Le théâtre survivra-t-il à la tentation du virtuel ?
Par Tibor Egervari*
Résumé
Les mesures sanitaires imposées en raison de la pandémie COVID-19 ont attaqué l’essence même du théâtre vivant. De nombreuses propositions ont été avancées pour l’aider à traverser cette crise et le rediriger vers de nouvelles technologies.
Je crois que certains de ces conseils comportent de graves menaces pour la survie même du théâtre vivant. Se basant sur l’offre par transmission électronique d’une partie du spectacle, c’est-à-dire la scène, ces propositions occultent la présence physique de la réception, à savoir la salle. Or, il n’y a de théâtre que s’il y a une rencontre réelle entre les deux.
Bien que la retransmission du théâtre vivant par la radio et la télévision existe depuis presque 100 ans, l’engouement actuel pour le streaming est tel qu’il rend la résistance difficile. L’offre, souvent brillante et « gratuite », risque d’être perçue par une partie du public potentiel comme du « vrai » théâtre et par les pouvoirs publics comme un remplacement bon marché. Enfin, le danger le plus grave serait peut-être de voir les femmes et les hommes de théâtre séduits par des chimères technologiques.
Mot-clés : Théātre, public, foule, communion
Avertissement
Le texte qui suit est un cri du cœur qui date du début de la pandémie. Une réaction émotive à une situation inédite, la fermeture complète des théâtres. Or, nous savons que depuis des siècles on n’a jamais fermé les théâtres. Pas même pendant les guerres. On a fait du théâtre dans le camp de concentration nazi de Theresienstadt. Mais il y avait aussi du théâtre à Sarajevo assiégé à la fin du XXe siècle. Des actes de survie et de défiance. Des moments de gloire pour un art essentiel.
Lorsque Yana Meerzon m’a proposé de soumettre mon texte pour publication, je l’ai accepté avec reconnaissance, tout en pensant que s’il était retenu, je devrais le mettre à jour selon l’évolution de la situation. Je me rends compte que cela est impossible. Un cri de révolte n’est pas une analyse, qu’on peut réévaluer au gré des changements de contexte.
Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes théoriquement au début de la saison théâtrale traditionnelle. L’immense majorité des scènes est toujours plongée dans le noir, mais les compagnies les plus courageuses et les plus débrouillardes ont lancé des projets avec public. Un public clairsemé, portant masques, mais un public tout de même. Il y a donc un semblant de théâtre. Est-ce que mon cri du cœur est périmé ? Hélas, je ne le pense pas.
Les offres de spectacles en ligne se multiplient, et meilleures elles seront dans leur genre, plus difficile il sera de convaincre autorités et publics qu’elles ne sont que des ersatz.
Par ailleurs, on voit les sports de spectacle professionnels s’accommoder fort bien de la nouvelle situation. Certes, les stades sont vides, mais à l’occasion on nous sert des bruits de foule enregistrés. Le US Open de tennis, un tournoi du Grand Chelem, bat son plein, sans public, mais retransmis à la télévision à longueur de jour et de nuit.
Pendant ce temps, un théâtre près de chez vous lutte pour sa survie.
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Le théâtre n’est pas du tennis !
ou
Les dangers de la tentation du virtuel
Le peuple romain étant réuni au théâtre pour célébrer les jeux d’Apollon, on annonce une attaque d’Hannibal, il serait aux portes de Rome ; le théâtre se vide, les hommes prennent leurs armes et courent repousser l’ennemi. Les jeux ont été interrompus, c’est une grave faute religieuse. Mais voilà qu’on découvre au milieu du circus un vieil homme trop âgé pour combattre qui avait continué à danser sur la musique d’un tibicine, les jeux n’avaient donc pas été interrompus, d’où la formule devenue proverbiale, « on est sauvés, un vieillard danse ».
Florence Dupont, Le Théâtre romain
Aujourd’hui, c’est presque le monde entier qui est privé de spectacles, une situation exceptionnelle, sinon unique dans l’Histoire. Et, bien que les descendants du « vieillard » continuent à danser, c’est-à-dire que toutes celles et tous ceux qui faisaient du théâtre continuent à entretenir la flamme, il n’est pas sûr que les spectateurs, partis à la bataille ou confinés chez eux, seront de retour.
En effet, il y a lieu de craindre qu’après la pandémie, une partie des spectateurs soient tentés de délaisser les salles ne serait-ce que pour des raisons économiques. On sait que les budgets individuels consacrés aux spectacles vivants sont en général parmi les premières victimes de la perte du pouvoir d’achat. De plus, tout porte à croire que l’argent public ira en priorité vers le développement du virtuel, dont nous avons déjà une explosion sans précédent. Des voix autorisées s’élèvent pour encourager la consommation artistique et culturelle dans le confort de nos foyers grâce à des avancées technologiques extraordinaires. Or, cette « voie de l’avenir », cette tendance gouvernementale, tout en présentant d’indéniables avantages, comporte aussi de très graves risques.
Il est vrai qu’aujourd’hui, on nous offre en ligne une panoplie de produits esthétiques venant du monde entier. Parmi eux se trouvent de très nombreux ersatz[1] de théâtre, c’est-à-dire des captations d’événements dont il ne reste que la partie esthétique filmée. Une sorte d’archive, même si la captation est contemporaine, que l’on peut observer, étudier ou même admirer, mais qui est aussi loin de l’événement théâtral que sont les vidéos de voyage de l’expérience vécue. Qui plus est, ces offres sont gratuites, ce qui nous ramène au budget artistique ou culturel.
Tout le monde connaît le principe du dumping qui consiste à vendre un produit de masse en dessous du prix normal. Cela sert à habituer le consommateur à un nouveau produit, quelque peu modifié comparé à ceux de la concurrence, avec un rapport qualité-prix supérieur. Une fois l’essentiel de la concurrence éliminée, on peut remonter les prix, même au-delà de ce qui était pratiqué auparavant. L’exemple suivant me semble illustrer ce processus et, si on pensait qu’il est indigne de comparer le théâtre à de vulgaires produits, rappelons que dès Athènes, le théâtre se pratiquait dans un environnement de concurrence, peu importe la forme de financement.
Fin avril, j’ai pu voir Lenin mis en ligne pour un temps limité par la Schaubühne de Berlin, un des théâtres les plus prestigieux du monde, dans la mise en scène du non moins prestigieux Milo Rau. D’emblée, j’ai été saisi par la qualité technique exceptionnelle de ce que j’avais devant moi. Sous-titré en anglais à la perfection, avec un générique de cinéma, le tout était déjà parfaitement adapté à la situation. D’ailleurs, n’eussent été les micros attachés à la joue des comédiennes et des comédiens, on se serait cru devant un film réalisé avec grand art. Un rapport qualité-prix imbattable : de la classe mondiale gratuite !
Évidemment, je n’étais pas au théâtre et cet objet artistique ne devrait être en concurrence avec aucun événement théâtral, modeste ou somptueux, mais seulement avec d’autres produits de la même nature, de Londres, de Paris ou d’ailleurs. Pourtant, comme on l’a vu plus haut, il y aura de plus en plus de pression pour que nous prenions l’ersatz pour l’original, la captation pour l’événement. Comme si le public pouvait être réduit à un nombre illimité d’individus chacun devant son écran, se donnant l’illusion d’être au théâtre.
Or, non seulement le public d’un théâtre appartient à un tissu social définissable notamment de points de vue géographique et démographique, mais ce public a aussi en commun un certain nombre de références culturelles, voire politiques, qui en font un corps social tout à fait différent de la simple somme d’individus. Ce public se trouve à un endroit précis à un moment donné pour faire partie d’une rencontre qui s’appelle théâtre. L’immense majorité des compagnies de théâtre tiennent compte de cette réalité en s’adressant au public particulier qui est devant elles.
C’est aussi ce que fait évidemment la Schaubühne. Ce théâtre ne fait pas seulement partie intégrante du tissu social de la capitale allemande, il en est un des fleurons. Ses spectacles sont enracinés dans un terreau politique et culturel particulier et riche. En voyant Lenin, je n’ai pu m’empêcher d’en rapprocher le style, mais aussi les tics de mise en scène et de jeu de l’adaptation d’Othello que j’avais vue au printemps 2019 au Berliner Ensemble. Bien que le sujet et l’idéologie des deux spectacles aient été tout à fait différents, ils se situent dans les mêmes mouvances esthétiques. Ce fait tout à fait normal permet au public de théâtre berlinois de faire des rapprochements et des comparaisons, réflexions essentielles à une vie artistique vivante et articulée.
Ainsi, les véritables bénéficiaires de ces largesses en ligne sont les théâtres qui offrent ces captations et leur public réel. En les voyant ou revoyant, le public ravive ses souvenirs et continue à resserrer ses liens avec son ou ses théâtres. Cet enracinement profond dans un milieu solide et puissant renforce encore plus les positions dominantes de ces théâtres « mondiaux », aux moyens financiers colossaux.
On sait avec quels succès certains sports professionnels se sont adaptés à la télévision. L’élite internationale du tennis, par exemple, se retrouve semaine après semaine dans différentes villes du monde sur des courts aux mêmes dimensions et si le nom de la ville y est écrit c’est pour que les téléspectateurs s’y retrouvent. Autour du court quelques milliers de personnes créent l’ambiance. Cependant, le spectacle ne s’adresse pas vraiment à elles, mais aux centaines de milliers de téléspectateurs du monde entier qui, assis devant leur écran, paient les joueuses et les joueurs par l’attention qu’ils prêtent à la publicité. Jusqu’aux commentateurs qui parlent à voix haute, car ils sont complètement isolés du public sur place. Le tennis mondial est une réussite mondiale.
Mais le théâtre n’est pas du tennis ! Au théâtre, le seul public qui compte est celui qui est présent sur place.
Certes, où que l’on soit dans le monde, nous ne devons ni ignorer ni rejeter ces expériences artistiques qui ont pour base le numérique et le virtuel. Elles ont une valeur intrinsèque d’autant que la période de confinement risque de durer plus longtemps pour le théâtre que pour la majorité de nos activités.
Alors, en attendant de nous retrouver en personne, il faut résister aux tentatives de forcer le théâtre vivant à devenir autre chose que ce qu’il est depuis des millénaires. Il faut aussi refuser le « modèle », et son impérialisme latent, même si on possède des moyens techniques importants, tout comme les grands mouvements nationaux de cinéma ont toujours refusé de copier Hollywood, si admirable fût-il.
Car enfin, il serait hautement ironique et terriblement dommageable si, pendant que des pans entiers de nos activités industrielles et agricoles allaient vers une réinvention et un renforcement de la production locale, notre théâtre vivant, celui qui se love dans notre propre tissu social, était délaissé pour suivre quelque chant des sirènes virtuel.
Nous devons le dire haut et fort à celles et ceux qui gèrent l’argent public destiné aux arts !
Endnote
[1] Très honnêtement, la Schaubühne, indique qu’il s’agit d’Ersatzspiele (voir plus loin) .
*Tibor Egervari. Professeur émérite de théâtre, Université d’Ottawa. Formé à l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg, Tibor Egervari commence sa carrière au CDE (actuellement Théâtre national de Strasbourg).Il rejoint l’École nationale de théâtre du Canada en 1965, puis l’Université d’Ottawa en 1971 où il participera à la fondation du Département de théâtre. Après avoir servi un an comme doyen intérimaire à la Faculté des arts, il prend sa retraite en 2004.Il a dirigé plusieurs compagnies, dont le Théâtre du Peuple (Bussang, France) de 1972 à 1985. Fondé en 1895, ce premier théâtre populaire de France continue d’exister jusqu’à nos jours.Il a réalisé au-delà de 80 mises en scène, dont sa propre création, Le Marchand de Venise de Shakespeare à Auschwitz.Il a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées, notamment sur les rapports du théâtre avec la société ainsi que sur l’enseignement de la mise en scène.
NOTE : Cette proposition est basée sur un texte que j’ai publié sur mon blogue le 12/05/2020 et subséquemment sur Facebook.
Copyright © 2020 Tibor Egervari
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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