Migrating Shakespeare: First European Encounters, Routes and Networks

Edited by Janet Clare and Dominique Goy-Blanquet 
293p.+ xiv.  Bloomsbury (The Arden Shakespeare Series)

Reviewed by Philippe Rouyer*
(Ed. Note: Published in English. Reviewed in French)

Ce livre est publié en anglais ; il n’y a pas pour l’instant de traduction prévue. Il rassemble onze articles et une introduction de 27 pages par Janet Clare et  Dominique Goy-Blanquet ; il est le résultat d’une proposition de recherche  – « Shakespeare transculturel »- du Professor Mami Adachi, Université du sacré Cœur au Japon  pendant un séminaire du World Shakespeare Congress à Stratford-upon-Avon en 2016 . La couverture est ornée d’une aquarelle (1906) de  Frederick William Mitchell, peintre de marine très connu, du Wild Swan un sloop de la Royal Navy lancé en 1876, débaptisé en 1901 et parti à la casse en 1920. Joli hommage à William Shakespeare connu mondialement comme « the Swan of Avon ».

Les onze contributions rassemblent des communications concernant l’Italie, l’Allemagne, la Suisse, les Pays Bas, l’Europe continentale, la Pologne, la Russie, la Suède, l’Espagne, la Grèce, et la diaspora arménienne .

Ces articles sont très riches et mentionnent régulièrement des sources identiques notamment venues de France – traductions-adaptations de  de La Place  (1707-1793  6 vols entre 1746-49)), Ducis (mort en1816 et né en 1733 !!, traductions entre 1760 et 1792 et Letourneur 1737-1780, 20vols. Publiés entre  1776 et 1783) – qui ont beaucoup influencé la migration, acceptée ou disputée,  de Shakespeare  et de ses œuvres car jamais, dans aucun pays, on ne paraît prendre en compte les interrogations sur qui pouvait bien être ce William Shakespeare. La richesse de ces articles et leur bibliographie d’accompagnement sont une mine d’or ; mais nous avons décidé de privilégier une vision synthétique qui rendra justice à cet ouvrage passionnant qui aurait autrement nécessité un compte rendu par article !!

Cette richesse aurait cependant dû être mieux prise en compte et on attendait dans l’introduction ou en annexe, avant un index très utile, un tableau chronologique des premières représentations – en anglais ou en traduction – , les premières traductions, adaptations ou même  plagiats, dans les pays concernés, ; cela aurait permis de mieux voir la place extraordinaire de ce migrant  un peu involontaire et souvent mal reçu au départ et surtout la prédominance de certaines oeuvres majeures, même déguisées ou trahies, comme Hamlet bien sûr, Jules César, Roméo et Juliette, Le Marchand de Venise, Othello, Macbeth et l’absence relative des comédies sauf  le Songe d’une nuit d’été . Heureusement l’index ( pp. 290-91) est fort utile sur ce point non négligeable.

Cette première synthèse  sur Shakespeare migrant – ou le Migrant Shakespeare  examine en détail pour chaque pays la réception et la production des pièces, les éditions de traductions ou de textes originaux – mais tirés de quoi,  des Quartos ou du Folio ? -, ces deux mots sont absents de l’index – permet de comprendre la contribution de Shakespeare en tout cas de certaines de ses œuvres, aux différentes cultures nationales. Itinéraires  et réseaux, villes d’accueil sont souvent situés sur les routes commerciales anglaises ; traductions, adaptations relectures ou simples plagiats, ‘alterations’ pour la scène comme le dira David Garrick à partir des années 1770 en Angleterre, visite de troupes de comédiens ambulants poètes et dramaturges, critiques de journaux et de revues, programmes d’universités ;  tous ces aspects se trouvent insérés dans le contexte de mouvements politiques et culturels ayant contribué à la création de nations. Toutes ces questions sont abordées pays par pays et mettent en lumière non seulement comment les différentes cultures ont su adapter et accommoder  Shakespeare à leur environnement mais aussi ajouter leurs interprétations à la connaissance des œuvres et des textes choisis.

Cet ouvrage pose des questions fortes  sur la façon dont les œuvres de Shakespeare ont su se plier, peut-être à contre-courant de ce que souhaitait l’auteur à l’origine, et se prêter presque partout à une forme de naturalisation culturelle et même politique, ce qui nous permet de mieux comprendre leur influence dans le monde.

Aucun auteur ni dramaturge n’a émigré dans autant de pays avec un  tel succès que ce soit à cause de sa réputation personnelle, de la réception ou de la production de ses pièces, leur ‘traduction ‘, ni quelles que soient les conditions politiques, sociales ou artistiques rencontrées. Cela nous interpelle vivement aujourd’hui où migrer est devenu un véritable défi qui dépasse largement les problèmes artistiques et littéraires. Les textes qui ont migré ont souvent rencontré les mêmes obstacles d’un pays à l’autre même si les conditions culturelles  – les enjeux littéraires ou scéniques et le rapport originel de l’oeuvre et sa destination – le type de public –  permettent la confrontation idéologique comme celle que rencontrent  les êtres humains qui migrent , immigrent ou émigrent.

Le choix des pays a été certainement difficile mais le critère retenu est globalement très positif  et s’appuie sur l’influence de l’oeuvre à ses débuts dans le pays concerné et  sur le dialogue que cela a pu entraîner avec les cultures nationales.

Chacun des articles de cet ouvrage rend compte des itinéraires suivis, des rencontres même conflictuelles, des conditions hostiles ou favorables, des conditions politiques et sociales, des circuits de production , des préférences littéraires, des choix de traducteurs ou adaptateurs ou plagiaires généralement d’origine française au XVIIIème et allemande au XIXè siècle , des imprimeurs , des poètes et des dramaturges, de la presse et des milieux littéraires. Il tient compte des courants littéraires et scéniques : classicisme défendu par Voltaire et soutenu en Espagne pour des raisons autant religieuses que politiques – à cet égard l’article sur « l’arrivée de Shakespeare en Espagne »,porte un titre très suggestif «  The mirror and the razor » , miroir pour refléter le classicisme, rasoir pour couper et faire place au nouveau théâtre. Le  mouvement des Lumières, préromantisme et romantisme, post romantisme et débuts de la modernité y trouvent toute leur place et les œuvres de Shakespeare aident à cette nouvelle orientation de la dramaturgie et de la  scénographie à peu près partout. 

La migration de  Shakespeare est une série de vagues  constituée de troupes itinérantes qui empruntèrent les circuits commerciaux britanniques, jouaient en anglais puis vite dans la langue du pays traversé et avec l’aide de comédiens locaux, des pièces  dans une version simplifiée ou adaptée aux goûts locaux comme Jules César, Titus Andronicus, Othello, le Marchand de Venise là où il y a davantage d’ implantations juives, Roméo et Juliette, Macbeth qui dispute à Hamlet la première place à peu près partout et dans des versions souvent détestables parce que souvent politiques plus que culturelles ; ces oeuvres ont pu dynamiser et vivifier le théâtre populaire et/ou littéraire d’un pays à l’autre.Les périodiques anglais comme le Spectator à partir de 1710 ont eu de l’influence car ils étaient traduits un peu partout en Europe.

De grands auteurs comme Voltaire, héraut très influent du classicisme et utilisé plus tard contre le romantisme, ont joué un rôle considérable dans la condamnation de Shakespeare comme disait l’auteur de Candide ,vulgaire et nigaud , mélangeant tous les genres , ne respectant aucune règle, trop anglais pour être intégré à d’autres cultures, même s’il a de belles images ; il s’agit surtout pur Voltaire de plaire au public majoritaire et en général de la bonne société . Un Suédois ira  jusqu’à présenter Shakespeare comme « un  homme des bois bien cru » en 1770 ! Même si les traductions venues de France celles de Ducis (qui ne connaît pas l’Anglais !) et de La Place ou de Letourneur ont beaucoup servi comme textes de base pour des traductions italiennes, espagnoles, voire allemandes ou néerlandaises , on ne cite jamais les textes originels anglais avant les traductions de Garrick qui sont des adaptations pour des raisons ‘scéniques’ ! Il faut attendre Charles Kemble au début du XIXème siècle pour faire référence aux textes originels.

Pourtant Chateaubriand, Madame de Staël en 1810 et surtout Stendhal en 1825 avec son Racine et Shakespeare, Coleridge en Angleterre (entre 1808 et 1819), vont contribuer à la notoriété de Shakespeare  et de ses œuvres en particulier , en Italie et en Allemagne.
C’est vraiment la période romantique en Allemagne et en Russie (Pouchkine et son Boris Godounov c’est presque du Shakespeare)  qui en vient à considérer Shakespeare comme pilier de la construction d’un vrai théâtre national. Wieland, Lessing , Schegel et Tieck y sont aussi pour beaucoup chacun à leur façon ; Mais grâce aux traductions de Ducis et leurs traductions/adaptations locales, la flexibilité des textes shakespeariens permet l’adaptation au détriment de  l’authenticité.

Plus étonnante est  l’utilisation extraordinaire faite des œuvres de Shakespeare dans l’optique de ce qu’on appelle aujourd’hui la géopolitique au fur et à mesure qu’on passe du XVIIIème au XIXème siècle et après la Révolution française. Quelle Suisse, Pologne, Italie, et même Allemagne n’a pas brandi l’étendard Shakespeare pour construire sa nation ? C’est grâce à lui que l’Arménie d’une diaspora écartelée entre deux langues et de nombreux pays a pu se construire une identité presque nationale et l’article de  Jasmine E.Seymour  « Migrating with migrants : Shakespeare and the Armenian diaspora » mérite une mention particulière.

Il ressort aussi de cet ouvrage que migration littéraire et migration scénique ne sont pas jumelles et se produisent rarement en  même temps .Le rôle du public est malheureusement un peu oublié mais c’est un travail difficile qui nécessitera certainement un autre volume dans cette collection Global Shakespeare Inverted [c’est nous qui soulignons]. 

On pourrait parler aussi de l’influence de David Garrick ; nous renvoyons aux nombreuses références de l’index p.18-19, 122-23, 130-31, 202, 218, et 236.  C‘est le texte de Nahum Tate que Garrick  adopte pour sa nouvelle version du Roi Lear qui tint la scène pendant 60 ans ; c’est cette version que les Romantiques comme  Coleridge, Charles Lamb et le respecté critique William Hazlitt ont pu lire.

En réalité le ‘vrai’ Shakespeare commence à  apparaître au XIX éme siècle  qui réconcilie le littéraire et le scénique en revenant aux textes originels et en mettant l’accent sur la mise en scène qui peut exiger  quelques ‘altérations’  On citera Charles Kemble qui vint avec sa troupe jouer avec beaucoup de succès au Théâtre de l’Odéon à Paris en 1827 Othello, Hamlet et Roméo et Juliette dans le texte originel ; mais malgré les critiques justes et très dures  de Théophile Gantier envers ses confrères, les Comédiens Français continuaient à jouer la version de  Hamlet adaptée de Ducis par Alfred de Vigny ; « l’épouvantail Ducis » comme l’appelait  Denis Diderot, presque un siècle plus tôt avait toujours du succès puisque son Hamlet tint l’affiche de la Comédie-Française pendant  204  représentations entre  1770 et 1880 et que le texte de Ducis connut 13 éditions.

 C’est à partir de cette période que le jeu des acteurs, les questions et les choix de mise scène ,et non plus le manque de goût et de respect des règles classiques, justifient les quelques modifications aux textes originels de Shakespeare auxquelles nous sommes aujourd’hui habitués . Le contexte culturel, artistique et politique du pays d ‘accueil contribue aussi à ces changements qui font encore hurler les soi-disant puristes qui ne goûtent pas toujours de nouvelles traductions qui, bien heureusement tout de même, ne connaissent que les textes originaux de Shakespeare, n’oubliant pas les traductions conflictuelles qui existent. côte à côte ; le public aujourd’hui sait que le passage à la scène de tout texte de théâtre exige des modifications au plateau  et les auto- proclamés puristes oublient que les textes originaux de Shakespeare sont eux-mêmes riches de variantes et qu’on respecte ces originaux dans leurs versions complètes ou courtes.

Au moment où j’écris ce compte rendu, Peter Brook propose ce qu’il appelle, avec son honnêteté coutumière le Projet Tempête [The Tempest Project], nous offre une heure quinze de bonheur à partir d’un texte qu’il connaît  depuis longtemps et qui pour lui résume toute l’œuvre du Cygne de l’Avon.

La force des pièces de Shakespeare  réside dans leur flexibilité idéologique, leur adaptabilité narrative, leur capacité d’adaptation à tous les contextes idéologiques et culturels, voire même linguistiques, expliquent leur universalité : les pièces de Shakespeare, connaissent une migration heureuse car, au delà de leur provenance et de leur idiome, elles appartiennent à  l’humanité tout en revendiquant le plus souvent pour leur auteur le titre de héros national. 


*Philippe Rouyer, Professeur retraité de théâtre, Université Bordeaux-Montaigne.

Copyright © 2021 Philippe Rouyer
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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