Alvina Ruprecht[1]
Woyzeck (1837) de Georg Büchner. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Adaptation : Brigitte Haentjens.Musique originale : Alexandre MacSween.Scénographie : Anick La Bissonnière. Éclairages : Claude Cournoyer. Distribution : Marc Béland (Woyzeck), Evelyne Rompré (Marie), Paul Ahmarani (le Docteur), Paul Savoie (Le Capitaine), Sébastien Ricard (le Tambour-Major), Catherine Allard (Margreth), Gaétan Nadeau (Andrès). Théâtre : Théâtre du Centre national des Arts à Ottawa, du 9 au 13 février 2010.
Au mois de novembre 2009, le Centre national des Arts (CNA) d’Ottawa a reçu la production allemande de Hedda Gabler, mise en scène par Thomas Ostermeier, directeur artistique de la Schaubühne de Berlin. La présence d’Ostermeier s’inscrit dans la nouvelle politique artistique de Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre français du CNA, selon lequel des œuvres jouées dans une langue autre que le français ou l’anglais, mais présentées avec surtitres en français, peuvent désormais figurer dans la programmation francophone de l’espace du CNA. Cette heureuse ouverture vers les grandes œuvres de la scène européenne est d’autant plus importante que notre ville ne bénéficie pas de festivals de théâtre internationaux et ces spectacles nous font défaut. Wajdi Mouawad a bien compris le problème et, depuis deux ans donc, sa programmation offre aux habitants de la ville l’occasion de voir des artistes de très grande envergure.
Pendant le séjour d’Ostermeier à Ottawa, le Centre national des Arts, en collaboration avec l’Institut Gœthe, avait organisé un visionnement de sa mise en scène de Woyzeck filmé sur DVD lors de son passage à la Cour d’honneur du Palais des Papes, au Festival d’Avignon en 2004. Heureuse coïncidence en effet puisqu’une version tout à fait différente de cette pièce, mise en scène par Brigitte Haentjens (Montréal) était programmée au CNA au mois de février ; ce double événement nous a permis de réfléchir sur les possibilités d’une pièce créée en 1837, mais toujours aussi pertinente de nos jours. Ostermeier semble avoir visé surtout un public berlinois puisque son recours au dialecte berlinois, sa manière de transformer les villageois et les militaires en skinhead bully boys, qui dansaient une forme de hip hop agressif pour citoyens inactifs, frustrés, énervés devenaient, entre autres, la critique de l’attitude anti-immigration qui sévit actuellement en Europe. En plus, la scène où Woyzeck, en rasant le Capitaine, cherche les poils récalcitrants entre les jambes du militaire arrogant, devient elle aussi la remise en cause féroce d’une certaine hypermasculinité qui masque une homosexualité latente et réprimée. Cette modernité exacerbée se note également dans la scénographie : l’évocation du lieu de vidange des ordures en bordure d’un grand centre urbain, où les restes puants de la civilisation européenne giclent partout et coulent autour des ruines d’une immense arène, est un espace propice pour la cérémonie de mise à mort qui clôt la représentation. Une production époustouflante qui interpelle un public européen, allemand en particulier, sur tous les plans. Le rapprochement entre cette vision de Woyzeck et celle que Brigitte Haentjens nous a livrée à Ottawa récemment produit des comparaisons intéressantes.

© Lydia Pawelak
La metteure en scène québécoise Brigitte Haentjens, souvent attirée par les grands blessés de notre société, a déjà mis en scène Ingeborg Bachman, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Heiner Müller et Bernard-Marie Koltès. Elle nous a proposé une nouvelle adaptation québécoise de l’œuvre de Georg Büchner, à partir des fragments qui constituent le texte allemand originel. Il est clair que le personnage de Franz Woyzeckdevait attirer Haentjens tôt ou tard puisqu’il est la victime emblématique, celle qui annonce, bien avant Fanon, tous les opprimés, les persécutés, voire les damnés de la terre.
Curieusement, cette mise en espace, perçue comme un collage de fragments scéniques fidèle au manuscrit inachevé de Büchner, évoque la structure épisodique du théâtre brechtien (bien avant son temps, bien sûr). Haentjens réoriente notre regard par rapport aux mises en scène passées, surtout la tragi-comédie urbaine hypernaturaliste de Thomas Ostermeier. En revanche, la création québécoise de Mme Haentjens est un face à face entre des corps, mus par une énergie hypermasculine, et la projection énergique délirante d’un esprit délirant, en proie à des hallucinations de plus en plus fortes. En effet, affaibli par son régime de petits pois, Woyzeck ne peut plus se défendre et se laisse humilier, frapper et insulter par la petite collectivité du village, microcosme d’une société qui a toujours besoin d’une victime expiatoire, pour accomplir ses rituels de survie en période de crise. Büchner lance une attaque virulente contre le raisonnement du Docteur, inspiré des ethnologues du XIXe siècle, par une stratégie ironique, soit une lecture raciste du monde, celle d’un Rousseau en délire ou d’un Lévy Strauss lobotomisé. Le « scientifique » qui se déplace comme une grotesque marionnette en menant cette expérience inhumaine avec Woyzeck (en lui imposant ce régime alimentaire ridicule) veut démontrer que Woyzeck, qui n’a pas été « civilisé » par la formation militaire, reste très près de sa nature « bestiale », être instinctuel qui ne mérite que le mépris des autres. Par une vision scénique marquée par cette opposition « culture / nature » ironique qui alimente les gestes de ces tortionnaires caricaturaux, MmeHaentjens met en valeur l’opposition profonde entre Woyzeck (son humanité, sa fragilité, sa sensibilité) et la cruauté des autres.
En effet, ce microcosme social qui humilie la pauvre « bête » devient à son tour une machine déshumanisée qui signale sa propre bestialité par une chorégraphie violente, énergique et même tribale, inspirée des danses traditionnelles québécoises. Est-ce un commentaire sur le Québec ? C’est possible. Le groupe se déplace collectivement, les jambes de la collectivité deviennent des bâtons qui frappent le sol à l’unisson et font trembler les murs. Cette machine collective produit un être particulièrement terrifiant qui est le « vrai homme », le Tambour-Major, celui qui fait sa danse de « séduction masculine » comme l’animal en rut, pour attirer la femme de Woyzeck (Marie). Voilà que le vrai homme se transforme lentement en gorille, incapable de s’exprimer autrement que par des grognements, incapable de se tenir droit sur ses jambes. Le travail corporel et vocal était d’une précision impressionnante et évoquait toutes les situations d’abjection possibles dans ces rapports entre Woyzeck et ses bourreaux.

Par ailleurs, le brouillard qui recouvre l’arrière du plateau avale et recrache les comédiens qui émergent, puis se fondent dans son épaisseur, et indique dès le départ la confusion qui envahit l’esprit du personnage principal. Au-dessus du plateau, se trouve une immense passerelle rouge qui tranche la scène en deux, ce praticable obligeant les comédiens à se déplacer en rampant, eux aussi, comme des bêtes. Sous la passerelle gisent les poutres d’une voie ferrée, une échelle et les restes d’un chantier industriel, les traces d’un lieu déjà moribond, où la mise à mort expiatoire, provoquée par la cruauté de la collectivité bestiale, était le dénouement inévitable.
Ce langage corporel, extrêmement puissant, semble prendre possession de la scène au détriment de la parole, et parfois ces stratégies semblent aller trop loin. Ce qui dérangeait, à la limite, c’étaient justement ces expressions d’hyperviolence et de colère extrême. Les hurlements deviennent énervants et on se demandait si les comédiens, perturbés par l’immensité de cet espace scénique, ressentaient le besoin de s’affirmer dans un espace auquel ils n’étaient pas habitués. Cette représentation au théâtre du Centre national des Arts était la première soirée d’une tournée canadienne – après la reprise d’une production qui avait été créée en 2009 – et on aurait dit que les artistes ne se rendaient pas compte de la grande diversité des espaces qui les attendaient lors de cette tournée. Par ailleurs, la chorégraphie de jambes bottées qui martèlent le sol, tellement impressionnante au départ, devient peu à peu fatigante car elle n’évolue pas et se transforme à la longue en gag scénique qui perd son effet.

© Lydia Pawelak
Heureusement, des moments de jeu individuels viennent racheter le spectacle. La grotesque rencontre entre le Docteur et le Capitaine qui discute le sort de Woyzeck a parfois évoqué la comédie inquiétante des clowns de Beckett. Marie, la femme de Woyzeck, prise entre la volupté d’un corps en manque et le dégoût devant un mari incapable de s’affirmer, produit des moments de tension intéressante où la comédienne passe de la mère énervée à la femme sensuelle et à la putain lubrique. Il y a surtout la mise à mort rituelle de Marie par Woyzeck, où celui-ci est visiblement pris entre un élan de jalousie destructrice qui inspire son acte, et une profonde tendresse à l’égard de cette femme. Cette scène, où ses coups meurtriers se transforment en caresses mortelles, était un chef-d’œuvre car elle a bien cerné les puissantes contradictions qui ont fait de Woyzeck un personnage profondément tragique.
[1] Alvina Ruprecht est professeur émérite de l’Université Carleton (Études françaises et francophones) et actuellement professeur adjoint au programme d’études théâtrales de l’Université d’Ottawa. Elle est critique de théâtre a la Radio nationale du Canada (Ottawa Morning CBC), Vice-présidente de l’Association canadienne des critiques de théâtre et co-fondateur de l’Association des critiques de théâtre de la Caraïbe. À part ses recherches et ses nombreuses publications universitaires, elle contribue à différents sites de critique théâtrale dont www.madinin-art.net (Martinique) et www.theatredublog.unblog.fr (Paris).
Copyright © 2009 Alvina Ruprecht
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.