtre, car la plupart des auteurs ne sont pas des professionnels.
Lors des cinq années du festival, on a assisté (et on a lu sur le site web) à trente-huit pièces en russe, dont quatorze, soit près de 40 %, contiennent du langage obscène. Personne n’est gêné par cela, ni par la présence dans les textes de nombreuses fautes de style, de grammaire et de ponctuation, qu’aucun des auteurs n’a pris la peine de corriger. C’est ainsi que les textes sont présentés au jury, qui ne voit dans ces opus aucune insulte professionnelle, mais parvient à lire ces déchets verbaux et même à identifier les lauréats.
Il est intéressant de noter qu’il y a deux fois plus de femmes dramaturges que d’hommes. On observe la même situation quant à la proportion des auteurs et des auteures qui utilisent des obscénités dans leurs textes, ce qui donne l’impression (malgré toutes les avancées proclamées en matière de genre) que les femmes dramaturges font de leur mieux pour justifier leur intervention dans une profession authentiquement « masculine » par un vocabulaire extrêmement brutal.
La diversité de genre des pièces est impressionnante : drames, comédies, monodrames, drames de l’absurde (au moins, ce sont des auteurs qui le comprennent ainsi), pièces provocatrices, pièces à énigmes et même paraboles.
Les thématiques explorées sont la famille (y compris la solitude, les enfants et les adultes rejetés, et la place des femmes dans la société), les gens « pas comme les autres » confrontés à l’incompréhension et à l’opposition dans la société (dont les patients psychiatriques), la politique et, bien sûr, la pandémie du COVID-19. Une des pièces traite des questions environnementales : elle raconte l’histoire d’une ville polluée où les enfants meurent de cancers.
La pertinence des problématiques est incontestable. Une autre question est de savoir à quel niveau ces sujets sont explorés et sous quelle forme les résultats du processus dramaturgique intellectuel se concrétisent dans les paroles des personnages.
Dans cette partie de mes réflexions, j’ai envie de passer du style quasi scientifique au style de feuilleton, tout en essayant de rester dans les limites de la bienséance et de ne pas suivre les « nouveaux » dramaturges qui se dirigent dans les ténèbres de l’ignorance et des mauvaises manières. Je ne veux pas, comme l’écrivain malheureux, un personnage de Drame de Tchekhov,[5] donner un coup de presse-papier sur la tête de l’un d’entre eux. De plus, j’ai peur que, contrairement au personnage de cette histoire, les juges ne m’acquittent pas.
Qui sont donc ces personnages de pièces qui expriment leurs pensées « courageuses » en utilisant des obscénités libératrices ? Ce sont tous des gens extrêmement respectables ! Enseignants, médecins, fonctionnaires, chefs d’entreprises nationales, directeurs d’agences de publicité. Il en va de même pour un réalisateur et un trafiquant de drogue, et bien entendu des étudiants, des blogueurs, des musiciens.
Qu’est-ce qui attriste ou met en colère ces représentants de l’Homo Sapiens au point qu’ils ne trouvent pas d’autre moyen d’exprimer leurs émotions qu’un langage obscène ? Se pourrait-il que les pièces de Drama.Kz parlent d’une haine dévorante, d’une terrible injustice, d’un immense chagrin, d’une perte irrémédiable ou d’une trahison insidieuse ? Ou bien est-ce la jeune communauté ardente et créative qui réagit ainsi à des bouleversements sociaux aigus, affichant sa « réactivité sociale », qui est aujourd’hui à la mode ? Après tout, un dramaturge devrait comprendre, lui, qu’un discours grossier sur scène est non seulement un geste émotionnel fort, mais aussi une gifle au goût du public.
Pas du tout. On observe dans les pièces des personnages se ressemblant tous, dépeints par la main d’un dilettante. Ces personnages errent en prononçant des phrases banales… Les situations sont des clichés, les conflits se déclenchent pour un rien : des médecins énervés contre leurs patients, des drogués et des alcooliques avec tous leurs attributs, des jeunes stupides devenus fous de flemme et d’ennui, des mères célibataires fortes, des blogueurs incultes, des fonctionnaires incivils, etc. Pas un mot ou un sentiment vif, mais surtout le langage obscène, dispersé comme des flocons de pop-corn, comme l’emballage froissé d’un fast-food. À quel point doit être désespérée la vie de ces bipèdes, qui crachent au visage du public des expressions vulgaires et privées de sens, s’attaquant au monde spirituel de l’homme ! Et la question la plus importante : quel en est l’objectif ? Il ne s’agit pas d’amplifier le sens et la tension émotionnelle, ou les caractéristiques verbales des personnages, mais seulement de les rendre aussi proches que possible du « peuple », de leur faire parler un « langage humain ». Comme si le « langage humain » impliquait l’utilisation systématique des grossièretés.
C’est un paradoxe ! La « nouvelle » dramaturgie, libérée de la censure, renvoie le théâtre à un réalisme quotidien « gris », mais cette fois-ci avec un langage obscène. Il y a trente ans, le metteur en scène Gueorgui Tovstonogov[6] a écrit : « Souvenons-nous de l’époque […] où l’on a proposé de montrer sur la scène du théâtre tout comme dans la vie. C’est à ce moment-là que la théâtralité a disparu du théâtre ». Les auteurs ne maîtrisant pas l’art dramatique ni l’art du verbe, transforment tout en « une photographie, une copie de la vie quotidienne […] une similitude de vie ordinaire » (Tovstonogov 107) où prévaut un système de signes verbaux primitifs. Le système de signes idiomatiques, de symboles, d’indices et d’émotions passe à l’arrière-plan. L’intonation humaine est perdue. Les énoncés sont formulés de manière directe, grossière, plate et incorrecte du point de vue des règles de la langue russe.
La négligence de la grammaire et de la ponctuation est catastrophique pour les textes théâtraux du site web Drama.Kz. Les fautes de ponctuation, elles, démontrent l’ignorance des auteur·e·s par rapport aux lois du discours scénique. C’est là que les défauts de la formation professionnelle et esthétique des jeunes spécialistes de la culture deviennent apparents.
Les signes de ponctuation ont en russe une charge particulière. Dans la nouvelle Le point d’exclamation, Tchekhov parle d’une Virgule fougueuse, d’un Point fougueux, des Points d’exclamation fougueux qui dansent le cancan (le texte ne porte bien sûr pas sur les règles de la ponctuation, mais, comme toujours chez Tchekhov, sur la dignité humaine, mais la métaphore est formidable !). Stanislavski soulignait l’importance de l’oralisation consciente des signes de ponctuation et de ses contours mélodiques. L’acuité ou la fluidité du discours, l’augmentation ou la diminution du ton, les modulations de la voix humaine – ces moyens expressifs créent un fond sonore vibrant spécifique provoquant une vague d’énergie sur la scène et dans le public. C’est l’énergie vitale de tous les organismes vivants et de toute la biosphère qui apparaît ici et maintenant (presque tous les comédiens ont parlé de l’énergie créatrice de l’action théâtrale lors des confinements pandémiques). Au théâtre, à défaut de cette énergie, tout perd son sens.
Une autre remarque. Sur les 26 auteur·e·s russophones de Drama.Kz, les Russes ethniques sont en minorité. Il en ressort que des auteur·e·s non russes (mais qui parlent et écrivent en russe) perçoivent la langue russe comme une langue sordide, de mauvaise écriture et de blasphèmes, qui ne peut que polluer l’espace sonore. Et c’est déjà un problème. Il semble que le langage obscène et l’incapacité de s’exprimer correctement ne sont pas une question de style, mais uniquement de mauvaise formation.
Le festival républicain de la nouvelle dramaturgie au Kazakhstan est un événement d’une importance exceptionnelle. Il permet à tous les participants intéressés par le processus théâtral de se rencontrer dans un même espace. Je ne voudrais pas seulement critiquer les dramaturges, d’autant plus que parmi une trentaine de textes, il y en a deux ou trois qui sont vraiment intéressants et où le langage obscène qui simplifie le sens est (quasiment) absent.
L’étape irréversible ?
Le travail sur un texte dramaturgique requiert, hormis la motivation, une bonne formation, un esprit large et une maîtrise de toute la richesse lexicale d’une langue. Lorsque Stanislavski préparait le rôle de Salieri dans Mozart et Salieri d’Alexandre Pouchkine en 1914, il réfléchissait à « la beauté et la noblesse de la parole comme l’un des grands outils d’expression et d’impact sur scène ». Stanislavski s’est demandé comment le discours quotidien était lié à celui de la scène. Et il répondit : « […] nous parlons non seulement sur la scène, mais aussi dans la vie, de manière plate et mal articulée […] la simplicité mondaine et triviale de notre discours est inacceptable sur scène […] » (Stanislavski 379).
Le théâtre a considérablement changé depuis l’époque de Stanislavski. Le théâtre moderne préfère appeler un chat un chat sans se soucier de conventions, de décence ou d’euphémismes stupides. Il est évident et indiscutable qu’au théâtre, un langage obscène peut être un moyen d’expression, une manifestation artistique forte à la limite d’un choc émotionnel, stimulant et aiguisant la perception du spectateur. On pourrait retrouver une perle dans la boue. C’est si triste quand cette perle se fait prendre dans le bec adroit du coq ésopique se prenant pour un dramaturge et qui, en raison de son ignorance, cherche obstinément à faire sortir le spectateur « de sa zone de confort ».
Cette dernière expression, devenue totalement banale et dénuée de sens, justifie l’agression lexicale et les ambitions des cabotins ignorants du théâtre. Le terme galvaudé par les business coachs charlatans a pris place dans le milieu théâtral, en expliquant toute action violente de nature morale ou esthétique contre le spectateur. Il apparaît que le langage obscène ne rencontre plus de résistance nulle part. Nous nous y sommes presque résignés, oubliant que les textes toxiques empoisonnent l’environnement au même titre que les productions nocives. Il est vrai que sur scène, les obscénités verbales mettent souvent certains spectateurs mal à l’aise, jusqu’à provoquer du dégoût, comme s’ils remarquaient un insecte abominable rampant sur le mur. Et c’est tout.
Les écologistes nous préviennent à propos d’un moment à partir duquel le changement climatique devient irréversible. Ne sommes-nous pas proches de la limite au-delà de laquelle non seulement le spectateur est humilié, mais aussi où la personnalité du comédien se détruit ? Anastassia Zouïeva, une actrice du Théâtre d’art de Moscou, se souvient que Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko protégeaient les comédiens. Le public, de plus, protégeait lui aussi les comédiens en n’osant pas perturber une action sur scène par des bruits dérangeants et l’expression inappropriée d’émotions. Qui protège les comédiens aujourd’hui ?
Une autre question : la destruction de la Parole humaine est-elle réversible au théâtre ? Sans la Parole, la pensée devient boueuse et artificielle, les sentiments sont créés à l’aide de pochoirs primitifs par les auteurs de pièces théâtrales. Et le public, composé de locuteurs natifs, se fait prendre en otage dans l’espace communicatif où le langage obscène, cecode culturel de la société, risque de devenir la norme de la communication verbale.
Il est impossible d’exiger une attitude responsable envers la nature sans exiger une attitude responsable envers l’homme. Un air pur, une eau pure et une langue maternelle pure éduquent et instruisent l’homme, dont la vie entière est une route vers le Temple, vers la lumière et la bonté. Vissarion Belinski a qualifié le théâtre de Temple de l’art. Il y a de la place pour la Vérité et la Parole, mais pas pour la saleté et la vulgarité. « La parole, la langue nous aident à observer, à remarquer et à comprendre ce que nous n’aurions pas vu ni compris sans elles, elles font découvrir à l’homme le monde qui l’entoure », a écrit Likhatchov (Likhatchov 27). La culture de la langue est une manifestation de la culture de la pensée et de la conscience linguistique.
Un article scientifique devrait se terminer par des conclusions. Mais je laisse la finale ouverte, libre d’une inévitable moralisation. Il ne fait aucun doute que le théâtre a le droit de suivre sa propre voie dans la société et dans les arts.
Néanmoins, pour résumer mes réflexions, je vais citer un passage du dialogue-parabole du film Le Repentir, du réalisateur géorgien Tengiz Abuladze[7] :
…Je demande : cette route mène-t-elle au Temple ? – répéta
Božović 114
impatiemment et avec exigence la vieille femme.
– Non […] Elle ne mène pas au Temple.
L’inconnue, surprise, leva les sourcils :
– À quoi elle sert alors ? À quoi sert la route si elle ne mène pas au Temple ?
Notes de fin
[1] Youri Lotman (1922–1993). Sémioticien, philologue, spécialiste estonien de la littérature et historien de la culture.
[2] L’expression désignant le mat russe – le langage obscène russe.
[3] Le système actuel de classification par âge des films est établi par les lois de la République du Kazakhstan « Sur la protection des enfants contre les informations nuisibles à leur santé et à leur développement » du 2 juillet 2018, n° 169-VІ ЗРК, “Sur la cinématographie” du 3 janvier 2019 n°212-VІ ЗРК et « Sur la télévision et la radio » du 18 janvier 2012 n°545-1V.
[4] Anatoli Lounatcharski (1875–1933). Critique musical et théâtral russe. Le premier commissaire du Narkompros (Commissariat du Peuple à l’Instruction publique) dans le gouvernement soviétique.
[5] Résumé de la nouvelle d’Anton Tchekhov : un auteur connu reçoit chez lui, contre son gré et après un long siège, une écrivaine dilettante qui lui fait lecture de son long et ennuyeux drame. Au deuxième acte, n’en pouvant plus, il la tue. Le jury l’acquitte.
[6] Gueorgui Tovstonogov (1915–1989). Metteur en scène russe et soviétique, dirigeant du Grand théâtre dramatique académique à Leningrad.
[7] Tenguiz Abouladzé (1924–1994). Réalisateur soviétique et géorgien. En 1987 il a été récompensé par un Grand prix au Festival de Cannes pour son film Le Repentir.
Bibliographie
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Likhatchov, Dmitri. «Ekologiya kulturi [Écologie de la culture].» Likhatchov, Dmitri. Izbrannie trudi po russkoi i mirovoi kulture [Œuvres choisies sur la culture russe et mondiale]. Saint-Pétersbourg: SPbGUP, 2015. 485–489.
—. «Kultura kak celostnaya sreda [La culture en tant qu’environnement intégral].» Izbrannie trudi po russkoi i mirovoi kulture [Œuvres choisies sur la culture russe et mondiale] 2015: 21–33.
Lotman, Youri. «Teatralnii yazik i jivopis. K probleme ikonicheskoi ritoriki [Langage théâtral et peinture. Sur le problème de la rhétorique iconique].» Teatralnoe prostranstvo [Espace théâtral] (1979): 238–252.
Lounatcharski, Anatoli. «Ideinaya pesa. Pismo iz Parija [Pièce idéologique. Lettre de Paris].» Russkii teatralnii feleton [Feuilleton théâtral russe] (1991): 504–508.
Stanislavski, Konstantin. Moya jizn v iskusstve [Ma vie dans l’art]. Moskva: Iskusstvo, 1983.
Tovstonogov, Gueorgui. «Priroda chuvstv [La nature des sentiments].» Teatr no. 3 1989: 106–108.
Velehova, Nina. «Stoit li Parij messi ? [Paris vaut-il bien une messe ?].» Teatr no. 9 (1990): 64–74.
*Irina Antonova : PhD en histoire, critique indépendante de théâtre (Kazakhstan). Coorganisatrice et membre de jury de Festivals internationaux des théâtres de marionnettes et des arts visuels au Kazakhstan, participante et observatrice de festivals et de rencontres professionnelles en France, Pologne, Russie. Auteure d’articles sur l’histoire du théâtre kazakh et français, et sur les différentes formes de performances contemporaines.
Copyright © 2022 Irina Antonova
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411
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