Insupportable vieillesse ?
Jean-Pierre Han*
Résumé
Florian Zeller est l’un des rares dramaturges à plonger délibérément dans le sujet de la vieillesse. Il le fait dans une trilogie consacrée à trois figures de base qui composent la famille : le père, la mère et le fils. Sachant toutefois que ce n’est jamais de la même famille dont il nous parle. Le Père, interprété par le grand comédien Robert Hirsch, qui avait l’âge du rôle au moment de la création, est la pièce qui aborde la thématique de la vieillesse, avec toutes ses conséquences, de la manière la plus directe.
Μots-clés : vieillesse – maladie, démence, architecture théâtrale, comédiens âgés
Si les pièces de Florian Zeller ont connu et connaissent toujours un très grand succès en France – on ne compte plus les récompenses qui sont venues les couronner –, c’est très curieusement par le biais de l’engouement qu’elles ont provoqué à l’étranger, dans de très nombreux pays, qu’elles ont fini par acquérir en retour leur vraie renommée. C’est particulièrement vrai pour Le Père créé à Paris en 2012. Or, heureuse coïncidence, cette pièce entre très exactement dans la catégorie du sujet proposé pour ce dossier « Le théâtre dans un monde vieillissant ». De quoi s’agit-il en effet ? D’un père, André, âgé de 80 ans comme indiqué par l’auteur dans le générique de la pièce.
Un homme que la vieillesse est en train de détruire en le plongeant dans la maladie (d’Alzheimer peut-être, alors que l’auteur, lui, n’hésite pas à parler de « démence »). André ne parvient plus à distinguer le passé du présent. Il oublie tout, ne sait plus s’il est chez lui ou chez sa fille ou encore dans une maison médicalisée, a même oublié que sa seconde fille a été victime d’un accident peut-être mortel. Tout se mélange dans son esprit.
Le constat qu’en fait Florian Zeller est terrifiant. Et pourtant… L’intelligence théâtrale (et souvent sa manière de composer ses textes, notamment dans La Mère) de l’auteur consiste à ne pas nous livrer un récit linéaire, ici celui de la déchéance d’André. Il nous fait, pour ainsi dire, vivre le parcours chaotique du père de l’intérieur. C’est le monde vu et vécu par ce vieillard qu’il nous est donné d’appréhender. Dès lors nous finissons, nous lecteurs ou spectateurs, par ne plus savoir où nous en sommes, et même parfois à prendre pour argent comptant les délires du vieil homme. Restent toutefois quelques indices – comme la progressive disparition des meubles sur scène nous indiquant que nous changeons peut-être de lieu – qu’André perçoit les choses différemment. «C’est à la fois le même salon, et un autre. Quelques meubles ont disparu » nous indique la didascalie de l’auteur concernant la scène 3. Un peu plus loin, à la scène 10, «toujours le même salon qui continue son dépouillement progressif», est-il précisé… Il n’y qu’à la dernière scène où les choses semblent enfin claires : « un lit blanc, qui fait penser aux lits que l’on trouve dans les hôpitaux. André ne sait pas où il est. Puis la Femme entre. Elle a une blouse blanche »…
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C’est une constante de l’écriture théâtrale de Zeller que de proposer une autre construction dramatique qui, à certains égards, épouse le développement de la pensée du personnage principal. Il opère un véritable travail de déconstruction pour reconstruire les choses à sa manière. Il le dit très clairement : «ce qui m’a toujours intéressé dans l’écriture théâtrale, c’est une relative complexité dans la construction dramaturgique. Mes pièces ressemblent souvent à des labyrinthes »… et de parler également d’«architecture».
Il y a dans Le Père une architecture très élaborée de la pensée du personnage principal. En contrepoint, Zeller – c’est son style – écrit de manière tout à fait claire et simple, dans un langage apparemment compréhensible par tous. Ses pièces, et Le Père n’échappe pas à cette règle, mettent en scène peu de personnages. Ici sa fille Anne (un prénom qui revient souvent dans ses œuvres, mais qui ne recouvre pas, bien sûr, le même personnage), son compagnon ou mari, Pierre, Laura la garde-malade, un Homme et une Femme qui pourraient, parfois, tout aussi bien être Anne et Pierre… Tout se joue en huis clos. Celui de la pensée d’André dont la dégradation, et sa volonté de retrouver son enfance et sa mère, finissent par être touchantes. Cette description presque clinique de la déchéance mentale d’un homme, pour aussi impitoyable qu’elle est, ne manque pas de moments plaisants et presque drôles.
Une drôlerie que le jeu, tout en nervosité, du comédien qui créa le rôle, accentua. Il s’agissait en effet d’une de nos plus grandes figures théâtrales, capable de briller dans le vaudeville et de nous émouvoir dans les plus grandes tragédies, Robert Hirsch, qui avait plus que l’âge d’André, 88 ans, et une dynamique de jeu qui ne pouvait qu’éblouir. La pièce à sa création lui devait beaucoup ; qu’en a-t-il été dans les autres pays où elle a été représentée ? Les comédiens avaient-ils l’âge du rôle ? Petite question pas si anodine que cela, car enfin, si l’art du théâtre consiste à se travestir, à faire jouer des rôles de vieilles personnes par des acteurs plus jeunes, à composer, il n’en reste pas moins que faire jouer le rôle d’André par un acteur de son âge apportait indéniablement un poids d’authenticité de la part de quelqu’un introduisantune sorte de distance – un autre regard – par rapport à sa propre vieillesse. Du coup, c’est l’âge du comédien qui nous attirait, et l’admiration que l’on pouvait lui porter d’être d’une aussi grande lucidité et maîtrise de jeu. Il faut vu Robert Hirsch dans son pyjama rayé ou dans sa robe de chambre, se débattant dans les affres de la maladie de son personnage. Un très grand moment théâtral, incontestablement, doublé par le fait que nous savions tous que c’était là une ses dernières prestations, la dernière allant se produire dans une autre pièce de Florian Zeller, Avant de s’envoler, créée en 2016, et qui fut traduite en anglais par Christopher Hampton sous le titre de The Height of the Storm. Le Guardian lui décernera le titre de meilleur spectacle de l’année 2018.
Cette dernière pièce met en scène un couple qui vit ensemble depuis cinquante ans. André (toujours le même prénom) et Madeleine sont devenus inséparables au point de ne former quasiment qu’une seule et même personne. Là encore, avec l’apparition de leurs deux filles venues passer un week-end chez eux, se pose la question de savoir de quoi sera fait le court avenir qui les concerne. Que vont-ils devenir ? Comment envisager une séparation par la mort d’un des deux protagonistes ? Autant de questions que Florian Zeller pose avec pertinence. C’est bien d’amour au sens le plus fort du terme dont il est question. Aux côtés de Robert Hirsch, c’est la grande comédienne Isabelle Sadoyan, qui à l’époque était âgée de 88 ans, qui lui donnait la réplique. Cette fois-ci c’était la vieillesse vécue à deux…
Et comme toujours chez Florian Zeller, dès qu’il est question de vieilles personnes, malades ou pas, les enfants s’interrogent sur la manière de les accompagner le plus fidèlement possible, quitte à ce que cela empiète sur leurs vies personnelles. C’est le cas d’Anne dans Le Père, c’est le cas des deux sœurs dans Avant de s’envoler… Les personnes âgées ne sont jamais seules : ce que nous montre à chaque fois l’auteur, ce sont les répercussions de leur attitude sur l’ensemble de la famille. C’est en effet le noyau familial (pour ainsi dire le roman familial) qui est mis en exergue et qui fait, bien sûr, théâtre.
Le Père fait partie d’une sorte de trilogie dont La Mère est le premier volet et Le Fils le dernier. Un ordre étrange qui refuse toute chronologie inutile, puisque de toute façon, les trois pièces sont pour ainsi dire indépendantes. Reste que certains points communs relient ces trois pièces, notamment dans la description des maladies mentales qui touchent les protagonistes principaux. La Mère (créée en 2010) met en scène une femme – elle se prénomme Anne elle aussi – qui vit entre réalité et rêve. Même si elle a un fils, Nicolas, qui a 25 ans (et une fille qui ne l’intéresse guère), elle est encore jeune, et n’entre pas dans la catégorie qui nous intéresse ici. Ce qui, en revanche, est intéressant, c’est qu’elle perd pied petit à petit avec le réel, comme André dans Le Père, mais pas pour les mêmes raisons.Là aussi, passé, présent, futur finissent par se mélanger. À l’évidence les personnages de Florian Zeller sont tous, peu ou prou, psychiatriques – c’est lui qui le dit – et l’âge ne fait rien à l’affaire. Tout au plus la vieillesse est-elle un facteur qui facilite et augmente ce danger. L’intérêt de La Mère, c’est que sa construction, son « architecture », est à peu près la même que celle du Père, ce qui n’est pas le cas pour Le Fils, d’une construction linéaire : plus réaliste, elle finira en véritable tragédie avec le suicide du fils. C’est bien toujours le noyau familial, même réduit à sa plus simple expression, comme dans Le Père, qui importe à Florian Zeller… La vieillesse est donc toujours source d’ennuis pour la proche famille (l’enfant ou les enfants)… À deux reprises, le compagnon d’Anne, Pierre, pose la question frontalement à André : « Est-ce que vous comptez emmerder le monde encore longtemps ? » On ne saura jamais si cette phrase est effectivement dite par Pierre, s’il la pense, ou si elle fait partie du rêve d’André ; en tout cas, elle a le mérite d’être parfaitement claire ! Comme est claire toute l’écriture de Florian Zeller, mais c’est une clarté qui laisse toutes les questions en suspens, une clarté à la Harold Pinter en quelque sorte. Et nous naviguons d’une scène à l’autre sans trop savoir où nous en sommes, jusqu’à la résolution finale. Entre-temps les vagues des sentiments se sont succédés : nous sommes très rapidement passés d’une émotion à une autre. Le père qui occupe tout l’espace est tour à tour drôle, émouvant, agaçant, insupportable, quand il n’est pas tout cela à la fois !
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Ce type d’architecture et d’écriture théâtrales demande du doigté de la part du metteur en scène qui doit à chaque moment proposer ses propres choix entre de multiples interprétations possibles. Si Le Père, en France, a été écrit pour Robert Hirsch, il va sans dire que la pièce a eu la chance d’être mise en scène par Ladislas Chollat qui semble être le metteur en scène attitré de l’auteur ; il a monté maintes de ses pièces et connaît parfaitement son univers… très familial, comme dans la pièce Elle t’attend (2011) où apparaît de manière fugace et au milieu d’autres membres de la tribu, un père âgé et malade…
Créé en 2012, Le Père, devant son immédiat succès, a été repris en 2015 toujours avec Robert Hirsch dans le rôle-titre. Le comédien avait 90 ans et toujours toute la maîtrise de son art. Il n’est pas rare, chez nous, de voir des comédiens âgés continuer à jouer. Des listes d’œuvres théâtrales avec des rôles pour personnes âgées circulent, et l’on ne sera pas surpris d’y retrouver les noms de Thomas Bernhard, Martin Crimp, Eugène Durif, Denise Bonal, Guillaume Cayet… et de biens d’autres, mais il est rare, voire exceptionnel, de trouver des œuvres comme celle de Florian Zeller qui osent aborder de front les problèmes liés à la vieillesse. On ne manquera pas non plus de souligner que l’un des grands succès théâtraux de la saison 2018-19, à Paris, aura été Les Chaises d’Ionesco montées par Bernard Lévy, et qui mettent en scène deux vieillards, l’un de 95 ans (l’homme), l’autre de 94 ans (la femme). Il est bien question dans cette œuvre, près de trois quarts de siècle après sa création, et pour reprendre ce que disait le dramaturge Adamov à l’époque, de la « vieillesse fondamentale qui n’a rien à voir avec l’âge et qui, à un certain niveau de conscience, représente un état de l’existence humaine »…
Je m’en voudrais enfin de terminer cet article sans citer ce qui demeure, pour moi, un grand moment de théâtre vécu il y a près d’un demi-siècle, en 1973, et où il était question de la vieillesse et de l’appétit de vie de son héroïne. Il s’agit d’Harold et Maude d’après Colin Higgins, superbement interprété par la grande comédienne Madeleine Renaud (qui créa aussi en 1961 Oh les beaux jours de Samuel Beckett dans une mise en scène de Roger Blin) qui, à l’époque, était âgée de 73 ans… Moment de grâce qui disait très simplement l’amour de la vie et qui parlait de notre humaine condition. Le rôle fut repris en 1985 par Denise Grey alors âgée de 89 ans. Tout cela appartient définitivement à l’histoire de notre théâtre…
*Jean-Pierre Han : Journaliste et critique dramatique. A créé la revue Frictions, théâtres-écritures dont il dirige la rédaction. Rédacteur en chef des Lettres françaises. Collabore à de nombreuses publications françaises et étrangères. A enseigné pendant quinze ans à l’Institut d’Etudes Théâtrales de Paris III-Sorbonne nouvelle, à Paris X, Université d’Évry. Ancien président du Syndicat de la critique de théâtre, musique, danse. Vice-Président de l’AICT (Association internationale des critiques de théâtre). Directeur des stages pour jeunes critiques. Derniers livres parus Critique dramatique et alentours (Théâtres-Écritures), 2015, Roger Vitrac : Portrait en éclats (Théâtres-Écritures), 2017.
Copyright © 2019 Jean-Pierre Han
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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