Ion Caramitru, un acteur plus qu’acteur

Georges Banu*

Ion Caramitru a disparu violemment au début de l’automne et cela fut ressenti comme un séisme pour la vie théâtrale roumaine. Caramitru représente cette figure rare d’un « acteur plus qu’acteur » car s’il a brillé dans de rôles titres devenus historiques il s’est impliqué et a agi sur le plan de la politique, surtout culturelle, sans compromission, toujours responsable et intègre. Dans le contexte de la Roumanie post – communiste il a acquis le statut d’un « héros culturel » dans le sens anthropologique du terme : cela explique l’ampleur de la douleur suscitée.

Ion Caramitru. Timbre-poste (2016). Photo : Wikipedia

Il entre dans le théâtre sous le signe de Hamlet. Un Hamlet énergique et effervescent qui répondait à l’attente de la jeunesse en 68 animée par le vœu de changer le monde et de parvenir à ce que l’on a appelé alors « le socialisme à visage humain ». Son Hamlet était d’une pureté extrême et son engagement absolu, mais, au terme de ce combat, le jeune prince s’éteignait suite aux machinations du pouvoir. Nous avons associé son destin à la fin symbolique de ce martyre laïque qui fut Jan Pallach, le héros tchèque qui s’est immolé à Prague. Nous, les jeunes d’alors, avons assimilé le prince danois et le héros tchèque. Double défaite. Inoubliable début de Caramitru futur protagoniste sur la scène du théâtre d’abord, et ensuite sur la scène du monde.

Johnny Raducanu et Ion Caramitru

Caramitru va jouer de nouveau Hamlet durant les années 80,  l’époque la plus sombre de la dictature de Ceaucescu et le succès fut unanime, car le héros shakespearien, une fois encore, incarnait, au prix de sa vie, une volonté de résistance autant qu’une appétit de combat. Voici un Hamlet autre, non pas un prince mélancolique et en proie au doute, mais un prince ludique et parfois désinvolte. Le personnage, la salle le ressentait, apportait le souffle libertaire dont un peuple entier éprouvait alors le besoin. Ce spectacle a été le spectacle emblématique de toute une époque. Le théâtre entretenait la respiration indispensable des salles combles. Une bouffée d’air frais.

Après la chute du pouvoir officiel, en 1989, cet Hamlet le premier à être invité en Angleterre et en France. Il représentait l’image d’une Roumanie opprimée et enfin libérée.

Caramitru a brillé dans un spectacle signé, au milieu des années 60 par le grand metteur en scène roumain Liviu Ciulei : Léonce et Léna de Georg Büchner . Cette fois – ci dans le rôle d’un autre prince, Léonce, il déployait sur le plateau une lumière qui enchantait par son éclat juvénile, par sa ferveur contagieuse, par l’appel à l’espoir lancé dans la direction d’un public ainsi réconforté. Son Léonce fut un espoir de bonheur dans un monde qui, par ces temps – là, espérait au renouveau et se retrouvait dans la désinvolture du prince büchnerien.  Espoir fugitif …Quelques années plus tard, il va jouer avec une économie de moyens toute particulière, avec une pudeur extrême le rôle du jeune prêtre qui, dans la pièce de Rolf Hochuth, Le Vicaire se désolidarise des ruses et stratégies du pouvoir papal dans ses relations avec la nazisme. Caramitru faisait vivre avec pudeur, dans ce spectacle de Radu Penciulescu, ce personnage qui, dans le contexte de l’effondrement généralisé des valeurs, représentait la résistance à l’échelle humaine.

Le portrait de Ion Caramitru

Pour l’image publique d’un acteur les rôles qui l’imposent au théâtre laissent leur marque et finissent, à juste titre, par déposer l’empreinte de leur identité. Ce fut le cas de Caramitru. Et, en confirmant cette parenté, il a jailli sur la scène politique en décelbre 89 lorsqu’en plein combat au centre de Bucarest il a lancé un appel aux militaires de ne pas tirer et, ensuite, une fois Ceaucescu enfui il se dirigea vers la télévision qu’il libérait. Il occupait avec éclat l’espace nouveau, espace autre qui s’ouvrait et dont il devenait brusquement un protagoniste. Caramitru fut, pour les roumains, l’équivalent de Vaclav Havel pour les tchèques : un artiste qui plonge au cœur de l’histoire.

Caramitru a été quelque temps le numéro deux du gouvernement pour devenir ensuite ministre de la culture, quatre années durant. En réponse polémique à la volonté de destruction du patrimoine culturel dont le couple Ceaucescu, Elena et Nicolae, avaient fait leur vœu privilégié, Caramitru s’est employé à le défendre, restaurer et ouvrir au monde. Il a su qu’ainsi il répondait aux craintes d’une population exaspérée par l’agression contre sa mémoire et soucieuse de ne pas interrompre la chaîne de l’histoire.

Par ailleurs, au début des années 90 Caramitru procède à l’organisation de la vie théâtrale et de ses artisans, tous les métiers confondus. Il crée l’UNITER, l’Union des gens de théâtre roumains, qui va les réunir et animer les initiatives appelées à dynamiser la communauté associative grâce à des actes hautement significatifs. L’œuvre des acteurs et des metteurs en scène, des auteurs ou des scénographes se voit récompensée publiquement dans le contexte d’une cérémonie devenue un événement culturel. Ensuite il a mis en place un festival national qui réunit chaque année les meilleurs spectacles, de même qu’un autre, consacré au jeunes acteurs débutants, s’est constitué en rampe de lancement de leurs carrières, mais il a bâti également une maison pour des acteurs en fin de parcours les accueille. Caramitru s’est érigé en gardien responsable du monde théâtral roumain.

Caramitrou/Hamlet. Crédit photo : Georges Banu

L’implication de Ion Caramitru dans le concret du théâtre fut sans  limites  et il s’imposa, comme on disait à la Renaissance, en maître – bâtisseur. Il a refait à force de combat et d’obstination le bâtiment du Théâtre National devenu le centre affectif de la capitale : un théâtre au cœur de la ville. Un théâtre qui fédère grande salle et petites salles, foyers d’expositions et lieux de débats. Un théâtre – cité auquel il a su donner une identité architecturale unique et qu’il a dirigé jusqu’au terme de son existence avec une dévotion jamais démentie. En jouant ou mettant en scène, en l’ouvrant à des acteurs de tout bord, en l’animant il y a passé les jours et les nuits de ces dernières années de vie.

Une fois consommée l’implication corps et âme dans la politique, Caramitru va retrouver la séduction de la scène qui, à un moment donné, semblait être éteinte. Il met en scène et, surtout, fait retour à Shakespeare pour jouer avec éclat deux de ces grands rôles : Prospéro dans la Tempête et Shylock dans le Marchand de Venise. Ils lui tenaient à cœur et il a pu les livrer au public avec tout son talent « shakespearien ».

Caramitru occupe également une place unique parce qu’outre l’acteur hors – pair qu’ il a été il s’est imposé comme le plus brillant défenseur de la poésie roumaine qu’ il a exalté , plus que nul autre, et ainsi, seul sur une scène, il a donné à entendre la beauté des vers et la vérité des poètes les plus respectés. Son art de dire la poésie le rendait unique. Lui, parti, les spectateurs se sentent orphelins de sa voix qui faisait résonner, comme les cloches d’une église profane, les échos des écrivains aussi divers qu’Eminescu ou Nichita Stanescu, les deux phares de la poésie roumaine.

Un mois avant sa disparition il jouait avec brio Higgins dans My Fair Lady qu’il avait mis en scène comme une thérapie contre la tristesse de la pandémie et, également, dans un spectacle politique, racontait son « rôle » personnel joué pendant les événements de la Révolution roumaine où il s’impliqua sans réserve. Il reliait ainsi la joie du théâtre et « le théâtre du monde », comme l’être shakespearien qu’il était.

Caramitru a été un « acteur insoumis », rebelle et fidèle au théâtre autant qu’au monde. Et, dans ce sens, il reste unique. 


*Georges Banu est professeur émérite d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle – Paris. Il a reçu le titre de doctor honoris causa de plusieurs universités européennes. Il est président d’honneur de l’Association internationale des critiques de théâtre et président du Prix Europe pour le théâtre. Il a reçu le Grand Prix de l’Académie Française (2014) et trois fois le prix du meilleur livre de théâtre en France. Il a publié un nombre important d’ouvrages et d’essais consacrés aux metteurs en scène européens, en particulier Peter Brook, Kl. Michael Grüber, Giorgio Strehler, Antoine Vitez, Ariane Mnouchkine. Il a consacré un essai intitulé Notre théâtre, La Cerisaie (Éd. Actes Sud) au chef d’œuvre de Tchekhov et un autre au théâtre japonais, L’acteur qui ne revient pas. (Éd. Gallimard). Dernières parutions : La Scène surveillée et Miniatures théoriques (Éd. Actes Sud).  Aux éditions Gallimard il a publié l’anthologie commentée Shakespeare, le monde est une scène et les Voyages du comédien. Dernières parutions : Amour et désamour du théâtre, La porte, au cœur de l’intime, Tchekhov, notre prochain, Le lustre, de l’intime à la scène. Il a collaboré avec Yannis Kokkos, Luc Bondy, Peter Stein et Patrice Chéreau pour leurs ouvrages d’entretiens.

Copyright © 2021 Georges Banu
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN:2409-7411

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