Le metteur en scène face au défi de l’exil
Georges Banu*
Résumé
L’exil du metteur en scène, imposé ou volontaire, est le plus souvent effectué sous l’impact d’un pouvoir totalitaire. L’expérience del’exil distingue le metteur en scène des artistes autres, individuels, car il se confronte à des communautés d’acteurs étrangers, à des conditions de travail différentes par rapport au pays de départ, à des horizons d’attente propres aux spectateurs du pays d’accueil. Le metteur en scène et l’acteur doivent également se définir par rapport à une langue autre. L’exil de l’homme de théâtre implique le choix des pôles de reconnaissance culturelle propice à son identité de même qu’à la sauvegarde de son héritage personnel ! À la question du départ s’en ajoute une autre, celle du retour avec tout ce qu’elle peut comporter comme accomplissement ou, plus souvent, comme déception.
Mots-clés : dictature, exil, metteur en scène, théâtre de départ/théâtre d’accueil, répétitions, retour
Préalables
Premier préalable : Il est essentiel de distinguer entre l’exil politique et le vœu de travailler à l’étranger. Deux extrêmes fondamentalement distincts entre lesquels, il va de soi, interviennent des stades intermédiaires. L’exil, dans le sens le plus strict, fait suite à une décision du pouvoir, l’exil volontaire à une décision personnelle. On peut être exilé et on peut s’exiler. À Ovide ou à Soljenitsyne, l’exil a été imposé, Beckett ou Brook ont choisi eux-mêmes l’étranger, soit au nom d’attentes artistiques propres, soit à cause de mutations liées à leur travail. Entre les deux, il y a les exilés volontaires qui « fuient » leur pays pour échapper à un contexte politique oppressifet se réfugier ailleurs sans qu’ils puissent, pour autant, revenir.
L’exil « politique » suppose la damnation, le non-retour pour toujours ou pour un temps long. Les « fuyards »,eux aussi, connaissent le même interdit, tant que le pouvoir en place reste inchangé. C’est ce qui définit leur statut ! Il ne permet pas l’aller-retour propre au statut intermédiairedont certains metteurs en scène ont bénéficié, au point de connaître parfois l’incertitude. Interdit de travailler chez soi, mais avec possibilité de retour, troisième hypothèse, qui a produit une ambiguïté avec leurres, souffrances et mensonges. Et Krejca, et Pintilié ont été pris dans les incertitudes de cet écartèlement : ni d’ici ni de là-bas. Piégés par la ruse du pouvoir ! Et Anatoli Vassiliev n’a-t-il pas compromis son œuvre en jouant avec la perméabilité des frontières ? Le non-retour suppose le défi extrême et exige la réponse radicale concernant la relation, fût-elle temporaire, avec la culture d’accueil. Sans possibilité de retour, il faut choisir : s’intégrer ou se marginaliser ? Qui réussit, qui échoue ? En Amérique, Max Reinhardt a poursuivi sa création, comme Piscator d’une certaine manière, tandis que Brecht n’a connu qu’une reconnaissance limitée qui a déterminé son désir de regagner l’Allemagne… de l’Est ! Piscator, lui, a choisi l’autre… de l’Ouest !
Second préalable : l’exil implique des conséquences différentes sur un artiste en fonction de sa discipline. On n’affronte pas de la même manière l’exil si l’on est musicien, peintre, écrivain ou homme de théâtre. Si l’on exerce une expression affranchie des contraintes du maniement des mots ou pas ! Les mots rattachent à un territoire, aux racines, à une identité : pour l’artiste qui s’exile, écrivain, acteur ou metteur en scène, la difficulté consiste à s’en détacher pour se consacrer à l’exercice périlleux de sa discipline dans une langue autre.
Troisième préalable : l’exil implique des choix de pays, de culture ou de langue qui ont des retombées décisives sur les pratiques qu’exercent les artistes. La parenté entre l’identité du contexte où l’on cherche refuge et l’identité de l’artiste est une question fondamentale. Elle peut privilégier, surtout chez un metteur en scène, son épanouissement ou, au contraire, affecter sa créativité.
Quatrième préalable : l’exil a un point de départ précis, mais les retours dépendent de paramètres multiples. La durée s’associe à la problématique de l’exil ! Combien d’années a-t-il duré ? Le temps laisse des traces. L’artiste a vieilli, le paysage du pays de départ a changé. Il faut examiner les départs tout autant que les retours !
Le premier préalable
Il faut assumer une première précision, et elle est de taille. Elle concerne la distinction entre l’exil comme condition imposée ou décidée, mais toujours à long terme, et, ce qui se pratique récemment, le fait de vouloir travailler à l’étranger pour honorer des contrats, agir en artiste sans frontières. L’exil implique une douleur, un arrachement et un face-à-face sans concession avec le contexte d’accueil érigé en destin ! Destin plus ou moins long, mais qui interdit le recours rassurant au retour… retour au pays d’origine.
L’exil est impitoyable, il implique un combat sans relâche, car les ponts sont coupés, tandis que le va-et-vient dont ont bénéficié des metteurs en scène comme Krejca ou Pintilié est plus confortable et moins intransigeant. Le retour possible a été le prix accordé par le pouvoir en échange de l’interdiction de travailler… Rien d’entièrement dramatique là où il y a toujours une chance de regagner son territoire d’origine ! Cela distingue l’artiste frappé de l’interdit du retour de l’autre qui peut regagner son pays et dispose de la sécurité du repli ! Leur statut diffère. Cette mise au point renvoie aux tensions engendrées par l’existence des deux camps, Est et Ouest, jusqu’en 1989. Ensuite lui succéda la « mercenarisation » des artistes répondant à des appels déterminés, soit par leur notoriété personnelle, soit par le désir publicitaire d’un pouvoir officiel comme celui de Pékin. Voilà la déchéance, la version mercantile, pervertie des pratiques jadis douloureuses ! L’exil échoue en vente aux enchères !
Le deuxième préalable
Une réflexion géographique peut s’y ajouter : si le voyage en Chine, au prix même des trahisons artistiques, n’a aujourd’hui pas d’autres raisons que pécuniaires, auparavant se sont cristallisés de vrais pôles de travail en exil pour des motifs liés à une proximité culturelle, à une intimité avec le pays choisi. L’exil ou le travail en dehors de son pays réclamait une parenté préalable… le choix d’un lieu était orienté, presque jamais le fruit du hasard ! Il s’expliquait par le désir d’accès à un espace dont l’artiste éprouvait l’attrait « culturel ». Grâce à cette intimité avec le pays d’accueil, le départ, l’éloignement ne prenait pas le sens d’un dépaysement absolu ; par la familiarité au moins « minimale » avec un espace autre, l’expérience de l’exil se trouvait apaisée. Cela explique pourquoi Paris fut le centre qui a attiré prioritairement les exilés roumains ou argentins – tous séduits par la culture française – tandis que les Hongrois ou les germanophones ont préféré Londres ou New York.
Les émigrés a priori désorientés se rassurent grâce à de tels ports d’attache où ils peuvent jeter l’ancre avec davantage de sécurité ! Il existe des « pôles de reconnaissance culturelle » dont le choix exact œuvre à l’accomplissement de cet exilé particulier qu’est un metteur en scène. Se retrouver en tant qu’émigré roumain à Paris n’est pas synonyme d’être parachuté à Stockholm ou Copenhague ! L’émigré accompli sera celui qui ne se trompe pas de pays, qui le choisit par rapport à son univers et qui parvient à le faire ! L’artiste n’est pas toujours à même de décider, car des déterminismes interviennent : invitation de travail, ressources économiques, bourses.
Il y a une différence entre le choix culturel et le choix personnel du pays d’accueil. C’est pourquoi aujourd’hui encore je me demande si un metteur en scène comme Petrika Ionesco, avec son sens de l’humour et de la dérision, n’aurait pas trouvé un terrain plus propice en Allemagne ou en Grande-Bretagne qu’en France. L’idéal consiste dans la justesse du choix double concernant d’un côté la parenté avec le contexte culturel d’accueil et d’un autre la communauté avec l’identité du milieu d’adoption théâtrale. C’est ce qui permet à l’homme de théâtre étranger de s’accomplir en dehors de son pays. Ce fut le cas d’Andrei Serban qui, en Amérique, a trouvé le foyer propice à sa recherche initiale sur la multiculturalité.
Grotowski, qui décide de quitter la Pologne au moment où l’on déclare l’état de siège dans son pays, va se diriger d’abord vers les États-Unis et enseigner à l’Université d’Irvine, pour ensuite repartir au nom du « désir d’Europe », m’a-t-il dit un jour. Jack Lang a souhaité le recevoir, mais, en France, nulle institution culturelle n’a souhaité l’accueillir ! Son travail, en dépit de sa reconnaissance, était rejeté par l’intelligentsia théâtrale entièrement acquise à Brecht et à la pensée marxiste, fût –elle corrigée par des Althusser ou autres. Finalement, il va trouver refuge en Italie, à Pontedera, non loin de Florence, où un autre exilé, mais volontaire, Gordon Craig, avait travaillé : dialogue des grands exilés ! Par contre, Eugenio Barba, lui, va découvrir pour son groupe international l’Odin Teatret une terre d’asile à Holstebro, au Danemark, lieu dont la réputation vient de l’association entre les élus locaux qui l’ont accueilli et l’artiste errant qui s’est intégré dans la vie de la communauté. Lieu pour un exil volontaire qui ne comporte pas l’interdit du retour car Barba, chaque été, revient en Italie.
Le troisième préalable
S’il y a une parenté indéniable entre les exilés du monde et si elle a constitué l’objet de nombreuses réflexions, une différence entre les « exils » intervient pourtant en raison de la spécificité des arts. L’exil n’agit pas de la même manière, indistinctement, sur les créateurs, car des particularités interviennent selon l’exercice propre à chacun des domaines. Un écrivain et un musicien ne se confrontent pas à l’étranger aux mêmes écueils et ne sont pas confrontés à des défis similaires. Il en va de même pour un sculpteur ou un plasticien, guère dépendants des mots et de leur syntaxe… tous, bénéficiaires d’une autonomie réelle à l’égard du langage.
Les épreuves concernent, chaque fois, il est vrai, la séparation du contexte culturel ou familial d’origine, mais ces artistes ne se trouvent pas obligés, tels les écrivains ou les comédiens, de changer de moyens propres à leur pratique artistique et d’en adopter un autre. Voilà la différence. Cela explique d’ailleurs l’écart numérique entre les exilés, moins nombreux, qui exercent leur pratique sous l’auspice de la langue et les autres, dégagés des contraintes linguistiques. Pour un pianiste ou un acteur, l’exil comporte des degrés de difficulté nettement différents.
Autre question : le candidat exerce-t-il dans un art individuel ou collectif ? Cette distinction concerne surtout le théâtre. L’artiste solitaire connaît, en exil, un régime différent de celui propre au metteur en scène appelé à animer une équipe, à mobiliser une distribution, à exercer son autorité sur un ensemble dont il découvre la plupart des membres. Travailler « collectivement » dans le contexte d’une autre culture et dans une langue qui n’est pas la sienne implique pour celui-ci des obstacles inédits, propres seulement à la pratique du théâtre.
Le metteur en scène se trouve, par ailleurs, confronté à des styles de jeu inédits, à des modes différents de gestion des relations de travail au sein d’un groupe, bref, il doit d’un côté assumer les données d’un contexte de production qui ne lui est pas familier et de l’autre, s’exprimer dans une langue dont il ne possède pas toujours la maîtrise. Et cela va réclamer le recours à des stratégies propres à l’homme de théâtre en exil qu’il est. On n’anime pas de la même manière une équipe à Bucarest et à Paris. Cela exige pour le metteur en scène l’obligation de cultiver un équilibre souvent incertain entre ses acquis personnels et les injonctions imposées par le nouveau contexte. Il est un étranger en partie démuni et en partie exalté par la chance d’accéder à la liberté !
Enfin, une dernière précision mérite d’être ajoutée. Le plus souvent, le metteur en scène émigré reste imprégné du type d’exercice politique connu dans le pays d’origine, ce qui engendre des frictions avec le type de travail propre aux pays d’accueil. Pour preuve, les difficultés rencontrées par des metteurs en scène adoptant dans les répétitions le régime du pouvoir totalitaire qu’ils avaient pourtant combattu et fui, face à des acteurs habitués à une collaboration démocratique ! Le metteur en scène exilé agit en leader qui porte la marque indélébile du modèle autoritaire initialement connu et qui rend davantage inconfortable son insertion à l’étranger. Pour preuve, les conflits auxquels ont dû faire face Lioubimov et Krejca, Pintilié et Esrig.
Le quatrième préalable
Il y a des exils définitifs, comme celui de Michael Tchekhov, et d’autres d’une durée variable déterminée par le changement du pouvoir politique en place. Lorsque celui-ci change, des retours deviennent possibles comme pour tous les metteurs en scène ayant quitté leur pays, de Lioubimov à Alfredo Arias, de Krejca à Penciulescu… mais dans quel état rentrent-ils ? La durée n’a-t-elle pas été prolongée démesurément ? Quelle conséquence a-t-elle pour le parcours d’un homme de théâtre qui regagne le pays ? Rentre-t-on trop vieux ou, encore, dans la force de l’âge ? On ne revient pas indemne… et il y a eu des retours qui ont déçu et démoralisé – car les artistes réputés comme Liviu Ciulei, Youri Lioubimov ou Otomar Krejca avaient perdu leur aura – ou, à la surprise générale, des retours qui ont révélé la dimension inconnue des metteurs en scène que l’épreuve de l’exil a renforcés et aidés à accéder à une dimension auparavant absente. Ce fut le cas de Vlad Mugur, en Roumanie. L’exil, comme dit Eugenio Barba, « peut tuer ou renforcer » en paraphrasant l’aphorisme de Nietzsche : « Tout ce qui ne vous tue pas vous renforce. »
La chape des dictatures
Le rapport aux conditions historiques, politiques, exerce un impact plus déterminant sur l’homme de théâtre sans qu’il constitue pour autant l’unique motivation de son départ. Le contexte social, à un moment donné, accentue sa pression ; cela concerne de manière plus directe, plus immédiate, le théâtre, et le cinéma davantage encore, car il s’agit d’arts dont l’exercice se fait avec des moyens financiers publics et qui, par ailleurs, s’adressent en direct à des communautés qu’ils parviennent à rendre « effervescentes » en dépit de la chape instaurée officiellement. Mérite aussi bien que risque que comportent ces arts collectifs. Le pouvoir intervient plus drastiquement et bon nombre de créateurs espèrent se dégager de son emprise en empruntant le chemin de l’exil. Ils « fuient » l’autorité abusive qui les étouffe pour pouvoir « respirer » et créer ailleurs. L’exil est une condition de survie !
En Grèce la dictature des colonels va déterminer le départ des intellectuels, poètes et hommes de théâtre. Ils s’inscrivent dans le tissu du théâtre européen, de Paris à Bucarest ou… en Russie ! Le même effet est engendré par la dictature en Argentine, qui entraîne la fuite des plus brillants jeunes gens de théâtre du pays : ils vont constituer à Paris le « groupe des Argentins », dont la présence va s’imposer avec un éclat tout particulier.
Augusto Boal a quitté le Brésil pour s’échapper à la dictature également. En Roumanie, après l’écrasement du Printemps de Prague, Ceausescu va s’imposer en « Conducator » – équivalent en roumain du Führer – et va étouffer la culture sous l’influence du modèle de la « révolution culturelle » chinoise : l’onde de choc, dévastatrice, a bouleversé la donne du rapport avec le pouvoir qui, désormais, s’affirme de nouveau comme étant discrétionnaire et autoritaire. Les vieux démons ressuscitaient ! Ce carrefour décisif a entraîné un véritable mouvement migratoire : l’exil des gens de théâtre fut contagieux ! Et alors, des figures éminentes ou simplement des débutants ont pris le chemin du départ, car ils furent nombreux à pressentir la tournure que le pays allait prendre. Exil non pas comme réaction individuelle, mais comme symptôme collectif : c’est ce que produit la chape des dictatures.
Les écueils du travail
L’exercice du travail théâtral porte l’empreinte de l’exercice du pouvoir politique familier dans les pays de départ. Surtout pour les metteurs en scène émigrés du régime communiste car, pour se défendre, les artistes ont souvent adopté le principe autoritaire qu’ils combattaient par ailleurs. Les adversaires des dictatures de Moscou, de Cracovie, de Prague ou de Bucarest sont contaminés par elles : Lioubimov, Kantor, Pintilié, Krejca. Le metteur en scène à l’Est tente de se renforcer pour résister au pouvoir, mais, souvent, par erreur, il adopte le même modèle dans le contexte différent de l’Ouest. Gérard Violette, le directeur du Théâtre de la Ville, m’a demandé un jour : « Dis à Pintilié que nous ne sommes pas ses censeurs comme à Bucarest et que nous sommes près de lui. » Cette incertitude entre l’Est et l’Ouest a souvent engendré des crispations lors du processus des répétitions, car le metteur en scène en exil conserve en lui les séquelles du système qu’il a combattu.
Une autre difficulté pour le metteur en scène venu d’ailleurs provient de la pertinence, parfois problématique, des indications données aux acteurs. Indications qui ne sont pas strictement textuelles, mais qui renvoient à un contexte étranger, inconnu des comédiens. Elles portent la marque d’un vécu de départ, d’une biographie qui précède le travail dans l’exil. Liviu Ciulei, par dérision, invite une comédienne, Nicole Garcia, évidemment déroutée car elle ignore le modèle évoqué, à lever le bras « comme la statue de Vera Moukhina ! », icône de l’art réaliste socialiste. Otomar Krejca, à son tour, indique aux actrices des Trois Sœurs d’être au 1er acte « gaies comme dans une parade communiste ». Tant d’autres exemples montrent que le metteur en scène s’appuie sur les données d’une expérience concrète inconnue de ses comédiens. Cela engendre un affaiblissement du travail avec les acteurs qui ne peuvent réagir précisément et finissent par ignorer ces indications qui leur restent étrangères.
La distance avec le contexte d’accueil brouille la pertinence des indications et, forcément, entraîne une qualité de jeu moindre. Le vieil adage que les metteurs en scène en exil ne cessent de répéter, adage selon lequel les acteurs ne sont pas aussi performants que les acteurs du pays d’origine, s’explique le plus souvent par la médiocrité de la connaissance réciproque entre eux et la distribution. Non seulement sur le plan politique, du travail même, mais aussi sur le plan linguistique. Ils n’entendent pas la langue du pays d’accueil avec la pertinence qui leur est propre dans la langue d’origine. Le metteur en scène affronte avec une certaine maladresse la langue, ce qui a des retombées sur la qualité du jeu. La faute, en partie, lui incombe !
Un autre écueil pour l’exilé invité à mettre en scène dans un autre pays provient de la méconnaissance, surtout dans les années 80, du processus de production. À l’Est, la date de la première n’avait rien de certain en raison des très nombreux examens de passage auxquels le spectacle était soumis par la censure ! Arrivé à l’Ouest, des problèmes ont surgi en raison de la désinvolture des metteurs en scène quant au programme d’exploitation solidement prévu d’avance. À la merci des organes de contrôle dans leurs pays, ils ont considéré qu’à l’Ouest, ils étaient eux-mêmes les maîtres du temps sans se soucier des dates retenues ni des exigences de production ou de diffusion. Le metteur en scène en exil ne se libère pas aisément des données du travail dans des pays dictatoriaux.
L’épreuve de la langue
Davantage que le metteur en scène en exil, l’acteur qui part ressemble à l’écrivain car, pareil à lui, il se heurte à l’enjeu de la langue nouvelle, peu importe qu’elle soit écrite ou proférée. Une pareille décision dans le monde du théâtre reste périlleuse : comment ne pas citer le roman de Klaus Mann, Méphisto, où les acteurs qui ont fui le nazisme errent désemparés dans les cafés parisiens tandis que Gründgens, le protagoniste, brille à Hambourg, devant les hauts dignitaires nazis ? Il n’a pas quitté son pays et sa langue au prix du « pacte » démoniaque auquel il a souscrit… et qui l’a hissé au sommet de la scène allemande. Quelques grands comédiens, exilés très jeunes, ont réussi à Paris à s’approprier la langue d’accueil : l’exemple le plus éloquent reste Maria Casarès. Plus tardivement, lorsque la question de l’accent a cessé d’être un repoussoir aussi sévère qu’auparavant, des acteurs en quête d’une terre d’asile et/ou de notoriété se sont décidés à quitter leur langue. Mais, ils n’atteindront jamais une égale qualité de jeu que dans la leur, la langue d’origine ! Ils restent des « étrangers » et le plus souvent ils finissent par rentrer au pays… en dépit des succès connus dans le pays d’accueil, comme Andrzej Sewerin, sociétaire de la Comédie-Française, ou Andres Perez, le Gandhi de l’Indiade de Mnouchkine. Leur retour fut triomphal et, après l’expérience de l’exil, ils sont parvenus à l’accomplissement de leur art !
L’acteur roumain, russe ou polonais en s’exilant prend une décision risquée, car il s’agit de s’inscrire individuellement dans une communauté autre, qui – même si elle ne le rejette pas – le désigne, malgré elle, comme étant un corps étranger ! Cette réserve s’apaise aujourd’hui et même si le maniement de la langue détonne plus ou moins, les metteurs en scène actuels ne le rejettent plus. « C’est comme si j’entendais ma langue venue d’ailleurs », avouait Antoine Vitez, grand défenseur des accents ! À son tour, Peter Brook a osé enfreindre la barrière de la langue… afin de faire éclore « la fleur » de la présence ! Au prix parfois de la compréhension du texte, car, dit-il, la scène est appelée à restituer la multiplicité des accents entendus dans les villes actuelles. L’accueil de l’acteur étranger ne se confronte plus aux réticences d’autrefois !
L’écrivain qui s’attaque à une autre langue que la sienne s’apparente à l’acteur, puisque les deux se trouvent écartelés entre un socle mnémonique lié à l’origine et l’ultérieure acquisition biographique d’une langue. Hormis un auteur bilingue comme Eugène Ionesco, on peut citer Matei Vişniec qui, progressivement, a intégré le français sans pour autant s’affranchir de la langue d’origine qu’il emploie pour rédiger ses romans et ses poèmes, convaincu que le discours subjectif exige le recours à la langue de départ.
L’écrivain et l’acteur en exil procèdent à des choix individuels et leurs défis s’apparentent. Ils livrent combat avec la langue. Aussi bien celle d’accueil que celle de départ qui, souterrainement, repousse pareille à une « mauvaise herbe », m’a mis en garde un jour Emil Cioran. Comment jouer, comment écrire à l’étranger ? Comment se débrouiller en « Arlequin valet de deux langues » ?
Des micro-communautés sécurisantes
L’aventure de l’exil au théâtre ne permet pas l’isolement d’un artiste solitaire et exige un travail d’équipe. C’est à l’injonction de l’assurer que doit répondre tout metteur en scène. Cela conduit à adopter une stratégie le plus souvent confirmée : l’homme de théâtre appelé à travailler hors de chez lui forme un ensemble de collaborateurs « compatriotes », met en place une « ceinture » de partenaires qui le sécurisent et, souvent, se pérennise. Pour des raisons théâtrales, mais aussi d’identité nationale. L’artiste retrouve ainsi une relation apparentée à l’art, tout en baignant dans un climat identitaire dont l’équipe partage les données : remède contre la solitude pour des leaders ainsi accompagnés artistiquement et confortés humainement. Ces équipes argentines, grecques, roumaines servent de terrain nourricier aux metteurs en scène en exil, d’îlot rassurant et sécurisant. Lucian Pintilié était entouré de Roumains comme Alfredo Arias est entouré d’Argentins… Une stratégie de l’exilé qui ne s’assume pas en tant qu’étranger intégral. Il se replie sur des « micro-communautés » d’origine.
Pédagogues dispersés
Les écoles de théâtre des pays de l’Est jouissaient, à juste titre, dans les années 70 d’un prestige indéniable et cette réputation a ouvert les portes de la voie pédagogique à bon nombre de metteurs en scène. Elle leur a souvent servi de recours et permis une intégration plus aisée. La pédagogie fut la chance de survie pour des émigrés, moins réputés artistiquement, émigrés dépourvus de leur statut ancien aussi bien que de ressources matérielles. Mais l’enseignement dispensé par des pédagogues de l’Est ne se résuma pas seulement à un pis-aller, bouée de sauvetage pour des artistes en déshérence, car il fut, parfois, à l’origine de véritables expériences pédagogiques ayant eu un impact réel sur les pays d’accueil et les générations des jeunes créateurs en train de s’y former.
Ce fut le cas en Suède où Radu Penciulescu, doté d’une véritable vocation pédagogique, a enseigné l’art de la mise en scène, mais surtout s’est consacré à la formation des acteurs à Stockholm ou à Malmö. Les traces de cette activité se sont avérées profondes et bon nombre de créateurs de plusieurs générations se sont réclamés de son enseignement. David Esrig, à son tour, a ouvert une école qui a acquis un renom indéniable en Allemagne grâce à sa dévotion pour l’enseignement comme préalable de l’accès à une profession parfois abusivement dépourvue d’assises techniques. Aux États-Unis, Andrei Şerban, Nikolaus et Ulla Wolcz ont constitué un véritable noyau pédagogique à l’université Columbia. Activité pédagogique et/ou travail scénique, voilà une dichotomie souvent propre au metteur en scène en exil.
Pour conclure, il faut rappeler l’impact qu’a eu l’exil des gens de théâtre russes pour la connaissance de l’enseignement de Stanislavski. Ils se sont dispersés dans le monde, s’imposant chaque fois comme des pédagogues d’exception qui ont disséminé le Système du maître russe dans le théâtre du monde, de France et d’Italie au Brésil ou à l’Argentine. L’exil imposé par la Révolution se trouve donc à l’origine de la diffusion de la pédagogie stanislavskienne ! Un détail mérite d’être signalé : parmi les exilés, acteurs ou professeurs, personne ne s’est déclaré partisan de Meyerhold. Les exilés ont œuvré à la transmission de l’héritage stanislavskien comme étant l’expression la plus proche de la culture russe, et nullement celui de l’artiste révolutionnaire qui l’avait contesté et répudié. Meyerhold, le mal aimé… L’exil a opéré un choix significatif et a privilégié l’approche stanislavskienne qui, ainsi, s’est imposée en modèle pédagogique.
L’épreuve du retour
Les retours ne furent pas nombreux : pourtant certains des hérauts de l’émigration ont retrouvé le pays d’origine et parfois, comme on l’a déjà dit, ont engendré des désillusions comme Otomar Krejca et Liviu Ciulei ou, au contraire, ont accompli un véritable sursaut comme Vlad Mugur. Le retour implique un risque : celui de l’image. Image parfois surévaluée qui, ensuite, risque de décevoir ! Ou, pire encore, le metteur en scène cherche lui-même à la surévaluer aux dépens de ses faiblesses actuelles. Comment ne pas procéder à un abus de prestige trompeur à l’heure du retour – question essentielle ?
L’exil entraîne un éloignement dans l’espace et un passage dans le temps… Comment revient-on ? Dans quel état est-il, celui qui rentre, car ce n’est pas le même que celui qui est parti des années auparavant ? De quelle expérience est-il porteur ? Revenir, c’est se confronter avec son pays renouvelé, mais également avec soi-même transformé… double défi ! Parti vivant, le reste-t-il au retour ? Que souhaite-t-il conserver de l’exil, que retrouve-t-il en revenant ?
Le départ se motive par des dangers imminents, le retour par d’autres… mais différents ! L’exil ne laisse personne indemne ! Et surtout pas un metteur en scène !
NOTE : Cet essai porte seulement sur le metteur en scène de théâtre confronté à l’exil et ignore délibérément le statut du metteur en scène d’opéra qui implique une autre réflexion. Différente et distincte. De même on ne prend pas en discussion les metteurs en scène actuels qui circulent comme des électrons libres d’un pays à l’autre grâce aux « frontières fluides » de l’époque d’avant la pandémie ! Ils restent étrangers aux exils , imposés ou volontaires !
*Georges Banu est professeur émérite d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle – Paris. Il a reçu le titre de doctor honoris causa de plusieurs universités européennes. Il est président d’honneur de l’Association internationale des critiques de théâtre et président du Prix Europe pour le théâtre. Il a reçu le Grand Prix de l’Académie Française (2014) et trois fois le prix du meilleur livre de théâtre en France. Il a publié un nombre important d’ouvrages et d’essais consacrés aux metteurs en scène européens, en particulier Peter Brook, Kl. Michael Grüber, Giorgio Strehler, Antoine Vitez, Ariane Mnouchkine. Il a consacré un essai intitulé Notre théâtre, La Cerisaie (Éd. Actes Sud) au chef d’œuvre de Tchekhov et un autre au théâtre japonais, L’acteur qui ne revient pas. (Éd. Gallimard). Dernières parutions : La Scène surveillée et Miniatures théoriques (Éd. Actes Sud). Aux éditions Gallimard il a publié l’anthologie commentée Shakespeare, le monde est une scène et les Voyages du comédien. Dernières parutions : Amour et désamour du théâtre, La porte, au cœur de l’intime, Tchekhov, notre prochain, Le lustre, de l’intime à la scène. Il a collaboré avec Yannis Kokkos, Luc Bondy, Peter Stein et Patrice Chéreau pour leurs ouvrages d’entretiens.
Copyright © 2021 Georges Banu
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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