De la rencontre aux écrans: une approche kaléidoscopique du réel : Entretien avec BERLIN
par Karolina Svobodova*
« Nous avons commencé avec l’envie de travailler dans la ville, de faire des recherches, des interviews, de filmer les gens, nous voulions partir de la ville plutôt que d’un livre. Et le but c’était de faire un spectacle. »
Fondée en 2003 par Bart Baele, Yves Degryse et Caroline Rochlitz (qui a quitté le groupe en 2009), la compagnie BERLIN parcourt depuis lors la scène belge et internationale avec ses créations documentaires et ses installations multimédias. Rassemblées actuellement au sein de deux cycles, leurs œuvres résultent d’un questionnement permanent vis-à-vis du monde contemporain, mais aussi des occasions saisies et des rencontres hasardées avec des espaces et/ou des personnalités.
Le cycle « Holocène », entamé en 2004 avec Jérusalem et dont la clôture est prévue en juin 2021 avec The making of Berlin, comporte actuellement cinq spectacles et correspond à cinq portraits de ville racontés par le quotidien plus ou moins insolite de ses habitants-personnages (Jérusalem (2003/2013), Iqaluit (2005), Bonanza (2006), Moscow (2009) et Zvizdal (2016)). Également composé de cinq créations, le cycle « Horror Vacui » débute en 2011 et rassemble Tagfish (2010), Land’s End (2011), Perhaps All The Dragons (2014), Remember The Dragons (2017) ainsi que leur dernier spectacle à ce jour, True Copy, créé en 2018 au deSingel à Anvers.
La démarche de BERLIN conjugue un intense travail d’investigation (dont la durée oscille entre un an et un an et demi), de collecte de matériaux, d’images et d’entretiens. S’ils travaillent à la manière des réalisateurs de documentaires, leur objet est bien la création d’un spectacle, autrement dit d’une œuvre au déroulement narratif, présentée dans un espace théâtral, pour un public rassemblé à cette occasion. Dans un certain nombre de leurs créations, les spectateurs sont confrontés uniquement à un dispositif scénique composé d’écrans et de maquettes, autrement dit, à une scénographie sans acteurs sur le plateau. « Pour nous il s’agit de spectacles pour la raison très simple qu’il y a un début et une fin, ce ne sont donc pas des installations. […] C’est présenté dans un théâtre, ce ne sont donc pas des films », rappelle Bart Baele qui se souvient aujourd’hui de l’incompréhension des programmateurs face aux premiers spectacles de la compagnie.
Nous avons saisi l’occasion de la prochaine clôture du cycle « Holocène » pour évoquer avec ce dernier l’histoire de la compagnie BERLIN, le processus de création développé avec Yves Degryse ainsi que leur intérêt commun pour la ville. Plutôt qu’une retranscription de questions-réponses, le texte ci-dessus propose un montage des propos échangés.
Bart Baele : Le mot « holocène » vient de Max Frisch, de sa nouvelle Man in the Holocene. C’est l’histoire d’un homme âgé qui habite dans les montagnes, il est très isolé et pour éviter de perdre la mémoire, il accroche des articles de journaux sur ses murs, il vit dans un monde kaléidoscopique, un monde fait d’extraits de journaux.
Pour nous c’était une bonne métaphore pour ce que nous voulions faire : un spectacle autonome, un portrait d’une ville et de ses habitants. Le kaléidoscope nous renvoyait également à l’idée de la palette de peintre que nous voulions développer au sein du cycle : chaque spectacle est une couleur, ça ne se mélange pas et le cycle c’est la palette du peintre.
L’idée du cycle c’était aussi une manière de répondre à la spécificité du théâtre en tant qu’art très temporel : on fait un spectacle, une tournée, et puis… Un spectacle ne reste pas, c’est quoi sa durée de vie ? Le cycle nous permettait de travailler sur une sorte de répertoire, de nous constituer un répertoire. L’idée de cycle aide en fait à se projeter, à faire l’effort de ce long investissement que représente la création d’un spectacle.
Un cycle qu’après 17 ans vous avez décidé de clôturer…
Holocène, c’est très ouvert, c’est travailler comme des fous sur une ville, faire des recherches, interviewer des gens, se perdre à certains moments et élaborer un scénario. Ça prend beaucoup de temps, beaucoup d’énergie et maintenant, pour nous, cela suffit, on a toujours dit que Berlin sera la clôture du cycle et que le spectacle se différenciera des autres créations, que ce sera la synthèse. C’est pour cela que cela s’appelle The making of Berlin, c’est pour ça aussi que nous serons dedans.
Nous n’avons jamais été dans nos spectacles auparavant, ni physiquement, ni au niveau de la voix et donc dans The making of Berlin nous sommes vraiment dans les extraits filmés ainsi que sur le plateau. Le spectacle ce n’est pas un portrait de la ville de Berlin aujourd’hui, mais un portrait de la compagnie, qui est en train de se chercher maintenant, par rapport à la question du réel qui a toujours été très importante pour nous ainsi que la question de l’authenticité. Nous abordons déjà cette dernière dans True Copy et je pense – mais tout peut toujours changer chez nous – que dans les spectacles suivants, ce sera toujours une démarche documentaire, mais en confrontant davantage la réalité et la fiction. Qu’est-ce que l’authenticité ? Qu’est-ce que la réalité et la fiction ? Peut-on nous-mêmes développer des histoires qui permettent de saisir quelque chose d’universel comme nous l’avons fait avec nos spectacles documentaires tels que Bonanza et Zvizdal ?
Cette recherche de situations très spécifiques qui permettent de comprendre et toucher à quelque chose d’universel caractérise les deux cycles. On prend la ville comme une matière, comme un roman qu’on aimerait adapter, qui selon nous ouvre vers l’universel. C’est pour cela que nous nous sommes intéressés à l’approche documentaire qui nous offrait beaucoup de possibilités. Pour nous, la combinaison de matériaux très divers et authentiques, le jeu avec la distance entre la caméra et les « personnages » offre une opportunité illimitée pour travailler dans le cadre du théâtre. Parce que le but, ça a toujours été de raconter des histoires, de faire des spectacles.
Nos spectacles ne sont pas des installations vidéo, ils sont conçus pour des spectateurs qui entrent et, une heure et demie après, sortent. Au début c’était très difficile d’expliquer aux programmateurs que ce n’était pas arty, qu’il y avait cinq écrans sur scène, une maquette et que ce n’était pas une installation mais bien un spectacle, une histoire, que c’était accessible à tout le monde. On leur disait « Venez voir ! ». C’était plus facile que d’expliquer ; le dispositif est en réalité assez simple : faire kaléidoscope, ne pas donner notre opinion, demander aux spectateurs de nous donner une heure et demie de leur vie. Ce n’est pas gagné et on doit faire ça de manière honnête, mais ça ouvre beaucoup de possibilités narratives, sinon on ferait seulement des documentaires.
Nous prenons beaucoup de temps pour créer chaque spectacle, il n’y a presque rien que nous mettons vraiment en scène, on filme avec une équipe réduite, nous n’avons pas d’équipe pour la prise de son. Il y a d’abord un premier tournage, avec une toute petite équipe, et à un certain moment il y a une scénographie qu’on met en place pour le spectacle. À partir de ce moment-là ça change tout : dès qu’on a élaboré le dispositif, on adapte le type et le nombre de caméras, on décide de la manière de filmer en fonction du nombre d’écrans, etc.
Normalement on a le dispositif vers la moitié du travail de documentation. C’est le moment le plus difficile, quand il faut se décider. C’est plus confortable d’être dans la recherche, de tourner quand rien n’est définitif… Au début, notre manière de travailler était assez bizarre pour l’équipe qui avait l’habitude de la télévision et voulait faire plusieurs prises. Nous on est dans le documentaire, on laisse la caméra tourner de manière continue, comme ça on oublie aussi la caméra. Après on fait un montage, qui est assez fort pour construire le spectacle. L’idée c’est de pouvoir à la fin inviter tous les gens qu’on a interviewés à voir le spectacle et qu’on puisse boire quelque chose ensemble sans grande dispute…
Pour y arriver, il faut prendre beaucoup de temps avec les gens. Par exemple, Bonanza, au début c’était vraiment boire des cafés avec eux et expliquer…. C’est aussi considérer qu’il y a des moments où il faut arrêter de filmer. Il faut chercher sa propre éthique pour déterminer quand on filme et quand on coupe, décider de ce qu’on demande aux personnes. Prendre du temps c’est important et ça aide beaucoup.
C’est également la relation qui, pour vous, est constituante de la ville.
Pour nous, au début, une ville, c’était une grande ville : Jérusalem, Moscou, New York… Mais après Jérusalem, on a considéré que la ville c’est déjà quand il y a deux personnes. En français on peut faire le jeu de mots entre la vie et la ville, les deux mots sont très proches. En fait, toutes les relations entre deux personnes ou plus, voire même une seule personne… Parce qu’avec une seule personne on sera justement confrontés au manque d’une autre, d’une relation avec un autre. C’est ça une ville. Ça commence-là.
*Karolina Svobodova est diplômée en philosophie et en arts du spectacle vivant de l’Université libre de Bruxelles. Elle y travaille comme assistante dans la filière arts du spectacle vivant, intervenant sur l’histoire du théâtre en Belgique francophone, sur la performance et sur la pratique de la critique dramatique. Elle finit actuellement une thèse de doctorat sur les enjeux et effets de la création de lieux culturels alternatifs à la fin des années 70. Parallèlement, elle développe une activité de dramaturge.
Copyright © 2020 Karolina Svobodova
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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