Choc de cultures entre l’Occident et le tiers-monde
Michel Vaïs*
Nassara.Pièce de Carole Fréchette, mise en scène : Sophie Cadieux. Interprètes : Marie-Thérèse Fortin (Marie-Odile Desnoyers), Stephie Mazunya (la Narratrice) et Moussa Sidibé (Ali). Scénographie : Max-Otto Fauteux. Coproduction du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTD’A, Montréal) et de Récréâtrales (Ouagadougou), créée au CTD’A le 8 septembre 2021.
Note : L’acteur burkinabè Moussa Sidibé n’ayant pas obtenu de visa pour le Canada, on n’entendait que sa voix nerveuse, accompagnée parfois de sa photo projetée sur les murs, et un court film, à la fin, lui permettait de venir saluer.
L’autrice Carole Fréchette est bien connue au Québec, notamment pour Les Quatre Morts de Marie, Le Collier d’Hélène, Jean et Béatrice et Je pense à Yu (Hervé Guay livre une critique sévère de cette pièce dans notre numéro 6, en juin 2012), des pièces de théâtre traduites dans une vingtaine de langues. Par ailleurs, Alvina Ruprecht signe dans notre premier numéro, à l’automne 2009, une critique favorable de la production du Collier d’Hélène par une troupe martiniquaise.
Cette fois, l’idée de départ, comme dans Le Collier d’Hélène, est venue d’un séjour à l’étranger que Fréchette a effectué. « Nassara » veut dire « le Blanc » ou « la Blanche » en mooré, une des langues du Burkina Faso. C’est ainsi que les enfants nommaient l’autrice en se groupant joyeusement autour d’elle chaque fois qu’elle sortait de son hôtel. Dans cette pièce encore, une Québécoise d’un certain âge, venue participer à une rencontre internationale, connaîtra une prise de conscience inattendue de la condition des gens dans ce pays. Pour Le Collier…, Hélène dialogue avec un chauffeur de taxi libanais, à la recherche puérile de son collier perdu dans les ruines de Beyrouth ; dans Nassara, Marie-Odile Desnoyers, venue à Ouagadougou (Burkina Faso) prendre part au colloque « Les lendemains qui poussent » sur l’agriculture urbaine, à titre de déléguée de l’association Terre à terre qu’elle a fondée, se trouve finalement en présence d’un terroriste braquant sa mitraillette sur l’assemblée.
Ce qui frappe d’abord, c’est le mélange d’introspection de la protagoniste, plongée dans un pays différent du sien et dépaysant, et du discours politique qui la pousse à s’interroger sur la vie réelle de ses hôtes. D’emblée, Marie-Odile est très affectée par la chaleur. Elle se sent désadaptée par rapport au pays qui l’accueille, d’abord parce qu’elle se distingue des autres femmes autour d’elle, avec sa robe d’un blanc fade, alors qu’elles arborent des couleurs joyeuses. En revivant le déroulement de la rencontre à laquelle elle a été conviée, son personnage joue les rôles de tous les participants au colloque. En même temps, elle se replonge dans son passé, son enfance, les péripéties de sa vie personnelle, faisant émerger des douleurs enfouies. Soutenue en cela par les commentaires de l’autre personnage, la Narratrice, qui l’accompagne avec douceur, elle évoque son fils Baptiste, parti en Asie et disparu de sa vie depuis 8 ans, et surtout sa sœur, dont on apprend qu’elle était déjà venue en Afrique, et dont elle n’avait plus eu de nouvelles pendant longtemps, avant son décès. Or, c’est justement dans ce pays étranger, le Burkina Faso, que sa sœur se sentait le mieux, au point d’avoir voulu que l’on répande ses cendres là. Finalement, on comprend que Nassara signifie l’espoir, celui d’une rédemption, d’une paix retrouvée grâce à la bonne humeur des enfants de ce pays.
Marie-Odile cherchait donc le lieu idoine où réaliser le vœu ultime de sa sœur : voilà ce qui explique avant tout sa venue dans ce pays et son acceptation de l’invitation qui l’a menée là. C’est décidé : elle exaucera le vœu de sa sœur au café Bienvenue « Chez Welcome » de Ouagadougou. Mais toutes ces informations nous parviennent émaillées de réflexions sur le déroulement du colloque. Le Français, le Belge, les participants de différentes nationalités, aux propos parfois déphasés, comiques, voire ridicules, trahissant une culture à cent lieues de celle de leurs hôtes, tous, y compris Marie-Odile qui essaiera de livrer son exposé malgré la perte de ses notes, seront brutalement confrontés à la fureur d’Ali, le terroriste, qui évoque les milliers d’Africains partis ou en route vers la Lybie, puis la Méditerranée, dans l’espoir d’atteindre une Europe mythique et fantasmée. Lorsqu’il enlève sa cagoule noire, apparaît un enfant de 17 ou 18 ans, la tête remplie d’idéaux contre lesquels aucune discussion n’est possible. Confisquant les téléphones de tous les personnages, il ridiculise leurs préoccupations si futiles, comparées à la violence qu’il porte en lui.
Marie-Thérèse Fortin, habilement dirigée par Sophie Cadieux, a un jeu d’une grande diversité, tout en nuances, passant avec adresse d’un niveau à l’autre, de sa vie intime à la réalité contraignante et terre à terre du colloque. À un moment, elle ne sait plus si elle a vraiment dit ce qu’elle dit ou si elle l’a seulement imaginé. Stephie Mazunya, de son côté, est son témoin compréhensif, la femme du pays qui découvre et explique son parcours avec douceur. La pièce se déroule dans un espace rond, des marches concentriques en cercle menant vers le bas, avec une issue sous le public. Un ventilateur de plafond ponctue la lumière d’ombres passantes. Ce décor neutre laisse aux interprètes le soin d’évoquer la chaleur africaine, la torpeur des gens autant que les cris joyeux des enfants. Ils y arrivent avec brio.
Ma seule réserve vient du fait que la pièce ne se termine pas ! À la fin de sa diatribe revendicatrice, Ali lance : « Je suis ici ! » C’est tout. Mais c’est un peu court… Tous les personnages captifs demeurent en suspens, comme si l’autrice était à court d’idées.
La pièce a fait l’objet d’ateliers de création avec la troupe burkinabè. Il est malheureux que l’acteur interprétant le rôle masculin n’ait pu se rendre au Canada pour la première du spectacle. Souhaitons que la distribution puisse être complète lors de reprises à Ouagadougou, comme ailleurs dans le monde.
*Michel Vaïs, rédacteur émérite à la revue Jeu, secrétaire général de l’AICT (1998-), il a étudié aux universités de Montréal, McGill, puis a obtenu un doctorat d’études théâtrales à l’Université de Paris 8, avant d’effectuer de nombreuses missions à l’étranger. Auteur de L’Écrivain scénique (Presses de l’Université du Québec, 1978, prix Révélation de l’Académie Nicola Sabbatini), médaillé d’or du Rayonnement culturel (Renaissance française) pour son activité de critique journalistique et à la radio, il a publié L’accompagnateur. Parcours d’un critique de théâtre, le Dictionnaire des artistes du théâtre québécois, et traduit John Florio alias Shakespeare de Lamberto Tassinari.
Copyright © 2021 Michel Vaïs
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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