Éditorial

Changer le monde/Changer le théâtre

Savas Patsalidis*

Notre monde subit des changements radicaux à grande vitesse ; des changements qui transforment les industries, reconfigurent les demandes et les goûts des consommateurs, défient les logiques conventionnelles, les questions de genres et de justice, les mœurs sexuelles, les données d’identité et de bipolarité, et certainement l’éducation. Maîtriser le contenu d’un savoir ne suffit plus à l’ère de Google. Des changements intimidants pour certains, prometteurs pour d’autres.

Le monde se transforme constamment. Pourtant, jamais dans notre histoire récente n’a-t-il connu d’évolutions aussi radicales et insaisissables, exigeant prudence et travail sérieux. Tout paraît être en mouvement, dans l’incertitude. L’innovation, la numérisation, l’interconnexion et le progrès technologique évoluent rapidement, si vite en fait que les gens ont peu de temps pour comprendre ce qui se passe, pour se poser des questions, réfléchir sérieusement sur les valeurs et les pratiques, reconsidérer, regretter.

Ce qui est devenu évident, c’est que plusieurs choses sont conçues pour un monde qui n’existe plus. Il devient d’autant plus clair qu’il n’est plus possible de vivre comme nous l’avons fait jusqu’ici. Et comme la tessiture entière de la vie se transforme radicalement, la vie des gens et leurs pratiques artistiques devront en quelque sorte être reconçues, reprogrammées, ou tout au moins, repensées. Certes, cela n’est pas nouveau au théâtre. Depuis l’avènement de la postmodernité, le théâtre (au sens le plus large) a connu des périodes instables de réajustements et d’adaptations, aggravées par l’expérience dévastatrice de la pandémie. Avec une économie mondiale en ruine, le théâtre est maintenant appelé à reconsidérer radicalement, à nouveau, les stratégies de navigation et de survivance, les nouveaux paradigmes capables de résoudre des problèmes, de promouvoir des idées et de conduire au changement, soit, des gens de première ligne inspirants, solidaires et visionnaires. Or, qui est mieux placé pour fournir ce paradigme d’avant-garde que les jeunes, nés au cœur des plus récentes crises qui se sont abattues sur le monde (économiques, sociales, technologiques et idéologiques) ? Ayant expérimenté concrètement l’impact de ces crises, ils sont mieux équipés pour reconnaître la nature de ce qui arrive vraiment et affrontent efficacement les obstacles en ces temps de transition et de croisements multiples (de frontières, de genres, de sexes, de rôles, d’esthétiques, de définitions). Ils sont plus prompts à poser des questions sur le genre de théâtre qu’il faut pour notre temps ; pour demander comment le sens se forme, par qui et pour qui ; pour réexaminer le rôle de l’artiste dans un monde de dé-placements, de re-positionnements et de re-découvertes ; pour se demander : Qu’est-ce qui est vrai ? Faux ? Où sommes-nous ? Que sommes-nous ? Où nous et notre art allons-nous à partir d’ici ?

Le théâtre aujourd’hui a besoin d’artistes qui ne soient pas seulement de beaux parleurs, mais aussi de bons écouteurs. L’écoute exige de l’enthousiasme, de l’engagement, de l’énergie et de la patience pour saisir l’essence de ce qui se passe et transformer cela en théâtre signifiant. Écouter est donc une forme d’action.

Certes, tout cela n’est pas facile et ne l’a jamais été. Souvenons-nous, cependant, que dans toutes les crises, on trouve de grandes possibilités. À nos heures les plus sombres, de nouvelles idées et des innovations produisent des signaux lumineux. Tout ce qu’il nous faut, c’est l’éclat de grandes idées, les germes du futur.

En ce qui concerne Critical Stages/Scènes critiques la revue continue à faire circuler dans le monde les dernières nouvelles du front théâtral où se mêlent blessés et personnes en quête de meilleurs jours, par des articles de fond, des entretiens, des comptes rendus d’ouvrages et de spectacles. Le dossier de notre dernier numéro (#23), Un terrain instable : nouveaux rapports entre spectacle et politique, montre bien à quoi riment tous ces récents changements. Il explore les manifestations théâtrales et les représentations dans des conditions instables marquées notamment par des défis sociopolitiques, environnementaux, économiques, éducatifs.

Au total, 17 articles de haut calibre, soumis par des chercheurs ou des artistes vivant en Europe, en Asie, en Amérique du Nord et en Afrique, offrent un panorama aussi éclairant que varié sur les fertilisations croisées, les reconfigurations et les mutations de la pratique spectaculaire dans le monde ; situations qui incarnent la notion d’appartenance à un monde plus vaste ; qui repensent les relations entre spectacle et éco/politique, spectacle et décolonisation, spectacle et féminité noire, spectacle et pandémie, spectacle et peuples autochtones, spectacle et chemins transatlantiques ayant lié l’Afrique, l’Amérique africaine et l’Europe pendant des siècles, spectacles et rencontres transculturelles sur la race et les privilèges, entre autres. Comme le disent Gigi Argyropoulou et Stefanie Sachsenmaier, les deux co-responsables du dossier : « Il s’agit de retracer comment le spectacle peut mettre en question de façon critique les imaginaires sociaux et offrir des structures permettant d’être et de vivre autrement. »

Outre ces contributions académiques, il y a huit autres articles de fond dans cette section (dirigée par Yana Meerzon), qui contribuent à enrichir ce dossier en offrant de nouvelles perspectives pour la compréhension et l’interconnexion du paysage mondial (et médiatique). Trois portent sur des modèles d’éducation et d’enseignement (à l’intention d’étudiants et d’interprètes) ; les autres s’intéressent à divers sujets, du spectacle musical Gypsy d’Arthur Laurents, Jule Styne et Stephen Sondheim à des solos féminins autobiographiques conçus sous le thème de la création d’une célébration comme occasion de jeter un coup d’œil en arrière sur des traumatismes passés et l’identité actuelle, etc.

La section des « rapports nationaux », dont l’objectif premier consiste à couvrir la vie théâtrale actuelle dans divers pays de la planète, offre trois autres articles du Guatemala, du Brésil et d’Angleterre, qui réfléchissent aux enjeux des politiques post-pandémiques, aux questions de genres, d’égalité salariale, d’avant-garde, enfin, aux nouvelles connaissances exigées pour la pratique du théâtre en ligne, largement méconnues jusqu’à tout récemment. On discute aussi de ces enjeux dans la section des entrevues, entre artistes, universitaires, directions artistiques et gérants, de la Suède et de la Norvège au Mexique, de la Chine à l’UE, en passant par la Pologne et la Roumanie.

Enfin, notre #23 fait paraître six comptes rendus de spectacles et cinq d’ouvrages parus, sous la direction attentive (comme toujours) de Matti Linnavuori et Don Rubin respectivement, ainsi qu’une section spéciale qui rend hommage au dernier lauréat du prix Thalie de l’AICT, le metteur en scène japonais Tadashi Suzuki.

Je dois toute ma gratitude à ces collaborateurs et collaboratrices, autant qu’aux auteurs eux-mêmes qui nous ont confié leurs travaux. J’aimerais aussi remercier les deux codirigeants de la revue, Don Rubin et Jeffrey Eric Jenkins, dont le soutien s’est toujours avéré aussi généreux. Derniers, mais non les moindres, je veux remercier Ian Herbert et tous les réviseurs extérieurs qui, chaque fois qu’on les sollicite, offrent d’excellents commentaires sur les textes exigeant une lecture expérimentée.

Cela dit, toutes les personnes intéressées à soumettre pour publication des articles, des comptes rendus d’ouvrages ou de spectacles, des entrevues, des études de cas ou des recherches empiriques devraient contacter les responsables de la section appropriée.

Une fois un manuscrit révisé par des pairs et recommandé pour parution, il est soumis à une révision linguistique, un formatage et une validation des références (selon le dernier style MLA) afin de parvenir à la meilleure qualité de publication.

Les textes soumis ne doivent pas avoir paru auparavant ni être en attente de publication au moment où ils sont évalués par notre revue. Ils doivent aussi se conformer au style et à l’éthique de notre revue (on trouve le Guide de soumission des articles à : https://www.critical-stages.org/submission-guidelines/)

NOTE : Le dernier appel de textes sur Human-Technology Interfacing in Performance (responsable invité : Sebastian Samur) –pour parution prévue en juin 2022—est maintenant en ligne (www.critical-stages.org). Date de tombée pour des propositions : le 1er août 2021. Toutes les demandes ou propositions doivent être envoyées à : sebastian.samur@mail.utoronto.ca

Nos portes sont ouvertes à tous. Joignez-vous à nous pour continuer à faire paraître de nouvelles idées sur la scène toujours changeante des arts du spectacle dans le monde. 


*Savas Patsalidis est professeur de théâtre, et d’histoire et de théorie du spectacle à l’École d’anglais (Université Aristote de Thessalonique), à l’Université ouverte hellénique et à l’Académie théâtrale du Théâtre national de Grèce du Nord. Il est aussi régulièrement Chargé d’enseignement au Programme d’études supérieur de l’Université Aristote. Auteur de quatorze ouvrages sur le théâtre, la critique et la théorie du spectacle, il en a co-écrit treize autres. Son livre en deux volumes Theatre, Society, Nation (2010) a reçu le prix de meilleure recherche de l’année. Son dernier ouvrage, Theatre & Theory II: About Topoi, Utopias and Heterotopias, a paru en 2019 chez University Studio Press. Outre ses activités académiques, il œuvre à titre de critique de théâtre pour les revues en ligne lavartparallaxi et thegreekplay project. Actuellement, il préside l’Association hellénique des critiques de théâtre et des arts du spectacle, est membre de l’équipe de sélection du Festival Forest et est rédacteur en chef de Critical Stages/Scènes critiques, la revue Web de l’Association internationale des critiques de théâtre.

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