Le théâtre en confinement : qu’est-ce que nous avons regardé en Turquie ?

Par Ece Yassitepe Ayyildiz*

Résumé

Y a-t-il déjà eu un temps où nous avons eu la chance de voir tant de pièces, sans jamais être de vrais spectateurs? En fait, les théâtres ont mis à notre disposition une grande partie de leurs archives pendant le confinement. Parfois nous avons assisté aux spectacles que nous ne pouvions jamais aller voir dans nos vies: il y a plusieurs compagnies qui ont diffusé leurs archives sur Internet, sur YouTube et nous sommes devenus des spectateurs tout en restant à la maison. Certains spectacles avaient des horaires fixes: nous devions voir la pièce en direct, d’autres ne nous limitaient pas, nous pouvions accéder aux pièces quand nous voulions.
Dans mon article, j’ai voulu parler des pièces nationales et internationales accessibles que j’ai vues lors du confinement. Je me suis demandée : est-ce que dans le futur nous pourrons nous rassembler dans une salle de théâtre ou est-ce que les rencontres continueront de se faire sur les écrans ?
Mots-Clés : théâtre pendant le confinement, spectacles en ligne, rencontres virtuelles, distanciation sociale, pièce nationale-internationale

Le théâtre en mouvement

Tout s’est passé tellement vite que nous nous sommes retrouvés bloqués soudainement chez nous : le 13 mars, c’était le début du confinement. Le 11 mars, deux jours avant le confinement, j’étais au théâtre, j’ai vu Gidion’s Knot, une production du Théâtre national : il n’y avait pas beaucoup de spectateurs dans la salle, mais la collectivité s’y trouvait encore. Nous avons regardé la pièce côte à côte, nous ne connaissions pas encore l’expression « distanciation sociale », nous avons applaudi et nous avons réagi aux attitudes des deux actrices ensemble. À vrai dire, nous n’avons jamais pensé que nous allions nous éloigner du théâtre, du cinéma, de l’art et particulièrement de la vie sociale. Selon les directives du ministère turc de la Santé, les restaurants, les cafés, les musées, les bibliothèques, les cinémas et les théâtres ont fermé leurs portes jusqu’à une date incertaine et ils ont dû reporter leurs programmes. Après la première semaine de confinement, nous espérions retourner à la vie normale ; malheureusement, d’un jour à l’autre, la contagion de la COVID-19 s’est accélérée pour devenir une pandémie. Le confinement a duré presque trois mois en Turquie. Hélas !, le coronavirus n’est pas encore terminé et nous devons nous en protéger. Nous continuons d’être témoins du nombre de malades et de morts à la télévision ou sur Internet, et nous devons obligatoirement porter un masque dans les rues, dans les supermarchés, dans les bureaux, et même dans les théâtres qui actuellement recommencent à présenter des mises en scène.

Grâce aux partages des salles, nous avons toutefois eu une belle occasion d’accéder à plusieurs spectacles ; chaque jour, des pièces ont été offertes gratuitement. Cependant, ce type de partage a également plusieurs désavantages pour l’avenir de l’art théâtral, sur les plans économique et culturel.

Le théâtre est en effet un art du spectacle vivant, collectif, jouant sur la simultanéité. Comme, pendant le confinement, être ensemble était devenu impossible, les théâtres ont partagé leurs archives non seulement pour amuser les gens, mais aussi pour tirer des revenus au moyen d’enregistrements vidéo. Durant le confinement, le théâtre a subi un changement essentiel : ce qui manquait, ce sont le rôle et l’importance de l’acteur, le regard et les réactions des spectateurs, la collectivité, la critique, l’interaction entre spectateur et acteur. Nous pouvons multiplier les particularités du théâtre et l’absence de ces particularités pendant le confinement, par contre, à côté de l’impossibilité, il y a la possibilité pour les spectateurs de voir plusieurs pièces en ligne en même temps. Certaines personnes ont ainsi eu la chance de revoir en ligne des pièces auxquelles elles avaient déjà assisté physiquement en salle.

Même s’il n’était pas possible de nous retrouver physiquement dans un théâtre, nous avons organisé des rencontres virtuelles d’une autre manière : nous nous sommes adaptés aux horaires des théâtres qui ont affiché leur programme sur leur site Internet, nous avons vu les mêmes pièces, nous avons partagé les mêmes moments, nous nous sommes contactés en ligne, nous avons échangé nos idées, proposé de regarder cette pièce-ci, ce film-là…

Je m’interroge maintenant sur le bilan pour le théâtre : est-ce que le coronavirus nous a complètement séparés les uns des autres pendant cette période, et, après le virus, allons-nous comprendre l’importance d’être ensemble en collectivité ? Quant au théâtre où dominent la collectivité et l’harmonie entre les spectateurs et les acteurs, comment ce virus a-t-il changé l’art du spectacle ?

Le Retour de Karl Marx. Mise en Scène de Genco Erkal (2009). Production : Le Théâtre de Dostlar, İstanbul. Lieu : Le Théâtre de Muammer Karaca, İstanbul. Acteur : Genco Erkal (Karl Marx). Photo: Aylin Öztepe
Être dans la salle de théâtre ou chez soi

Entrer dans une salle de théâtre, voir les rideaux, les décors de la pièce, imaginer ce qui se passera sur la scène, c’est tout à fait entrer dans un univers magique. Dès le début, la magie théâtrale nous a capturés. Parfois, avant le spectacle, les acteurs commencent déjà à jouer et établissent un contact visuel avec le public. Il y avait un échange entre les spectateurs et l’acteur avant le confinement. Et si quelqu’un connaît déjà la pièce, il se sent obligé de chercher des rapports entre le texte et le spectacle. Même pendant l’entracte, nous partagions nos premières réactions sur la pièce. En tant que critique de théâtre moi-même, je dois analyser ce qui est sur scène et ce qui ne s’y trouve pas ; les lumières, les voix, les décors, les costumes, même les attitudes des spectateurs, tout ce qui représente le spectacle relève du domaine de la critique théâtrale.

Malheureusement, le théâtre a dû changer de style pendant le confinement et nous n’avons pas pu retrouver cette magie sur nos écrans. Nous avons assisté aux spectacles à travers une caméra qui focalisait un endroit, un objet, un acteur ou toute la scène. La caméra ne nous a pas permis de voir toute la scène et nous n’avons pas eu la possibilité d’analyser les gestes ou les mimiques des acteurs en détail. Nous avons accepté de regarder ce qui était transmis sur l’écran. Par ailleurs, on n’a pas non plus senti l’ambiance théâtrale pour pouvoir écrire une critique de théâtre.

En fait, ce qui différencie le théâtre du cinéma, c’est son interactivité avec les spectateurs, c’est qu’il est un art vivant et un art impromptu. La liberté des spectateurs consiste à regarder la scène comme ils le veulent, et non pas à travers une caméra. En outre, pendant le confinement, les amateurs de théâtre étaient très émus de voir des pièces de théâtre. Par contre, la voix et l’image des enregistrements ne sont pas aussi bonnes que dans les films. À l’occasion, l’amateur de théâtre ne pouvait pas regarder une pièce offerte en ligne à cause de la mauvaise qualité de l’enregistrement.

Cela dit, à cause du coronavirus, il n’y avait pas d’autre choix que d’être en ligne. Après la fin du confinement, le théâtre ne sera plus le même : nous ne pourrons plus rire fort et afficher nos sourires si l’on continue à porter des masques obligatoirement ; les jeunes assistant à un spectacle romantique ne pourront plus se tenir la main à cause du corona… parce qu’il n’y aura plus de fauteuils côte à côte, sinon, tout au plus, deux fauteuils voisins.

L’Alchimiste. Mise en Scène de Mehmet Ulusoy (1996). Production : Le Théâtre de Dostlar, İstanbul. Lieu : Le Théâtre de Kenter.  Acteurs : Genco Erkal (Le Vieil Homme), Tülay Günal (Fatima, une fille arabienne), Emre Kınay (Santiago)

L’art doit bien survivre, mais comment ? Où en est la collectivité ? Le 28 mars, la première diffusion de l’IKSV (la Fondation d’Istanbul pour la Culture et pour l’Art) n’était pas une pièce de théâtre, mais un documentaire sur la vie de Leyla Gencer, la célèbre soprano turque. En fait, ceux qui aiment Leyla Gencer ont regardé et ont partagé leurs sentiments sur ce documentaire, et ces messages représentaient la collectivité. Au même moment, nous avons eu accès en ligne à des spectacles de théâtres comme la Schaubühne, la Comédie-Française, le Théâtre du Globe, le MET, le Berliner-Ensemble et à plusieurs théâtres de Turquie.

Le théâtre à l’étranger pendant le confinement

En fait, il serait impossible d’énumérer toutes les pièces disponibles durant le confinement. Je voudrais cependant citer quelques spectacles de troupes connues dans le monde. La première compagnie qui a offert son programme en ligne est la Schaubühne. Les deux derniers jours de mars, dès le 30, elle a présenté le Woyzeck de Büchner ; le 31 mars, les Bacchantes d’Euripide ; le 1er avril, Hamlet, le 2 avril, Art de Yasmina Reza et le 3 avril, Richard III de Shakespeare. Thomas Ostermeier, très connu en Turquie, avait mis en scène Woyzeck, Hamlet et Richard III, ainsi qu’Art et Bella Figura de Yasmina Reza. Klaus Grüberavait dirigé Les Bacchantes, spectacle enregistré en 1974. Cette pièce m’a rappelé une recherche que j’avais négligée depuis longtemps. Ainsi, l’impossibilité d’aller au théâtre ou de continuer notre vie normale nous a donné une autre possibilité. En 2008, au festival de théâtre d’Istanbul, j’avais vu Hamlet ; c’est donc la deuxième fois que je voyais cette mise en scène d’Ostermeier, qui est fascinante. Après douze ans, je l’ai regardée différemment : j’avais appris de nouvelles choses sur le théâtre, j’ai terminé mes études et cet apprentissage m’a aidée à analyser la pièce d’une façon différente.

En ce qui concerne les productions de la Schaubühne, je peux dire que l’enregistrement de toutes les pièces était de bonne qualité. Même s’il y avait quelques problèmes, visionner ces pièces nous a beaucoup plu. Dans presque tous les spectacles de la Schaubühne, il y avait des sous-titres en anglais ou en français. Ce qui a été intéressant pour moi, c’était les réactions des spectateurs. Car en regardant la pièce en ligne, nous sommes devenus en même temps les spectateurs des spectateurs dans la salle de théâtre. Nous ne pouvons pas réagir comme les spectateurs, mais nous sommes aussi influencés par le spectacle ; ce qui manque, c’est tout à fait la collectivité. Ces bons moments collectifs me manquent beaucoup ; quand on regarde une pièce en étant confiné, nos réactions sont inévitablement individuelles.

Le deuxième théâtre qui a mis ses pièces en ligne était la Comédie-Française dont le nom, pendant le confinement, était « La Comédie continue ! » ; après le confinement son nom est devenu « La Comédie continue encore ! ». On a présenté cela en direct sur YouTube, si bien que si on l’a manqué, on ne pourra pas le revoir. En fait, le problème avec les enregistrements de la Comédie-Française est qu’elle a diffusé d’anciennes vidéos et qu’il n’y avait pas de sous-titres français ou anglais ; or la qualité audiovisuelle des enregistrements n’était pas satisfaisante. La pièce adaptée du roman de Jules Verne, intitulée 20 000 Lieues sous les mers, était cependant une réussite totale. D’autres pièces qui m’ont touchée sont La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht (je l’avais déjà vue pendant mon séjour à Paris, en mars-avril 2017), La Vie de Galilée de Brecht, Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce et La Tempête de Shakespeare. En fait, outre la mise en scène de la Comédie-Française, le MET a présenté La Tempête dans une mise en scène différente, que j’ai appréciée davantage.

Toutes les deux semaines, le Théâtre du Globe a diffusé des enregistrements : cela a commencé avec Hamlet le 6 avril. L’enregistrement était tellement excellent que je m’imaginais être dans le Globe. En outre, nous avons pu voir Roméo et Juliette et Macbeth. Ce qui m’a intéressée, c’est que Michelle Terry a joué le rôle d’Hamlet ; et Ophélie était jouée par un homme : Shubnam Saraf. Faute d’être allée au Théâtre Globe, cela a constitué une merveilleuse occasion d’avoir accès à ces spectacles.

En outre, le National Theatre d’Angleterre a diffusé des pièces tous les jeudis : Treasure Island, Frankenstein, A Streetcar Named Desire, A Midsummer Night’s Dream et Les Blancs ont été les meilleures productions. La pièce Frankenstein a été jouée deux fois : elle existe en deux versions différentes. Celui qui a joué le rôle de Frankenstein a interprété la Créature, et vice-versa. Cela a été inoubliable !

Personnellement, je trouve que c’est la Schaubühne qui a présenté les meilleurs spectacles en ligne pendant le confinement. Il y a d’autres pièces dont je ne peux pas rendre compte dans cet article, mais que j’ai beaucoup aimées : Orlando de Virginia Woolf, Le Mariage de Maria Braun, Körper/Corps de Sasha Waltz et les pièces de Milo Rau : Lénin, La Reprise, Das Kongo Tribunal.

Le Théâtre turc pendant le confinement

Je voudrais aussi parler des théâtres turcs qui ont eu moins de productions enregistrées pendant le confinement. Le Théâtre municipal d’Istanbul et le Théâtre national ont mis en ligne leurs archives sur YouTube. Il y a quelques théâtres privés qui ont aussi diffusé des pièces. Les meilleurs spectacles étaient ceux de Genco Erkal. Chaque semaine, il a présenté ses anciennes productions : Sivas ’93, Le Retour de Marx, Où Allons-Nous ? (adaptation d’Aziz Nesin), l’adaptation de L’Alchimiste de Paulo Coelho. De plus, un grand nombre d’opéras et de ballets ont été mis en ligne par le ministère de la Culture.

Où Allons-Nous ?-Azizlikler (d’après Aziz Nesin, adaptation et mise en scène de Genco Erkal) (2011). Production : Le Théâtre de Dostlar, İstanbul. Lieu: Le Théâtre de Muammer Karaca, İstanbul. Acteur : Genco Erkal (Meddah, un conteur public). Photo: Aylin Öztepe

En conclusion, je peux dire que nous avons adapté notre vie au petit écran : même s’il y a des inconvénients, personnellement, je peux dire que c’est une chance pour ceux qui s’intéressent au théâtre. Accéder aux archives était un rêve avant le confinement. À travers ces partages, nous avons eu l’enthousiasme de survivre. Et les troupes de théâtre ont ainsi pu tirer quelques revenus grâce à ces diffusions. Cependant, je voudrais continuer à regarder les pièces en collectivité, car je préfère l’ambiance théâtrale aux écrans. En cette période de post-confinement, nous ne savons pas encore quelle va être la situation des théâtres, mais j’espère que nous allons retrouver le temps du préconfinement ! 


*Ece Yassitepe Ayyildiz Assistante de recherche dans le département de langue et littérature françaises à l’Université d’Ankara depuis 2012, Ece Yassıtepe Ayyıldız a terminé ses études doctorales dont le sujet est le théâtre d’Armand Gatti en septembre 2019. Ses principaux domaines d’études sont le théâtre turc, le théâtre postcolonial, le théâtre de l’absurde, le théâtre contemporain et le théâtre politique.

Copyright © 2020 Ece Yassitepe Ayyildiz
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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