Au cœur de la ville avec Rimini Protocoll
Zoé Ververopoulou*
Rimini Protocoll, Remote Thessaloniki. Conception/Scénario/Mise en scène : Stefan Kaegi. Recherche/scénario/mise en scène à Thessalonique : Jörg Karrenbauer. Assistant à la mise en scène à Thessalonique : Sotiris Roumeliotis. Thessalonique, Grèce, septembre 2021.
Notre rendez-vous est à 18 h dans le vieux cimetière d’Evangelistria. Situé au cœur de la ville, il est aujourd’hui un des monuments emblématiques de Thessalonique, portant les traces d’une longue histoire nationale : domination ottomane, deux guerres mondiales, occupation allemande, guerre civile et dictature des colonels dans les années ’70.
Nous portons nos casques audio – nous sommes à peu près 25-30 personnes – et l’« aventure » commence par une déambulation contemplative parmi les tombes et les statues funéraires de ce lieu symbolique. Une voix féminine, calme et suggestive, nous guide, chuchotant – en grec – à nos oreilles des pensées mi-macabres, mi-ludiques sur la vanité de l’existence, le destin du corps humain et les fonctions de la mémoire. Elle se présente : elle s’appelle Mélina, mais elle n’existe pas dans le monde réel, elle est « synthétique », générée par un programme d’intelligence artificielle. Elle nous incite ensuite à former un groupe ; c’est grâce à elle que nous demeurerons « connectés » pendant les 100 minutes de notre promenade. Suivant ses instructions, nous nous dirigeons vers la sortie du cimetière pour continuer notre parcours en plein centre-ville.
Nous voilà donc immergés, dès les premières minutes, dans l’univers singulier de Remote Thessaloniki, une promenade acoustique proposée par le collectif Rimini Protocoll, dans le cadre du 3e Festival international de la Forêt, organisé par le Théâtre National de la Grèce du Nord. Le projet, qui a déjà connu plusieurs versions internationales sous le titre Remote X (X= Vilnius, Le Havre, Lausanne, Belgrade, Copenhague, etc.), s’avère un choix idéal en temps de pandémie, car il se déroule à l’extérieur, permettant ainsi aux spectateurs de garder les distances de sécurité. Nouvel accessoire obligatoire, à part les casques audio : le masque.
Une fois sortis dans les rues de Thessalonique, nous nous transformons en touristes dans notre propre ville ; nous re-cartographions et nous déchiffrons son paysage quotidien en nous déplaçant. Impossible de ne pas penser à la notion du « flâneur » telle que Baudelaire et Walter Benjamin l’ont traitée, et même à Michel de Certeau, pour qui c’est le marcheur qui transforme la rue en espace. Cependant, Remote Thessaloniki comporte en plus une forte dimension technologique, qui enrichit l’expérience du piéton par la création d’un espace parallèle sonore, d’où les fragments de musique et la voix immatérielle de Mélina, qui dictent le rythme et la vitesse de la promenade. Si le processus rappelle en partie les audioguides des musées, la perspective artistique de Stefan Kaegi qui a conçu le projet est beaucoup plus complexe. La combinaison « œil-oreille-corps mouvant » multiplie et recompose sans cesse les stimuli extérieurs, ce qui modifie notre perception sensorielle et suggère un nouveau « mode d’emploi » du réel et du déjà connu ; en même temps, nos détours, raccourcis et arrêts momentanés accroissent le nombre des possibles fixés par l’ordre bâti, dévoilant un environnement urbain polyvalent et en constante mutation.
Il est évident que la nature spécifique du projet soulève une série de questions – qui, par ailleurs, préoccupent depuis longtemps le théâtre contemporain – sur les composantes traditionnelles et l’ontologie même du genre théâtral. Étant donné que les comédiens sont physiquement absents, c’est d’abord le statut du spectateur qui est reconsidéré ; la mobilité de son corps et le processus de l’écoute active l’installent au centre du spectacle, le transformant en participant et co-créateur, appelé à appréhender la ville comme scène et salle à la fois.
En effet, lorsque la voix de Mélina nous demande tantôt d’observer pour quelques instants les clients d’un café ou les gens qui passent, tantôt de défiler dans la rue comme des mannequins ou danser sur une place devant tout le monde, nous évoluons en une sorte de « spect-acteurs », agissants mais pas vraiment autonomes. À part la porosité des frontières entre la performance théâtrale et le monde réel, ce qui est également exploré à travers ces microactions guidées, ce sont les limites de notre obéissance à des règles et consignes émanant d’une autorité extérieure non identifiée, ainsi que la place et la fonction de l’individu à l’intérieur du groupe. Grâce à la technologie des casques audio, qui isolent et relient à la fois, les participants forment une communauté temporaire, au sein de laquelle setissent des rapports de solidarité et de confiance, mais aussi de concurrence ou de force. On est ensemble, on se partage les mêmes « missions » et le même espace public, on marche l’un à côté de l’autre, mais qui précède, qui suit et qui arrive le dernier ? Dans quelle mesure est-ce qu’on accepte ou on met en question la logique et le pouvoir des algorithmes qui nous guident ? Et quelles seront les conséquences pour le groupe (et pour le spectacle) si un de ses membres adopte des conduites déviantes ?
Amusant mais implicitement inquiétant, oscillant adroitement entre le léger et le sérieux, Remote Thessaloniki interroge l’esprit et l’imaginaire de la ville, tout en suscitant une réflexion existentielle, philosophique et sociopolitique sur l’intime et le collectif, l’urbain et l’humain, la masse et ses leaders, la fragilité des constructions cognitives, la citoyenneté, la technologie, la vie, la mort… En fait, bien que la densité du contenu soit incontestable, un grand nombre de sujets est effleuré en passant, ce qui rend certaines parties du « scénario » audio un peu disparates et les axes dramaturgiques moins clairs. Mais il est vrai que cette volonté de tout dire s’harmonise entièrement avec le tempérament du projet, qui vise à transmettre un sentiment de fluidité et de changement continuel (corps et pensées en mouvement), perturbant les certitudes des participants sur leur propre individualité et sur le monde qui les entoure.
La notion de texte théâtral est également mise en question ; matière sonore qui sollicite l’écoute, la vue et la marche pour fonctionner, elle évoque certains procédés du théâtre radiophonique, mais elle se distingue de celui-ci par ses conditions de transmission et son caractère injonctif, impliquant des participants dociles (ou complices) qui agissent. La dramaturgie minimise l’imprévu mais ne l’exclut pas, alors que les « assistants » de Mélina nous accompagnent en silence, toujours prêts à gérer les surprises. On devine un travail préalable très précis, qui rattache le verbal au spatiotemporel, afin que les mots correspondent exactement aux différents moments de notre itinéraire. À l’humour et à une ironie discrètement grinçante succèdent un certain lyrisme, des phrases inattendues, et des références sporadiques aux problèmes de (ou aux clichés liés à) Thessalonique, jusqu’au moment où nous sommes emmenés à une église, incités à méditer sur la condition humaine et son rapport à l’intelligence artificielle. La voix à nos oreilles (Dieu ?) se transforme, elle devient masculine, et les problématiques de la surveillance, des élites et des minorités rencontrent celle du genre.
Nous quittons progressivement l’église, divisés en trois sous-groupes. Quelques instants après, notre parcours s’achève de manière spectaculaire sur le toit du Théâtre national de la Grèce du Nord, d’où nous admirons la vue panoramique de la ville au moment du coucher du soleil. Mais, enfin, à quoi exactement avons-nous participé ? C’était un jeu immersif, un atelier de découverte urbaine ou une allégorie sur ce qui constitue l’humanité de l’homme ? Une performance sensori-motrice et multimodale ou une expérimentation d’anthropologie sociale ?
Peut-être tout ça à la fois. Peut-être juste une étude de recherche sur la fascinante théâtralité de l’existence.
*Zoé Ververopoulou : Docteure en études théâtrales, Professeure adjointe au Département de Journalisme et de Communication (Université Aristote, Thessalonique, Grèce) et critique dramatique. Ses recherches portent notamment sur : la théorie du théâtre, la critique dramatique, le journalisme culturel, le théâtre documentaire, les rapports du théâtre avec les médias et les pratiques journalistiques.
Copyright © 2021 Zoé Ververopoulou
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.