Patrice Pavis*
Pour tester les méthodes d’analyse des spectacles[1], rien de tel qu’un spectacle de danse ou une performance contemporaine : là où le spectateur est ravi par la virtuosité, la rapidité et la complexité thématique, l’analyste est plutôt réduit au désespoir… Le magnifique et trop peu connu solo de danse/performance de Fran Barbe,Fine Bone China (2005), nous servira d’autant mieux de point de départ que l’interprète est aussi son propre chorégraphe et qu’elle semble raconter une histoire par la seule gestuelle, en utilisant plusieurs techniques corporelles et en s’inspirant de diverses esthétiques[2].
De toute évidence, il faudrait distinguer entre une analyse spontanée, en voyant le spectacle une seule fois, sans verbaliser ni prendre de notes et une analyse utilisant un enregistrement, avec un découpage minuté et précis, semblable à celui d’une analyse filmique. Ce second mode d’analyse, quelque peu artificiel, commence la plupart du temps avec une « close reading», une segmentation chronologique de la chorégraphie grâce à une description verbale des actions scéniques. Cette description ne va jamais de soi, surtout si l’analyste ne reconnaît pas d’histoire, de fil narratif, de fable constituée d’une succession d’actions. Pourtant cette lecture rapprochée est pour ainsi dire naturelle, ne serait-ce que pour donner une direction, un sens à la masse des actions perçues par tous les sens : visuel, auditif, kinesthésique. Cette lecture des motifs et des épisodes risque aussi de « fermer » la chorégraphie, d’y projeter de force une fable ou une grille de lecture déterminée, de verbaliser les actions au lieu de laisser transporter par elles.
Il ne faut pas non plus confondre une interprétation de la danse (comme on l’envisage ici) avec une notation du mouvement et de la chorégraphie. Fût-elle précise, scientifique, répétable, la notation n’a pas pour but d’expliquer, d’interpréter, de dire l’expérience du spectateur. Elle constitue un métalangage, utilisable dans le futur, permettant de conserver, puis retrouver la chorégraphie, afin de la reprendre à l’identique.

1) La lecture rapprochée (close reading)
Elle exige une patiente description des actions, laquelle ne saurait évidemment être objective et neutre. Bornons-nous à quelques bribes de description :
0’30’’ : dans l’obscurité, où l’on devine une chaise vide et un piano égrenant quelques notes, on entend le bruit d’une tasse tremblant sur sa soucoupe.
1’10’’ : Une femme en blanc entre, marchant comme au ralenti, contrôlant chaque geste, tenant sur sa tête une tasse et sa soucoupe.
1’40’’ : la femme continue d’avancer, en effectuant deux actions en même temps : marcher au ralenti tout en mimant un travail de broderie.
3’23’’ : elle prend la tasse dans ses mains, tourne lentement. Changement d’éclairage : blanc chaleureux
4’22’’ : comme si la tasse était un chapeau, elle la prend dans ses mains.
5’10’’ : elle se comporte comme une petite fille, comme si elle cherchait à cacher la tasse.
5’20’’ : elle met la tasse sur son dos et avance lentement. Avec un jeu complexe des mains, elle semble indiquer quelque chose au sol.
6’10’’ : elle reprend la tasse. Effrayée, elle regarde derrière elle.
6’20’’ : affolée, elle ébauche quelques pas dans toutes les directions.
6’59’’ : cri soudain qu’elle réprime en se plaçant sa main devant sa bouche.
7’10’’ : elle réapparaît frontalement, souriante, comme pour nous rassurer que rien de grave ne s’est passé.
7’20’’ : elle tend la tasse à une personne invisible qui pourrait être le spectateur.
7’45’’ : toujours sans faire tomber la tasse, elle s’allonge sur le dos, place la tasse sur son ventre.
7’50’’ : elle lève la tête, les bras, les jambes, la tasse toujours posée sur son ventre.
8’12’’ : toujours allongée, elle se place sur le côté, maintenant la tasse sur son ventre. Violentes contractions de tout le corps. Bruit de la tasse qui ne tombe toujours pas.
8’52’’ : elle se met sur le ventre, la tasse sous elle.
9’10’’ : en se relevant, elle se transforme en un animal quadrupède. Elle avance, le corps plié en deux. Le piano va crescendo.
9’50’’ : elle passe sans cesse de la position courbée de l’animal à celle d’une femme qui époussette sa robe frénétiquement.
10’47’’ : en tant qu’animal elle s’approche de la chaise et s’y assoit.
10’50’’ : redevenue une femme, elle est de plus en plus nerveuse, frotte son habit comme pour éliminer toute trace de sable.
11’ 10 : elle se relève, portant la chaise sous elle, tout en frottant le sol tel chien. Son buste et sont visage s’efforcent d’être humains.
11.30’’ : de nouveau assise, elle semble obsédée par la nécessité de rester bien propre sur elle. Ses gestes sont de moins en moins contrôlés, son corps semble échapper à sa vigilance, le visage se déforme en grimaces.
12’25’’ : nouveau cri vite réprimé, la main devant la bouche. Elle continue sa marche de chien.
12’56’’ : elle monte sur la chaise, prend la pose d’une statue grecque. Elle parvient à cacher se tics, se met en position de femme « respectable » ; recommence la couture, tout en remuant le thé dans sa tasse. Elle ferme toutes les ouvertures possibles de la robe ou du visage en les cousant pour les colmater. Prend la pose classique, tandis qu’une musique enregistrée, de tonalité plutôt inquiétante, commence à se faire entendre.
13’10’’ : elle s’affaisse sur la chaise, disparaît presque dans l’obscurité, tandis que la musique enregistrée se fait plus insistante.
15’55‘’ : de dos, elle commence à ôter le haut de sa robe. Elle s’évente. Un oiseau qui chercherait à s’envoler. Enlève le chemisier, sans pouvoir s’envoler.
17’29’’ : elle descend de la chaise. Tourne sur elle-même, se frappe, fait plusieurs fois le signe de la croix.
17’40’’ : de nouveau à terre, enlève son jupon,
18’20’’ : passe d’un geste d’envol impossible à une tentative de délacer son corset.
19’20’’ : bruit d’oiseau alors qu’elle ne parvient toujours pas à s’envoler.
18’45’’ : assise, en position d’archer, dirigeant l’arc et la flèche invisible.
20’10’’ : elle se relève,
20’20’’ : son visage grimace.
2à’32’’ : elle ramasse la tasse avec ses dents.
20’50’’ : roule vers le fond, le corps semble libéré.
21’20’’ : corps entre animal et ballerine.
22’30 : elle s’assoit sur le sol. Comme un oiseau qui tente en vain de prendre son essor.
22’40’’ : elle se sauve à plat ventre vers la bordure du sable.
23’05’’ : ramasse en vrac les tasses abandonnées. En roulant, elle va les poser à l’extérieur de la surface ensablée.
23’30’’ : elle tourne sur elle-même, pointant l’index vers le public ; la lumière diminue, la musique s’accélère. Au centre d’un halo de lumière, elle tournoie rapidement sur elle-même avant de s’assoir puis de se coucher sur le dos, faisant signe encore, tandis que la musique de piano va decrescendo, finissant par mourir alors que dans l’obscurité les bras cherchent encore.
2) Dramaturgie et structure narrative
La microdescription s’apparente déjà à une interprétation : on nomme et on analyse des gestes et non des mouvements abstraits. La description gagne à être systématisée et renforcée par une analyse dramaturgique mettant en évidence la structure narrative, du moins celle dont le spectateur peut faire l’hypothèse au fur et à mesure que progresse la performance et qu’une fable possible se dégage. La dramaturgie et la fable ne sont pas liées à un texte, ni même à un mimodrame donnant à reconnaître une histoire, mais à une logique de l’ensemble, particulièrement une logique gestuelle et corporelle.
La dramaturgie utilise la narratologie pour repérer les tournants, localiser les points de repère, les pauses, les répétitions. Elle recherche les oppositions sémantiques sur lesquels le récit est susceptible de s’appuyer : contrôle/ rébellion, sable/porcelaine, désert/ bonne société, nature/ civilisation, etc. Elle résume la performance à une « fable fondamentale » (selon l’expression de Brecht). Celle-ci pourrait être : une femme habillée strictement, conforme à l’étiquette de la bonne société tente d’échapper au contrôle social. Elle s’en libère un instant mais retombe dans la surveillance d’antan.
3) La sémiologie
La sémiologie est un prolongement de l’analyse dramaturgique. Elle aussi recherche les signes pertinents, observe la cohérence du spectacle et l’organisation des signes. Pour une mise en scène ou une chorégraphie “classique”, c’est-à-dire organisée et étroitement dirigée par un metteur en scène, la description sémiologique ne fait qu’illustrer et confirmer l’analyse dramaturgique. Dans le cas de Fine Bone China, l’argument narratif est facilement reconnaissable ; il fournit la base pour une analyse plus spécifique de la danse et du corps, que l’analyse vectorielle et psychanalytique seront seules en mesure de réaliser.
4) Analyse vectorielle
Le modèle freudien de l’analyse des rêves (condensation et déplacement), l’opposition de Jakobson entre métaphore et métonymie, éclairent toutes deux le fonctionnement général du spectacle. La mise en scène n’est rien d’autre en effet qu’un réglage plus ou moins conscient de quelques grandes figures de la rhétorique et de l’inconscient. Ces figures se conjuguent pour « vectoriser » le spectacle, le transformant en un texte onirique que les spectateurs devront déchiffrer.
On prendra quatre exemples correspondant aux quatre grands types de vecteurs :
déplacement | condensation |
métonymie | métaphore |
(1) connecteurs | (2) accumulateurs |
(3) sécateurs | (4) embrayeurs |
(1) Les connecteurs sont thématiques : la tasse, par exemple, qu’elle soit réelle ou mimée, relie les divers moments, fonctionne comme métonymie de la correction, de la volonté de sauver la face quels que soient, les désirs et les risques de « casse » — on sait que dans la peinture hollandaise du dix-septième siècle la perte de virginité de la jeune fille était symbolisée par un œuf cassé. Les connecteurs opèrent également dans l’ordre du signifiant et de la matière scénique : le sable, l’éclairage blanc cru, la tasse de porcelaine blanche, la robe stricte et virginale de la « dame au thé » renvoient tous à une fragile et impossible pureté. Sable blanc et porcelaine sont au fond pris dans la même matière : nature et culture se rejoignent, tout en l’ignorant.
(2) Les accumulateurs ne manquent pas, rendant le récit très lisible. Les indices de l’hypercorrection abondent. Souvent un motif se mêle à un autre : l’animal, ses instincts indomptables et la dame élégante servant et buvant le thé. Cette condensation de deux identités, ou de deux motifs (corps et correction) résume la pièce. Le corps de la performeuse, on le verra, subit les tensions de cette contradiction.
(3) Les sécateurs ne sont pas nombreux, mais efficaces. Dans l’ensemble, le récit coule sans rupture, les changements de tension corporelle ou de situation sont doux et progressifs. De temps en temps, un cri, venu du corps, mal réprimé, dénotant un orgasme ou une pensée immédiatement étouffée, un cri de scandale ou une mesure de répression, vient brusquement contrarier– cruel interruptus !– la coulée des rêves éveillés.
(4) Les embrayeurs ne se bornent pas à des métaphorisations conscientes et inconscientes entre l’animalité sexuelle et la spiritualité castratrice. Sur le plan historique et idéologique ils nous font également passer au plan d’une histoire postcoloniale où la femme en blanc en vient à représenter la difficile mutation vers une société véritablement libérée des clichés du savoir-vivre et de l’étiquette britannique, une société s’accrochant encore aux rituels néocoloniaux de la distinction.
L’analyse vectorielle, combinant la précision d’une sémiologie des signes vectorisés et canalisés, le schéma inconscient des motifs du rêve ainsi que le modèle énergétique d’un Lyotard[3] ont en commun de concevoir la mise en scène/chorégraphie comme le produit et le producteur de l’inconscient, l’inconscient des artistes au travail autant que celui des spectateurs en écoutante flottante, en libre association et finalement en recherche. L’inconscient—et le désir réprimé de liberté le confirme justement— avec ses pulsions refoulées, échappe à la logique du conscient et trouve sa propre logique énergétique.
5) Analyse phénoménologique
La lecture suivante dans cette recherche des méthodes d’analyse, celle de la phénoménologie, découle logiquement des précédentes. Elle part en effet du principe que le danseur, comme le spectateur, est en situation incarnée (« embodied »). Ni l’un ni l’autre est un décodeur sans corps, un esprit désincarné qui décrypterait objectivement les signes ou les séries d’actions, sans devoir « payer de sa personne ». DansFine Bone China, on voit le corps de la « danseuse » tenter de se fonder comme sujet contrôlant comme pour échapper au statut d’objet surveillé. Le Butho détache le corps de l’interprète d’une subjectivité personnelle ; il le traite comme de la matière, de la pâte à modeler, de la chair animale dans laquelle on peut tailler des grimaces et des attitudes inédites, voire tabou. La grimace est une manière de décentrer l’individu en l’attaquant par sa face grotesque, de lui ôter toute consistance psychologique, de le détrôner. C’est bien ce qui se passe quand le corps lacé et enfermé de la femme au thé (« femme ôtée » ?) commence à faire éclater le carcan où il était tenu engoncé. Dans l’économie de cette performance, le Butho apparaît peu à peu dans la seconde moitié, avant de disparaître de nouveau pour laisser la place à une forme de renoncement ( la femme se couche après avoir en vain interpelé le spectateur absent, l’avoir appelé à la rescousse, tandis que ce spectateur absent et passif est peut-être aussi complice de cet enfermement, de cette contre-révolution, de cette révolte matée. Le corps du performer de Butho est phénoménologique en ce qu’il se produit et s’en retourne dans l’instant, sans laisser de trace. Il existe dans l’acte de se modeler, de se déformer, au lieu d’aspirer à un état d’expressivité « permanente » et achevée (comme autrefois le corps de l’Ausdruckstanz d’une Marie Wigmann).
Le spectateur (qu’on nomme parfois aussi à présent le contemplateur, l’expérimentateur, l’observateur) est encouragé, voire forcé, de suivre les gestes et les changements de corporéité de la femme à la tasse, de manière à ressentir quelque chose de son mouvement, de ses sensations physiques, de ses grimaces, intérieures et extérieures, et finalement de la qualité kinesthésique et haptique de son mouvement. Mais cette qualité peut-elle faire l’objet d’une analyse ?
6) L’analyse kinesthésique et haptique
Regarder et analyser le corps en mouvement n’est pas seulement un processus visuel, c’est une expérience musculaire et kinesthésique liée à la sensation. C’est une « heightened perception of small differences in sensation, a sensitivity to the ‘proprioceptive endings’ coordinated by the inner ear ». (“C’est une perception intensifiée des petites différences dans la sensation, une sensibilité aux terminaisons proprioceptives coordonnées par l’oreille interne[4]”.). Le spectateur doit prendre conscience de cette manière « incarnée » et kinesthésique de percevoir l’autre en mouvement, en saisir la nature et la poétique : « There is an embodied relationship in spectatorship, a kind of distinctive kinesthesics that is operating at another level than percepetion in the sensory apparatus, this movement produces its own distinctive poetics » ( « Il y a une relation incarnée au spectateur, une sorte de kinesthésique particulière qui opère à un autre niveau que la perception dans l’appareil des sens, ce mouvement produit sa propre poétique particulière[5]. » )
Mais que ressent physiquement l’ «observateur » ? Assurément un certain inconfort lorsqu’il observe la répression dont est victime la femme au thé, malgré ses efforts quasi compulsifs et ses tics, pour trouver son espace, lequel se réduit finalement à celui d’un gisant, d’une place dans la tombe. La seule chose que puisse faire l’observateur, c’est suivre, et d’abord reconstituer, la logique du corps de la danseuse, c’est-à-dire de faire quelque peu abstraction du récit dans ses épisodes clairement marqués, pour mieux se concentrer sur l’évolution de la corporéité, et singulièrement des emprunts aux styles et aux modèles corporels qui leur correspondent.
C’est à ce niveau qu’on entreprend de suivre la logique gestuelle des corps : ce qu’ils peuvent faire, dans quel ordre, selon quelles modalités et par quelles transformations. Il ne faut pas confondre la logique du récit, telle que nous pouvons la reconstituer à partir des points de passage, des motifs évoqués, et la logique purement corporelle, celle des enchaînements et des déchaînements du corps. Il ne s’agit donc pas tant d’identifier des influences stylistiques, celles de mouvements historiques (expressionnisme allemand, Butho, etc.) qui ont influencé Fran Barbe dans cette performance, que de percevoir les changements d’utilisation du corps. Ainsi on passe du corps vertical, grandi par le port de la tasse, corps équilibré mais raide, corps de la danse classique, à un corps horizontal, celui du Butho. Le corps vertical se défait, comme si le surmoi gestuel et les attitudes figées et répertoriés étaient devenus insupportables. Le corps alors s’animalise, s’abaisse à des reptations peu élégantes, mais il se découvre par là même, il tente de se dévêtir, et il va jusqu’à braver le regard du vis-à-vis, lorsqu’il s’accepte dans sa « cruauté » et sa provocation du Butho. Ce corps déchaîné—ôtant ses chaînes mais aussi accélérant, se débattant et s’ébattant comme une jeune pouliche—ne dispose que d’un vocabulaire assez réduit, mais pourtant varié à l’intérieur des limitations imposées par le contrôle social et l’interdit sexuel. Le Butoh apparaît dès que le vernis social de la bonne (re)présentation de la femme au thé se craquelle. Le corps tout entier semble affleurer dans le visage, la seule partie visible du corps. Cette surface est comme affolée, percluse de tics et de grimaces qui échappent à son contrôle.
Cette perception kinesthésique du mouvement n’exclut évidemment pas la perception du corps sexuel, de la violence qui lui est faite, de la répression dont il est victime. Selon qu’on est optimiste ou pessimiste, on verra soit le désir et le début de la révolte, soit au contraire l’échec du désir et de la libération, la permanence voire la restauration d’une domination coloniale sur le corps et sur les mentalités.
7) Une théorie des affects et des effets produits
Le corps de la « femme ôtée », c’est donc le corps de la femme qui peine à assumer son identité, à accepter ses désirs, à s’imposer au regard de l’autre, que ce soit la société, homme ou femme, cet autre qui lui fait face et lui tient tête. Le corps de cette femme est le site, le champ de bataille d’un combat entre douleur et plaisir, dégoût et acceptation, tragique et grotesque. Corps plus agi qu’agissant, plus censuré qu’impulsif, plus spectateur qu’acteur de son destin. Pareil corps suscite en nous pitié et terreur : pitié de voir combien cette femme lutte et tente d’échapper à son sort de buveuse de thé anglais ; terreur de voir les souffrances qu’elle s’impose elle-même comme si elles étaient infligées par un ennemi invisible. Cette représentation provoque en nous spectateurs une crise, une catharsis. Certes, terreur et pitié ne sont que des affects parmi tous ceux, innombrables, que nous pourrions enregistrer en nous : ils n’excluent pas que nous soyons affectés par bien d’autres moyens. La difficulté est de relever et d’évaluer tous ces effets produits sur nous.
8) Une lecture féministe ?
Se risquera-t-on à une lecture féministe de cette performance, lecture certes fondée sur toutes les analyses précédentes, plus formelles et descriptives, mais qui les subsumerait et les engloberait dans un dernier geste philosophique ?
On a déjà noté le conflit entre le corps-sujet et le corps-objet, l’oscillation entre la représentation objective pour la société et la volonté subjective d’échapper à la surveillance en cédant au désir et à la pulsion. On a vu que la « femme ôtée » (déplacée, enlevée, éliminée) se trouve prise dans un jeu de contradictions sans issue : elle gagne, pour mieux perdre ; elle perd, pour mieux gagner.
Son conflit est aussi celui de la féminité et de la masculinité. Le féminin est lié à la correction, à la domesticité, le masculin à l’agressivité du désir mal contrôlé, au dérèglement du corps avec les cris réprimés et les grimasses du Butho. La danse Butho est d’autant plus radicale qu’elle s’effectue sur des corps asexués, non marqués par les attributs traditionnels du féminin ou du masculin. Le visage est traité comme un corps nu qui ne se contrôle plus, se laisse aller, dès lors que le sujet ne parvient plus à la maîtriser.
De toute évidence, la « femme ôtée » cherche son identité, son espace personnel, son propre corps. Mais ce corps, elle a peut-être besoin du personnage de la buveuse de thé pour le découvrir ou le cacher. Elle s’impose peut-être une mascarade, en mettant des habits de femme du monde sur un corps de garçonne et de sauvageonne, ou inversement en cherchant à se défaire de ses effets pour trouver enfin son corps épanoui. Judith Butler pose la question de la fonction de la mascarade pour un homme, mais qu’est-il pour une femme ? « Does it serve primarily to conceal or repress a given feminity, a feminine desire which would establish an insubordinate alterity to the masculine subject and expose the necessary failure of masculinity?” (“Sert-elle avant tout à cacher ou à réprimer une féminité existante, un désir féminin qui établirait une altérité insoumise au sujet masculin et mettrait en évidence le nécessaire échec de la masculinité[6] ? ») ( 1990/ 48). La femme au thé ne met-elle pas en évidence l’échec de la féminité, du moins celle de la femme objet et domestique, la femme de l’apparence occultant le corps et le désir ? Son corps en tout cas ne trouve sa place ni dans son espace domestique ni dans sa psyché. La seule chose qu’elle trouve est dans le jeu, la parodie, la parenthèse du Butho, mais son espace privé final se réduit à un halo de lumière déclinante, un endroit pour se coucher, mais pour mourir, tout en envoyant des signes vers le monde , comme le condamné depuis le bûcher, selon Artaud. Le corps reste en quête de son espace, ne devient pas la propriété du sujet : “Lived in an external space, incidentally, which is acquired and not innate—the body must gain a conceptual and psychical spaciality in order to be lived as the subject’s own, for the subject to reside in or as its body[7] ».
Une mascarade à l’envers ? Celle d’une femme qui tenterait de se dévêtir pour trouver, au-delà des clivages femme-homme, sa vérité de corps désirant, celle d’une femme « ôtée » ou d’un homme « ajouté » qui ne trouverait jamais l’altérité souhaitée ?
Mais une autre inversion, une autre traversée, se produit, dans l’autre sens, celle du stade du miroir ? La femme nous apparaît comme dans l’ordre du symbolique : celui de la norme, du bavardage mondain, du contrôle des bonnes mœurs, du plaisir de la vie en société. La femme « ôtée » aspire à autre chose : à l’ordre de l’imaginaire et de la jouissance, à cet ordre que l’enfant, au stade du miroir selon Lacan, quitte précisément, pour entrer dans l’ordre symbolique du père et de la loi. N’aspire-t-elle pas à retrouver, ou peut-être seulement à trouver, cette jouissance qui lui fait défaut : « Jouissance is, first, that imaginary moment in the mirror phase when image and self are united in fusional bliss. Jouissance is before language, what remains unspoken[8] »(« La jouissance est tout d’abord ce moment imaginaire dans le stade du miroir, lorsque l’image et le moi sont unis dans une félicité fusionnelle, qui reste indicible. ») Mais ce retour, cette inversion des ordres, du symbolique vers la jouissance, est impossible : la socialisation et l’intériorisation des lois et des conventions interdisent en effet ce retour à la « félicité fusionnelle ».
Conclusions
La danse est sans conteste le défi le plus grand lancé à l’analyse des spectacles et des phénomènes culturels. Elle intègre la plupart des méthodes et des approches analytiques du spectacle. Elle oblige à concentrer un faisceau d’analyses, d’hypothèses, de preuves que les performance studies et la théorie de la performativité nous aident à rassembler. Elle nous offre ainsi une méthode globale d’analyse qu’elle nous encourage à tester également sur les genres existants des spectacles et des phénomènes culturels.
Le sens de cette danse tout autant que la méthode d’analyse sont sans cesse repoussés à plus tard. Aucune gestuelle quotidienne ne nous permet de décoder le sens universel de la chorégraphie. Au mieux pouvons-nous espérer saisir la logique du corps, non pas le sens social ou psychologique des gestes lisibles, ni même celui des émotions, mais la manière dont le corps dans la danse échappe aux contraintes sociales, à la gestion de son genre pour devenir une sculpture dans l’espace et le temps. « Dans la danse, le sens n’est pas dans une transparence normative du corps (à l’image du langage des signes des sourds-muets, si l’on en connaît les codes), il se donne toujours comme un horizon d’attente, il ne cesse de se dérober au fur et à mesure que l’on croit se rapprocher de lui[9]. »
Le fait que la danse et son analyse travaillent davantage sur des corps et leurs affects que sur des signes et leurs sens nous oblige à revenir à des catégories philosophiques que le spectateur—regard incarné et corps en mouvement—doit manipuler de manière globale, phénoménale, voire phénoménologique. Toute analyse semble s’être déplacée vers le spectateur et son corps, vers l’analyste en quête d’interprétation, grâce à son écoute flottante. En dernière analyse, ce spectateur analyste peut toujours en revenir au point de départ du cercle herméneutique : à la description sémiologique des signes, des vecteurs, des formes. Mais en suivant la trajectoire de ce cercle, il se retrouvera vite en position non plus de spectateur passif, mais de témoin incarné, d’observateur participant de l’œuvre qui l’a, à un moment donné, à un instant précis, mais à jamais, transporté hors de lui.
Notes de fin
[1] Voir mon L’analyse des spectacles (1996), Paris: Nathan.
[2] Il existe un DVD de cette performance, faite à … en …indiquer ici comment accéder au dvd SUR LE NET
[3] Voir par exemple : « La dent, la paume », Des Dispositifs pulsionnels, Paris, U.G.E., 1973, pp.95-104.
[4] Simon Shepherd and Mike Wallis. Drama/Theatre/Performance, London, Routledge, p.208.
[5] Rachel Fensham. To Watch Theatre, Peter Lang, 2009, p.177.
[6] Judith Butler. “The drag act”, Cité par Colin Counsell, Laurie Woolf. Performance analysis : an Introductory Coursebook, London, Routledge, 1990, p.48.
[7] Elisabeth Grosz . “Transgressive bodies”, Cité par Colin Consell, Laurie Woolf, op., p.142.
[8] Susan Hayward. « Psychoanalysis », Cinema Studies. The Key concepts. Routledge, London, 2006, p.327.
[9] David Le Breton, « La danse ou le questionnement par le corps », La danse, corps manifestes, Ed. Artha, Lyon, 2002, p.40.
*Patrice Pavis was professor of theatre studies at the University of Paris (1976-2007). He is currently professor in the department of Drama at the University of Kent at Canterbury. Educated in the Ecole normale supérieure de Saint-Cloud (1968-1972), where he studied German and French literature, he has published a Dictionary of theatre (translated in thirty languages), and books on Performance analysis,Contemporary French dramatists and Contemporary mise en scène. He is an Honorary Fellow at the University of London (Queen Mary) and Honoris Causa Doctor at the University of Bratislava. His most recent publication is: La Mise en scène contemporaine, Armand Colin, 2007.
Copyright © 2009 Patrice Pavis
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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