Le chemin continue : Entretien avec Data Tavadzé
Par Irina Gogoberidzé*
« Si votre grand-tante se trouve être Ellen Terry, votre grand-oncle Fred Terry, vos cousins Gordon Craig et Phyllis Neilson-Terry, et votre grand-mère la plus grande actrice shakespearienne de toute la Lituanie, vous êtes peu susceptible de vous lancer dans le commerce du poisson. »
Ces mots de John Gielgud sur ses ancêtres et sa profession s’appliquent parfaitement à Data Tavadzé, né en 1989, acteur, dramaturge, metteur en scène géorgien, l’un des plus importants de sa génération. Héritier en quatrième génération d’artistes, metteur en scène et acteurs célèbres de Géorgie et de partout dans le monde, Data, lui non plus, ne pouvait choisir une autre carrière. Depuis 2008, il dirige le Théâtre du Quartier royal de Tbilissi et a mis en scène une douzaine de spectacles, notamment de Strindberg, Bruckner, Euripide, Yasunari Kawabata et de ses propres pièces ou productions documentaires. Il a déjà produit cinq spectacles dans des théâtres allemands. La première du dernier spectacle a eu lieu au Deutsches Theatre de Berlin le 1er mars[i] : « À la fin du spectacle, tout est comme dans La Danse de mort de Strindberg. Les musiciens se mêlent à l’action et apportent encore plus de dissonance… La fête est finie. Data Tavadzé nous propose un jeu stylisé, avec assurance, improvisation et sens de la forme. »[ii] Data Tavadzé est cofondateur et participant de plusieurs festivals européens, et lauréat de nombreux prix pour jeunes metteurs en scène.
Caractérisé par une esthétique minimaliste, ton théâtre en reste tout de même un de parole. Comment est-ce que celle-ci s’incarne dans tes spectacles, et quel est ton processus de création ?
Dans notre théâtre, le texte n’est plus un guide. Il se crée pratiquement sous nos yeux. En rassemblant le tout, nous pouvons capter un geste, un « mouvement » et écrire un texte dans lequel ce « mouvement » sera l’essentiel. La même chose peut avoir lieu pour les phrases musicales, pour un comédien ou pour le type de jeu d’un comédien. Imaginez une table remplie d’objets, d’images, d’idées, de livres, de tableaux, une sorte de marché aux puces d’où l’on entend : nous n’avons pas besoin de ceci, de cela. Mais dans ce collage, tout est réuni et une ligne concrète du spectacle peut naître d’elle-même. Or, pour nous, ce processus est celui d’une négation. Comme disait Rodin, « la pierre existe et je ne fais qu’en enlever le superflu. »Après toutes ces négations, il nous reste ce qui est indispensable.
Sur la scène, tout est parole, nous ne pouvons pas en distinguer quelque chose et dire : ceci fait partie du langage de la pièce, du peintre ou du compositeur. Cette parole ne peut pas exister sans musique, éclairage ou comédien. C’est pour cela que nous ne lisons pas nos textes. Nous ne les publions pas non plus, puisque ces textes n’existent que sur la scène du Théâtre du Quartier royal.
Tout de même, il y a bien quelqu’un qui dit « Oui »…
En quelque sorte, oui. Je mentirais, si je disais que c’est un travail de groupe à 100%. Bien sûr, c’en est un, mais ce processus comprend quelqu’un qui dit : Oui !
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Dans tes spectacles, il y a des moments que j’appellerais des contrepoints métaphoriques. Est-ce que ce quelque chose, caractérisé par des idées visuelles, provient de ton marché aux puces ?
Je n’appellerai pas cela des métaphores. Tout prend sens pendant le travail. D’une manière très rationnelle, je trie, je rejette, je garde, j’étudie, je change, j’inspecte pourquoi et comment cela s’est passé. Une explication vient plus tard, non seulement pour moi, mais aussi pour le spectateur. Ce ne sont pas des métaphores, car je ne cherche pas à en mettre en scène. Il me semble que je mets plutôt en scène une sorte de sensations. Par exemple, comme les souvenirs sont pour moi un poids, j’ai envie de voir ce poids sur scène et je propose au comédien de le soulever. C’est ici que la partie du théâtre réel commence. Il n’y a pas de métaphore là-dedans, puisque, sans aucune allusion, cela se passe vraiment sur scène. Cela peut sembler stéréotypique, mais dans ce contexte, tout est justifié, puisque l’ironie contrebalance ce moment. La construction obtenue se groupe autour d’un corps. Prenons comme exemple les scènes de la course dans Fröken Julie ou le chant funèbre dans Les Troyennes. Je n’avais aucune idée comment allaient-t-ils s’insérer dans le spectacle, mais je savais que j’en avais envie et c’était tout.
Comment est-ce que tu choisis les pièces que tu montes ?
Dans le cas de Prométhée,notre théâtre voulait mettre en scène un spectacle, pour célébrer les 25 ans d’indépendance de la Géorgie. L’idée a commencé à germer quand je me suis imaginé ce que j’aurais fait si quelqu’un m’avait proposé d’organiser une parade sur l’avenue Roustaveli pour la fête de l’Indépendance. J’ai commencé par là et, arrivé jusqu’aux mythes, je me suis dit que c’est ce spectacle qui devait être notre événement pour le 26 mai. Même le titre est né de là. Je sais que personne ne me passera une commande pareille, mais ce choixétait quand même un choix social. En ce qui concerne le choix des pièces, c’est différent. Maintenant j’en ris, mais je pensais mettre en scène Macbeth avant Prométhée. Les autres pièces me semblaient banales en comparaison avec Macbeth. Je peux également répondre d’une manière triviale à cette question : des théâtres me commandent quelques fois des spectacles. En principe, quand je réfléchis à une pièce, je sais dès le début qu’elle doit traiter de ce qui m’irrite, de ce qui me met en colère ou en joie…
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Donc, tu n’es pas engagé tant que la situation ne t’engage pas…
Non. J’essaie toujours de me distancier et de généraliser d’abord. Les Troyenneen sont un exemple. D’abord, parce que le spectacle s’appelle Les Troyennes et pas Les Femmes de la guerre de 2008[iii] ou Les Déplacées de l’Abkhazie[iv]. Tout cela parle de la guerre, donc mon stimulus est concret. Il faut que, moi aussi, j’aie une certaine expérience semblable, pour ensuite la montrer à une échelle agrandie, hypertrophiée et sans partialité. Il est vrai que je n’ai pas vécu cette vie, mais je ne mets jamais en scène la vie des autres.
C’est pour cela qu’on sent ces chagrins et cette mélancolie, même dans les scènes les plus ascétiques de tes spectacles… Est-ce que la mélancolie fait partie de ta nature ou est-ce ton monologue interne ?
Je ne pense pas qu’elle fasse partie de ma vie, mais elle fait partie de ma nature, certainement. Selon ce que je mets en scène et ce qui m’intéresse, mettre en scène pour moi est lié à une grande angoisse et cette angoisse improductive me freine. Généralement, je refuserais de monter un spectacle si je ne mettais pas en scène ce qui m’émeut. Je sais exactement ce qu’il faut mettre en scène et que c’est correct de penser cette angoisse et ce sentiment avec des images. Ainsi, je mets en scène au moment où j’ai le sentiment que cela est indispensable et, dans la plupart des cas, tragique, mélancolique et dramatique. C’est pour cela que je n’arrive pas à me diriger vers la comédie. Je pense que l’ironie se ressent dans tous mes spectacles, mais je n’ai jamais eu envie de mettre en scène un spectacle défini par le genre.
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Tes derniers spectacles ont été montés en Allemagne. Comment expliques-tu ta complicité avec le théâtre allemand ?
Tout a commencé par le fait que ma pièce La Guerre-mère a obtenu un prix autrichien dont le jury comprenait des directeurs artistiques des théâtres de Zittau et Karlsruhe. La pièce a été mise en scène au théâtre de Karlsruhe. C’est là que Les Troyennes ont été invitées la première fois. Nous avons fait six ou sept tournées en Allemagne. L’intérêt était dû au fait que l’Allemagne est un espace théâtral ouvert. C’est un compliment pour l’Allemagne, et je considère mes invitations fréquentes avec beaucoup de modestie. Le théâtre allemand n’a pas ouvert une porte fermée pour moi. La porte de ce théâtre est, d’une manière générale, ouverte pour le théâtre mondial. On pourrait se demander pourquoi l’Allemagne ou le théâtre allemand a besoin de cela ?! Ils cherchent eux-mêmes des expériences de ce genre. Ils importent de nouveaux courants des autres territoires pour entretenir une discussion, pour que le théâtre se transforme en un lieu de rendez-vous avec un pays ou un peuple ayant une autre expérience. On remarque souvent que le théâtre allemand a eu le plus d’influence sur le théâtre contemporain. Dans ce théâtre ouvert, les théâtres français et polonais, celui de l’Américain Bob Wilson apportent leurs contributions. Ceux que j’ai mentionnés sont proches du théâtre allemand et maîtrisent son langage théâtral qui est compréhensible pour tout le monde.
C’est normal, puisqu’on parle du théâtre de l’Europe unie.
Et je dois te dire que mes spectacles se sentent beaucoup plus chez eux en Allemagne qu’en Géorgie. Néanmoins, je pense qu’ils sont aussi très géorgiens. On peut dire ce qu’on veut, mon influence principale c’est le théâtre géorgien.
On t’a proposé de mettre en scène Iphigénie en Tauride; est-ce que cette influence du théâtre géorgien s’y ressentira également ?
En Allemagne, on me demande souvent ce qu’il y a de géorgien dans mon Schiller, par exemple. Je réponds que je ne sais pas. Qu’est-ce que cela veut dire, « notre théâtre géorgien »? C’est quoi, le théâtre géorgien ? C’est un enfant de beaucoup de théâtres. Et quand il était très bien, c’est parce qu’il était à la fois local et universel. C’est à cette époque que notre théâtre était à la fois « non-géorgien » et le plus géorgien de tous les temps.
Tu y as fait allusion dès ton premier spectacle, Les Enfants de l’autre, dont le sens, pour moi, était : pourquoi le théâtre géorgien a-t-il oublié de mettre au monde un « enfant », ou un spectacle ?
J’ai du mal à déclarer directement qu’il est né, puisque je me trouve dans ce théâtre même. Je voudrais qu’on réfléchisse à une chose. Le théâtre naîtra seulement si son processus est en conflit permanent avec son succès. Aujourd’hui, dans notre cas, le théâtre et la société se ressemblent, ils se sont toujours ressemblé, même à l’époque où le théâtre avait beaucoup de succès. Et ils se ressemblaient puisqu’une grande partie de la société avait des succès intellectuellement parlant.Bref, si, aujourd’hui, le théâtre géorgien s’oppose à lui-même, on peut dire qu’il renaîtra.
Qu’en est-il du comédien dans tes créations…
J’écoute beaucoup. C’est pendant les répétitions que je parle le moins. Pour que je puisse raconter des choses, les personnes qui m’entourent sont importantes. Ce qui est également important, c’est comment est la personne, le citoyen qui est devant moi pendant la fabrication du spectacle. Est-ce qu’il a la capacité de voir, de t’écouter, de te raconter des choses ? D’ailleurs, nous parlons du théâtre réel et quand on mentionne la réalité, l’élément de l’imitation est exclu dès le début. La réalité chez nous se crée sur scène. Je mets l’accent sur la réalité existant sur les planches. L’artiste doit pouvoir se rendre à la réalité des conditions qui existent ici et maintenant. Il doit s’exiler de son ego, il doit se transformer en un vecteur d’une structure quelconque et se dévouer pour produire le langage proposé. Je ne parle pas d’une grammaire simple, je parle de la grammaire shakespearienne. Roméo et Juliette, par exemple, est une langue, Prométhée en est une autre, Fröken Julie, encore une autre. L’ego du comédien est un rideau qu’il doit clore dans la réalité créée sur la scène. Cela ressemble, en quelque sorte, au journalisme. Il faut qu’il soit intellectuel.Dans ce cas, moi, qui me trouverai dans la salle, je ne penserai pas au comédien, mais à Hamlet, puisque je ne verrai pas de comédien.
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Parle-moi du texte, de la musique pendant tes répétitions…
Ils sont à nous, tout est à nous ! Je ne peux même pas imaginer de répéter sans l’écrivain David Gabounia et le compositeur Nika Phasouri. Dans les spectacles montés en Allemagne, on n’entend que la musique de Nika. C’est pareil pour Le Conte d’hiver, la Jeunesse est une douleur[v], Prométhée est un spectacle de citations et d’illusions chimériques, même la musique y entre par des citations. On y entend du Poulenc, des bruits, des commentaires ironiques.
En Géorgie, tu travailles avec un groupe uni ; comment est-ce que cela s’organise en Allemagne ?
Dans ce pays, le système, la discipline et l’ordre au théâtre sont différents. La liberté que j’ai en Géorgie me manque en Allemagne et l’ordre allemand me manque ici ! De toute façon, ici ou ailleurs, j’ai mon ordre à moi pendant les répétitions. La seule chose que je souhaiterais en Allemagne, c’est que le projet s’adapte aux besoins du spectacle, comme on le fait chez nous. En Allemagne, la différence n’est pas faite. Peu importe combien dure ton spectacle, de combien de temps as-tu besoin pour répéter ? Dans le système allemand, tu disposes de huit semaines et c’est tout. Mais je n’aurais jamais imaginé que cela serait si confortable et rapide de passer d’un système à l’autre. Ils ont des comédiens extraordinaires. C’est la première fois que je me suis retrouvé avec des personnes complètement inconnues et je n’aurais jamais imaginé que travailler avec elles serait aussi simple. D’une manière générale, c’est l’attitude envers le théâtre qui compte, et tout ce que j’ai dit concernant le théâtre géorgien n’y existe pas. Le théâtre allemand se trouve là où il doit se trouver, aux cotes de la société. C’est un théâtre de pathos d’opposition absolue. Je dirais que le théâtre allemand vend des petites révoltes. C’est son produit.
Ce que tu voudrais mettre en scène, mais n’y arrives pas pour une raison quelconque…
J’ai toujours mis en scène ce qui me donnait envie. Maintenant, je passe à une étape où je veux que le spectateur prenne plus de responsabilités sur ce qui se passe dans le spectacle. C’est ce que je commence à rechercher maintenant. Je veux que le comédien se transforme en une sorte de dirigeant pour le spectateur. Avec le sens du mot qu’on connaît, mais aussi avec une signification beaucoup plus lourde, élargie. Je n’ai pas encore de matières à mettre en scène. Le spectacle idéal, pour moi, est celui qui brise toutes les serrures sous les yeux du spectateur, sans que ce dernier ait envie de s’enfuir de la salle.
En tout cas, après la première, je mettrai en scène Iphigénie en Tauride. Avec tout le reste, on va parler de la Crimée, de Poutine, de l’Occupation, des gens et des lieux oubliés… On verra ce que cela donnera ! Mais mon chemin continue.
Note : Traduction en francais par Irina Gogoberidzé and Shorena Tsitsagi
[i]Ils meurent (tous) de Ferdinand Shmaltz d’après Hugo von Hofmannsthal.
[ii]Davit Bukhikidze, critique, essayiste, www.publilca.ge, 2 mars, 2020.
[iii]La guerre de cinq jours entre la Russie et la Géorgie, soixante-quinze mille refugies.
[iv]Apres le conflit encouragé par la Russie dans la région autonome de la Géorgie (Abkhazie), trois cent mille géorgiens fuirent de leurs maisons. Jusqu’aujourd’hui ils vivent dans d’autres régions de la Géorgie en tant que refugiés. Le résultat de deux conflits trois cent soixante-quinze mille réfugiés et 20% de territoire occupés.
[v]Le mal de la jeunesse (Krankheit der Jugend), Ferdinand Brukner, 2014, Royal District Theatre.
*Irina Gogobéridzé, Doctor ès Arts, théâtrologue, critique indépendante, traductrice. Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres (France). Vit en Géorgie, Professeur à l’Université d’Etat, INALCO (Paris, France) etc. Vice-directrice du Théâtre National Rustaveli (Géorgie); fondatrice et présidente de l’Union des Critiques de théâtre en Géorgie; membre individuel de l’AICT-IATC 1993-2010, fondatrice et Présidente de la section géorgienne de l’AICT ; auteur de nombreuses publications parues dans les medias géorgiens et européens; initiation et organisation de plusieurs tournées théâtrales, expositions, etc.
Copyright © 2020 Irina Gogobéridzé
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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