Le théâtre au Maroc, état des lieux
Baker Saddiki*
Introduction, petit historique
Avant toute chose, pour une meilleure compréhension de l’état actuel, s’impose un rapide rappel historique sur l’histoire du théâtre marocain, qui a réellement vu le jour à l’aube de l’indépendance durant les années cinquante.
L’essor du professionnalisme peut être situé lors du lancement en 1954 du centre d’art dramatique de la Maâmoura, aux environs de Rabat, par le service de la jeunesse et des sports marocains, où se côtoyaient étudiants français et marocains encadrés entre autres par André Voisin, Charles Nugues et Abdessamad El Kenfaoui, d’où émergèrent plusieurs figures du théâtre marocain du vingtième siècle.
Ces pionniers, qui participèrent sous le nom de troupe du Théâtre marocain à plusieurs éditions du Festival du Théâtre des Nations à Paris, furent le noyau de ce que l’on appelle le Théâtre professionnel marocain.
Sur le plan de la formation, outre les cursus universitaires dédiés à l’art dramatique, plusieurs conservatoires sont actifs dans les principales villes marocaines, où sont formés les professionnels aux divers métiers de l’art ; c’est aussi le cas de l’Institut Supérieur de l’Art dramatique à Rabat qui est à ce jour le lieu de formation dramatique le plus important du Royaume chérifien.
Parallèlement à ces professionnels de l’art dramatique, un mouvement non moins important est celui que l’on appelle jusqu’à aujourd’hui le Théâtre Amateur : il est constitué de personnes d’horizons divers pratiquant, parfois avec talent, plusieurs formes théâtrales.
À ce titre, il convient de noter que ce secteur a de tout temps constitué une pépinière de talents dans laquelle puisent les troupes marocaines dites professionnelles, à l’instar du théâtre universitaire du Maroc qui possède également une longue histoire. Notons au passage que les deux secteurs organisent plusieurs rencontres et festivals annuels d’importance.
Qui dit secteur dit réglementation
Le domaine culturel au Maroc a connu l’adoption d’une batterie de mesures réglementaires, pas entièrement entrées en vigueur à ce jour, dont les plus importantes concernent le statut de l’artiste et la loi sur les droits d’auteur et les ayants droit.
Concernant le statut juridique de l’artiste, il a été récemment revu par la loi n°68-16 en date du 19 septembre 2016, relative à l’artiste et aux professions artistiques. Cette loi se fonde sur les dispositions de la Constitution du Maroc de 2011, notamment en ce qui concerne la protection et la promotion de la diversité culturelle, la pluralité linguistique, la liberté de pensée et de création, et le soutien public à la culture et aux arts, ainsi que l’assurance des droits culturels à tous et l’élargissement de la participation aux jeunes à la culture et aux arts.
La finalité consiste à faire bénéficier les artistes de conditions de travail adéquates et de la protection sociale prévue par le Code du travail marocain et par les dispositions de la loi n° 1-72-184 relative au régime de sécurité sociale. Elle devrait permettre notamment à tous les autres intervenants du secteur – techniciens, médiateurs, directeurs artistiques… – d’accéder aux prestations sociales, et de contribuer ainsi à faire diminuer la précarité à laquelle la plupart sont confrontés.
Cela dit, ces objectifs n’ont pas encore été atteints eu égard à la lenteur de la distribution des cartes professionnelles aux acteurs du secteur par le ministère de tutelle qui ralentit l’identification des bénéficiaires, à l’absence de structures d’accompagnement dans le régime des retraites et de problèmes structurels de gestion de la couverture santé gérée par une mutuelle dédiée au secteur…
Pour ce qui est de la propriété intellectuelle, plusieurs défis existent liés entre autres à l’absence de structures et d’outils de protection de la propriété littéraire et artistique et à l’incompatibilité du cadre juridique avec l’évolution du secteur, selon le Bureau marocain du Droit d’Auteur (BMDA) – équivalent au Maroc de la SACD française –, placé sous la tutelle du ministère de la Communication marocain.
Dans un tel contexte, la mise à niveau de ce bureau constitue une priorité pour garantir la protection des droits d’auteur et droits voisins. C’est le sens de l’action réformatrice engagée officiellement par ce dernier en partenariat avec son ministère de tutelle, et ce depuis près d’une décennie.
Sur le plan réglementaire, la loi n° 2-00 relative aux droits d’auteur et droits voisins fut complétée et modifiée par la loi numéro 66.19 régissant le secteur de la propriété littéraire et artistique, dans l’optique de renforcer la protection et la promotion de nouveaux genres, et d’inclure de nouvelles dispositions relatives aux aspects managériaux et procéduraux d’élargissement de couverture légale et de mise en œuvre technologique et institutionnelle.
Ces dispositions légales font partie des accords internationaux dont le Maroc est signataire, tels que la Convention universelle sur le droit d’auteur en 1952, sous les auspices de l’UNESCO, la Convention de Rome en 1961, les accords sur les APIC en 1994, les traités de l’OMPI en 1996 en préparation de l’ère numérique, enfin le Traité de Pékin, qui concerne le secteur audiovisuel.
Les contenus et thématiques
Globalement, depuis les débuts de la scène théâtrale marocaine postindépendance, les premiers auteurs marocains de théâtre professionnel entamèrent une expérience d’adaptation en langue marocaine et/ou maghrébine des auteurs occidentaux.
Cette première vague d’auteurs, dont Abdessamad El Kenfaoui, Tayeb Saddiki, Ahmed Taïeb El Alj et Abdallah Chakroun entre autres, « marocanisèrent » des œuvres du répertoire occidental en tentant d’adapter les pièces au contexte local d’une part, et d’autre part à travers des personnages devenus marocains et des scénographies inspirées du patrimoine.
Cette tendance se confirma par la suite lorsque ces dramaturges et ceux qui suivirent commencèrent à écrire leurs propres pièces, avec une tendance marquée à puiser dans – ou s’inspirer de – la tradition orale millénaire marocaine et maghrébine, ainsi que la tradition arabe. En parallèle, plusieurs formes de théâtre émergèrent, inspirées et nourries des expériences mondiales et arabes entre autres choses. Cela va du théâtre de salon au théâtre dit commercial, en passant par des expériences théâtrales en langue française. Actuellement, les thématiques abordées restent essentiellement d’ordre social, avec parfois un caractère festif, souvent à dominance comique.
Les auteurs actuels, à l’instar de leurs aînés, tentent avec succès – ou pas – de se rapprocher de leur public et des thématiques qui l’intéressent dans son quotidien, ou en abordant des sujets d’actualité.
Productions théâtrales : qu’en est-il en 2020 ?
Avant le début des années quatre-vingt-dix, les troupes dont le travail essentiel était de présenter des œuvres théâtrales, souvent subventionnées pour leurs coûts de production, œuvraient à « markéter » leurs produits à travers du sponsoring et de la billetterie.
Ces troupes professionnelles autrefois quasi indépendantes des pouvoirs publics – pour ce qui est de la promotion des spectacles dans diverses régions – ont connu une mutation essentiellement due aux processus de production et de financement des projets culturels.
Cela faisait suite à la mise en place de divers dispositifs de subvention, ainsi qu’à un désengagement palpable du secteur privé concernant les œuvres théâtrales, celui-ci préférant investir le champ cinématographique et celui des festivals (entre autres choses) au détriment des spectacles vivants qui ne drainent pas autant de public vu sa nature restreinte.
Les subventions publiques étant devenues une norme dans le secteur, la tendance qui prévaut depuis deux décennies est celle de productions aux charges rationalisées en termes de nombre de comédiens et de scénographies minimalistes, sauf en de rares exceptions.
Cette situation est paradoxale eu égard à la tradition perpétuée depuis la seconde moitié du vingtième siècle de productions théâtrales monumentales en termes financiers et humains, qui eurent un rayonnement sans précédent dans le monde arabe durant la même période.
Cet état de fait influence négativement l’image du secteur vu les frictions permanentes entre les partisans et les opposants de la nouvelle donne de l’assistanat étatique ; d’autant plus qu’actuellement, les spectacles de théâtre au Maroc sont en majorité joués sans guichet (gratuitement), puisque subventionnés.
En termes quantitatifs, les spectacles de théâtre professionnels (sauf rares exceptions) suivent la logique dictée par le ministère de tutelle, avec un ou deux appels à projets annuels selon trois catégories :
- La subvention aux nouvelles productions théâtrales, avec un engagement pour la troupe de jouer six représentations au minimum moyennant une enveloppe budgétaire variant entre 9 000 et 14 000 euros : cela concerne une quarantaine de troupes bénéficiaires.
- Les résidences artistiques favorisant le mouvement interrégions et le partage d’expériences, pour un budget oscillant entre 28 000 et 35 000 euros par troupe résidente : environ une douzaine en moyenne en bénéficient lors de chaque appel d’offres.
- La subvention pour les tournées théâtrales à laquelle prétendent les productions déjà en cours, qui bénéficient d’une enveloppe entre 12 000 et 18 000 euros de l’État marocain pour une tournée de six spectacles dans des régions validées par l’autorité de tutelle. Quinze troupes de théâtre en bénéficièrent lors du second appel à projets de 2019, contre treize lors du premier de la même année.
Cette volatilité des bénéficiaires crée bien évidemment une précarité chez les professionnels marocains, dont le caractère libéral de la fonction est déjà en soi une difficulté. Le taux de chômage est bien évidemment difficilement quantifiable, mais on peut imaginer qu’il soit élevé eu égard au nombre de personnes formées dans le secteur.
Par ailleurs, contrairement au secteur cinématographique marocain, les cachets des artistes et techniciens ne font pas l’objet d’un barème défini et sont donc sujets à des négociations intuitu personae, présentant de larges disparités entre producteurs et selon les types et la commercialisation des projets artistiques.
Il faut garder à l’esprit que la majorité des personnes travaillant dans les arts vivants le font en parallèle d’autres secteurs tels que le cinéma ou l’enseignement, voire même des postes dans l’administration ou dans le secteur privé.
Pour conclure
Malgré une production quantitative importante, tant dans le théâtre professionnel qu’amateur, universitaire – voire scolaire –, le domaine théâtral et plus généralement le secteur culturel marocain tardent à émerger en tant qu’industrie génératrice de richesse économique.
L’émergence de celle-ci, dans ce que l’on nomme les industries culturelles et créatives, sous-tend une structuration selon la définition économique, ainsi qu’un cadre réglementaire et une politique publique bien définis. Le chantier juridique à peine entamé d’une part, d’autre part la précarisation de l’emploi, sont autant de facteurs à prendre en compte dans la mise en place d’une stratégie de mise à niveau.
La vulnérabilité du domaine théâtral et plus couramment culturel n’est pas chose nouvelle, mais en l’absence de mesures d’accompagnement et de politique étatique à moyen et long terme, cette fragilité ne peut que perdurer.
Paradoxalement, cette déstructuration avec des airs de secteur informel est à contrepied de la dynamique artistique et du rayonnement du théâtre marocain, notamment dans le monde arabe, fruit d’une tradition théâtrale ancrée témoin d’une histoire récente très riche ainsi que des efforts des dramaturges nationaux.
*Baker Saddiki est un acteur culturel, basé à Casablanca. Master en Management interculturel, option anglophone (Université de Haute Alsace, France), Master en Management et Gestion de réseaux de vente (Université de Haute Alsace, France). Organisation d’activités artistiques, d’événements culturels, d’ateliers artistiques ainsi que de rencontres et conférences). Depuis 2019, chroniqueur en langue française au média LeCollimateur.ma. Depuis 2016, il préside la Fondation Tayeb Saddiki pour la culture et la création.
Copyright © 2020 Baker Saddiki
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.