Shin, Hyun-sook[1]
Resumé / Abstract
Un Festival Jean Genet, à l’occasion du centenaire de sa naissance, aura lieu du 10 mars au 25 avril 2010, à Séoul. Depuis les années 80 jusqu’à nos jours, les jeunes metteurs en scène coréens ont monté les pièces de Genet, surtout Les Bonnes, en s’appuyant sur une large variété de techniques scéniques. Parmi elles, Les Bonnes (2000), performance expérimentale de Kang Ryang-Won mêle langage corporel, silence et espace vide, avec des répliques très raccourcies et modérées. Kang a fait jouer tous les trois rôles féminins par de jeunes acteurs et il a insisté sur la sobriété et la condensation du jeu physique selon la theorie “Physical acting“.
1. Vue générale : Pièces de Genet jouées en Corée
Un Festival Jean Genet, à l’occasion du centenaire de sa naissance, aura lieu du 10 mars au 25 avril 2010, à Séoul. Le programme du festival comprend quatre pièces: Les Bonnes, Haute Surveillance, Le Balcon, Les Nègres et quelques spectacles adaptés de ses romans comme Le Journal du voleur et Querelle de Brest. On peut regretter que la pièce Les paravents n’ait pas été programmée. Ce Festival et cet hommage indiquent que même de nos jours les pièces de Genet offrent aux jeunes metteurs en scène coréens une grande diversité de lectures.
C’est dans les années 1970 que deux pièces, Les Bonnes (1973, 1976) et Haute Surveillance (1978), ont été montées pour la première fois à Séoul. A cette époque, le théâtre de Genet paraissait obscur et étrange à cause d’une part de sa forme théâtrale, d’autre part d’un message insaisissable. C’est pourquoi ce théâtre fut peu joué et il demeura pendant assez longtemps mal connu alors que les pièces du théâtre de l’Absurde, celles de Beckett, d’Ionesco, de Dürrenmatt, de Handke, d’Albee et de Pinter étaient chaleureusement accueillies par les critiques de théâtre et par les spectateurs coréens.
Dans les années 80, sous l’influence du théâtre d’Artaud, de Brecht, et du théâtre de l’Avant-garde, les jeunes metteurs en scène coréens eurent l’occasion de découvrir une large variété de techniques scéniques. Parmi eux, Kim Young-Deouk a monté, pour la première fois, Les Nègres en 1984 et Le Balconen 1985. Dans cette dernière pièce, il a utilisé plusieurs postes de télévision placés sur les trois murs de la scène : il voulait obtenir des effets de miroir, refléter tout ce qui se passait au cours du spectacle. Les acteurs qui jouaient le rôle des clients avaient des bottes à talons hauts de 35 centimètres, quant à leur maquillage il ressemblait à celui d’un clown. On a pu voir des scènes de violence cruelle et de perversion. Kim Yong-Deouk a ainsi produit une parodie grotesque, pleine d’humour noir, critiquant l’absurdité de la société post-capitaliste.
Dans les années 90 jusqu’à nos jours, la pièce Les Bonnes a été plusieurs fois produite avec diverses mises en scène que les Coréens ont beaucoup appréciées. En 1995, Lee Sung-Yeoul a monté les Bonnes d’une manière caricaturale avec des signes scéniques audio-visuels. Il a fait jouer Madame par un acteur déguisé en clown et les deux bonnes par des actrices petites et très minces. L’aspect ludique du spectacle fut renforcé par des costumes et un maquillage grotesques, et l’utilisation d’objets semblables à des jouets. Quant au côté spectaculaire, il fut accentué par l’utilisation de miroirs, un jeu exagéré, des scènes érotiques jouées comme par des automates. Pourtant, la mise en scène de Lee Sung-Yeoul demeura un peu confuse et les signes scéniques semblèrent manquer de cohérence.
Lee Yun-Taek, dramaturge et metteur en scène, a produit les Bonnes plusieurs fois (en 1997, 2002 et 2008). Il a considéré la pièce comme un théâtre de songe et a interprété la mort de Claire dans le rôle de Madame, à la fin du spectacle, comme la libération de son désir obscur.
Les Bonnes (2008, 2009) mises en scène récemment par Park Jine-Sine, jeune mime, est à la fois une pantomime et un monologue. Le rôle de Madame est joué par un jeune acteur et celui des bonnes par deux jeunes actrices. Sur le plateau, il y a trois cadres de porte et un cadre sans tableau. Le spectacle se déroule avec l’acteur et les actrices qui passent et repassent à travers les cadres. A la fin, écrasés sous les cadres, ils aboient l’un contre l’autre, s’insultent férocement sans échanger un regard. On peut dire que la mise en scène de Park s’appuie avant tout sur le corps des acteurs et le mime.
Dans ce qui suit nous allons examiner deux modes de représentation assez remarquables, l’un lié à l’écriture corporelle, l’autre au rituel.
2. Comment lire Les Bonnes de nos jours ?
2.1. Le corps humain comme essence du spectacle : L’écriture performative de Kang Ryang-Won
La pièce Les Bonnes (2000), mise en scène par Kang Ryang-Won, est une performance expérimentale qui mêle langage corporel, silence et espace vide, avec des répliques très raccourcies et modérées. Kang a produit Les Bonnes en s’appuyant sur la théorie du ‘Physical Acting’ qui a pour support le corps humain. (Nam, 249)
Selon cette théorie, l’acteur est à la fois un être humain dont le corps et la voix produisent des stimuli et un ensemble de signes, intentionnels ou involontaires. Tous les signes émis par l’acteur peuvent se regrouper autour de la mimique, de la gestuelle et de la voix. Comme les autres éléments scéniques, les signes physiques ne signifient que dans leur relation avec les autres signes de la représentation. (Ubersfeld, 195)
Prenons quelques exemples dans Les Bonnes. Cette pièce a été représentée dans un petit théâtre dont le plateau en planches ressemble à un gymnase. Kang a réduit le décor au minimum avec une coiffeuse et une charrette pleine de fleurs dans le coin gauche du plateau, un petit paravent au fond, un rideau d’étoffe bleu et transparent qui laisse passer la lueur sur le plateau. Kang a par ailleurs fait jouer tous les rôles féminins, Madame et les bonnes, par de jeunes acteurs qui portaient des postiches, blond pour Madame, noir pour les bonnes, et une robe noire ou rouge à haute taille sans manches.
De sorte que leur corps musculeux enlevait toute féminité aux personnages. Dans la première séquence, lors du ‘Jeu de Madame’, il n’y a aucun échange de regards entre Madame et la bonne Solange. De temps en temps, Madame la regarde en face, mais la bonne baisse alors le regard, sinon jette un regard de travers. Cette expression du regard indique la hiérarchie sociale qui existe entre Madame et les bonnes, mais aussi l’impossibilité de communiquer entre elles. Dans cette scène, Madame a une mimique énergique et très agressive, tandis que le teint maladif de Solange et sa démarche à pas de loup, les épaules tombantes, montrent qu’elle a peur de sa patronne. Dans le même temps, on perçoit une fausse soumission et une curiosité malsaine.
A la fin du jeu, alors qu‘elles jouent l’enterrement de Madame, Solange pousse la charrette pleine de fleurs et circule autour de Madame affolée et agenouillée par terre sous la menace de Solange.
Enfin quand Solange dit : “Elle nous aime comme ses fauteuils. Et encore! Comme la faïence rose de ses latrines!”(Genet 149), ses lèvres qui se contractent très nerveusement montrent la haine qu’elle éprouve contre ses conditions d’existence (bonne = faïence = objet que possède Madame).
Dans la deuxième séquence, après sa rentrée, la véritable Madame va et vient sur le plateau en se tapant, en mesure, la tête avec les mains. Ce geste-mouvement, pareil à celui d’un automate, montre l’angoisse et l’impatience de Madame devant l’emprisonnement de Monsieur, autrement dit devant la perte de son pouvoir social. Les acteurs n’utilisent pas la voix de fausset . Pourtant dans la scène où la véritable Madame apparaît, l’acteur qui tient le rôle de Madame parle d’une voix basse pleine de dignité, alors que les deux bonnes parlent d’une voix nasillarde. A l’exception de cette scène, tous les acteurs parlent sur un même rythme, d’une voix blanche et très monotone, sans timbre, en même temps, leur voix résonne comme le son d’une machine.
Kang Ryang-Won, dans cette mise en scène des Bonnes, insiste sur la sobriété et la condensation du jeu physique. A travers l’image corporelle, il a voulu figurer le conflit entre l’oppresseur et l’opprimé, entre l’envie et la haine. Il aurait cependant fallu prêter attention à lier les actions physiques à la profondeur narrative de la situation théâtrale pour que le “Physical acting” ne nous donne pas l’impression d’une expérimentation de pure forme.
2.2. La mise en scène de Park Jung-Hee : Performance rituelle et requiem.
Les Bonnes (en 2004, 2009) produites par Park Jung-Hee, metteuse en scène, sont une sorte de requiem à la mémoire des bonnes. Elle voit cette pièce comme un octaèdre ajusté de morceaux de miroirs qui renvoie au désir des bonnes, un désir à mort! Par sa mise en scène, Park Jung-Hee, veut faire apparaître le désir obscur et refoulé des bonnes, le faire parler et vivre sur le plateau. Pour ce faire, elle a remanié cette fable en y greffant l’affaire criminelle des sœurs Papin, auteurs du meurtre de leur maitresse (Obliques 100); Genet lui-même se serait inspiré de ce fait divers. En apparence, Les Bonnes, avec l’enquête de l’inspecteur de police, donne l’impression d’un théâtre documentaire. Or, cette enquête sert au théâtre-cadre. Quant à l’histoire des bonnes, elle renvoie au théâtre dans le théâtre. Park Jung-Hee a gardé le contenu de la pièce, mais le dénouement est tout à fait différent puisque les deux sœurs se suicident ensemble. En ce qui concerne le jeu scénique, elle a fait appel au rite chamaniste coréen qui convoque l’âme du défunt mort de façon injuste pour purifier sa rancune afin de le faire renaître dans l’au-delà. C’est l’inspecteur qui dirige le spectacle avec son enquête et ses commentaires. Par ailleurs, comme Park Jung-Hee a voulu interpréter la pièce sur le mode de la performance, elle a pris pour support du spectacle le corps des acteurs. Elle a également préféré l’économie des objets scéniques pour s’appuyer sur les effets d’éclairage. L’expression du désir des bonnes s’exprime soit par des gestes, soit vocalement ou alors par la danse. Les Bonnes ont été montées dans un petit théâtre en sous-sol et le plateau donnait l’impression de se trouver dans un sanctuaire pour une messe noire. Au centre du plateau, il y avait une baignoire de marbre qui contenait de l’eau, et de chaque côté de la baignoire, se dressaient deux torses auxquels était suspendue une robe, blanche pour l’un, rouge pour l’autre. Cette baignoire sera transformée en baignoire de Madame, en lit, en prison, en tribune et en matrice, au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue et toujours en rapport avec les autres éléments scéniques. Au centre des fauteuils d’orchestre, se trouvait une petite table devant laquelle il y avait une chaise; sur la table était posée une machine à écrire.
La scène plongée dans le noir est progressivement éclairée et l’on voit apparaître l’inspecteur qui regarde la machine à écrire, il entre ensuite sur scène et raconte le meurtre des deux sœurs. C’est au cours du spectacle que l’on trouvera la réponse à la question: pourquoi et comment mourir? Après la sortie de l’inspecteur, on entend une musique religieuse et les deux sœurs en robe noire entrent sur scène à reculons, comme si l’on rembobinait un film. Elles caressent tour à tour les robes, la baignoire, et font le geste de passer la serpillière sur le plancher. Après avoir enlevé sa petite robe noire, un des signes de la bonne, Claire en linge blanc plonge dans la baignoire, et Solange la suit. Ainsi commence ‘le Jeu de Madame’, elles se versent de l’eau l’une sur l’autre et s’insultent.
Dans la deuxième séquence, la nouvelle de l’acquittement de Monsieur met les deux bonnes au désespoir. Solange incite alors Claire au meurtre de Madame. Prises de frénésie, elles sortent de la baignoire et dansent très érotiquement et furieusement en faisant le tour du plateau. Avec l’eau qui ruisselle de leur corps et de la baignoire, le sol est vite trempé et un éclairage bleu-vert crée une ambiance fantastique et décadente. A la fin, Claire met ses mains sur la nuque de Solange et dit en éclatant de rire : “Nous serons devenues un couple du coupable et de la sainte. Nous serons sauvées”.
Dans la troisième séquence, l’inspecteur qui joue également le rôle de Madame, entre sur la scène. Après avoir mis la robe rouge, Madame qui apparaît grande et grosse, monte sur la baignoire couverte et invective les bonnes avec des gestes très exagérés d’un juge et une voix de fausset. Au pied de la baignoire, les bonnes, trempées jusqu’aux os, se trainent comme deux chiennes. Il y a dans cette scène une double image: celle d’un jugement religieux à huis clos et celle du Balcon, une autre pièce de Genet. Ayant appris la nouvelle de l’acquittement de Monsieur, Madame crie de joie. Au même moment apparaît sur le mur sa silhouette pareille à un aigle. Ici, l’inspecteur constitue le paradigme du pouvoir social en jouant tout à la fois Madame et Monsieur, paradigme inattaquable qui domine le conscient et la vie des deux bonnes.
Après la sortie de Madame, sous l’emprise d’une grande peur et du désespoir, les deux bonnes entrent dans un état de démence. Solange, assise sur la baignoire toujours couverte, confesse son crime, imitant la posture des menottes aux poignets. Sa silhouette grandit de plus en plus sur le mur tout en s’assombrissant. Enfin, Solange, agenouillée, se lève lentement en faisant le geste de voler dans le ciel. Sa silhouette sur le mur figure vaguement la croix. A travers ce jeu physique de Solange (mimique-geste-mouvement), Park Jung-Hee visualise la transmutation de la criminelle en sainte. On peut ainsi considérer que la transgression de la loi des hommes peut être reconnue, selon la loi de Dieu, comme un acte de sainteté. Après cette scène, les deux sœurs se suicident dans l’eau de la baignoire.
Faut-il voir ce suicide comme un retour dans la matrice ou comme une cérémonie rituelle de purification? Dans le premier cas, la conclusion est tragique parce ce que la révolte des bonnes (le prolétariat), due à la haine aussi bien qu’à l’envie d’être Madame (la bourgeoisie), a avorté à cause de leur ignorances : d’une part l’ignorance des codes sociaux, d’autre part l’ignorance de la cause de l’union de Madame avec Monsieur, autrement dit l‘ignorance de la coalition des biens et du pouvoir social. Leur suicide ne serait donc rien d’autre qu’une régression dans la matrice. Dans le second cas, on peut considérer que c’est une résistance symbolique à condition que leur mort réveille la conscience des bonnes qui vivent ainsi. On pourrait alors parler d’une renaissance rituelle. Le fait que l’inspecteur met un chrysanthème blanc devant les bonnes mortes, soutiendrait cette interprétation. Quoi qu’il en soit, Park Jung-Hee laisse aux spectateurs le choix d’une interprétation.
Pour conclure très brièvement, on espère que pendant ce festival les spectateurs découvriront de nouvelles et passionnantes lectures des pièces de Genet.
Bibliographie seleccionée
GENET, Jean .1977. OEuvres complètes, Paris, Gallimard.
JO, Heung-Yun .1999. The Korean Shamanism, Seoul National University Presse.
NAM, Sang-Sik .2009. “The Stage of the Physical Acting: Focused on the Works of Rayag-Won Kang’s Theatre Company Dong, in Journal of Korean Theatre Studies Association. Seoul : Yeounkeuk-Kwa-Inngan. pp. 245-276.
PAVIS, Patrice .2007. La mise en scène contemporaine, Paris, Armand Colin.
UBERSFELD, Anne .1981. L’école du spectateur. Paris : Editions sociales.
Obliques, No 2, 1972.
[1] Shin, Hyun-Sook was Professor (currently Honorary Professor) at the University of Duksung (1980-2008). She is theatre critic and responsible for Remedial drama at the School for the handicapped.
Copyright © 2009 Shin, Hyun-Sook
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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