Carole Guidicelli* & Didier Plassard**
Abstract
The contemporary stage offers a wide range of ghostly apparitions, especially when dealing with traumatic events of recent History. Three recurring modes are here analyzed, through different examples of textual or scenic processes. The first one (by Müller, Visniec, Kantor) is to mix or fragment the individual identities of these ghosts; the second one (by Müller, Mesguich, Castellucci, Mouawad, Pinter) is to use sound effects or shifting voices to suggest mental images of traumatic events, a kind of “dibbuk-effect” as staged in An-Ski’s famous play The Dibbuk; the third one (by Vinaver, Müller, Mouawad, Complicite) is to create “spectral effects”: a splitting of time and space which aims to represent post-traumatic mental dissociations, but can also be used to re-create a community with the audience.
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L’art du théâtre ne dessine pas seulement un espace où l’instant présent devient représentation d’un temps plus ou moins éloigné, mais toujours déjà enfui. Il est aussi, à bien des égards, mise en contact des générations d’aujourd’hui avec celles qui les ont précédées, et par là des vivants avec les morts. Si, dans les formes théâtrales les plus anciennes, à fonction magique ou religieuse, les morts sont ramenés provisoirement parmi les vivants pour être ensuite mieux exclus, renfermés à l’intérieur des frontières de l’au-delà, la représentation théâtrale, lorsqu’elle devient profane, ne contribue pas à renforcer la ligne de séparation entre les deux mondes mais plutôt à la remettre en jeu, pendant un instant : au théâtre, ceux qui ne sont plus pèsent de tout leur poids d’intranquillité sur ceux qui sont encore, les fantômes passent sur les planches pour mettre en garde, pour menacer ou pour dire leur souffrance, ouvrant dans l’espace-temps de la fiction dramatique une brèche inquiétante, profondément déstabilisatrice, par où le régime de la représentation se voit lui-même menacé.
Cette inquiétude, dont on pourrait croire qu’elle concerne principalement des arts d’origine très ancienne ou bien certaines époques précisément délimitées dans l’histoire du théâtre occidental (les théâtres grec et romain, ou celui de l’époque de Shakespeare principalement) fait étrangement retour sur la scène contemporaine. Depuis une trentaine d’années en effet, dramaturges et metteurs en scène mettent en œuvre un « retour des morts » auquel nous avons récemment consacré un dossier dans la revue Alternatives théâtrales[1]. Nous voudrions ici prolonger cette réflexion, en nous concentrant sur quelques modes de figuration ou d’évocation des victimes et des bourreaux, des guerres, des totalitarismes et des génocides de l’histoire de notre temps. Des figures de la mort collective, au travers desquelles le théâtre réfléchit sur son époque, à hauteur de mémoire humaine si l’on peut dire : c’est-à-dire sur des événements dont les témoins et les contemporains vivent encore parmi nous.
Nous mettrons ici principalement l’accent sur deux modalités du traitement de ces figures, énonciatifs ou sonores d’une part (l’« effet-dibbouk », pour reprendre un concept forgé par Elisabeth Angel-Pérez dans son analyse de la dramaturgie anglaise contemporaine) et visuelles, voire spectaculaires d’autre part (l’« effet-spectre » développé par Daniel Mesguich prolongeant la réflexion de Jacques Derrida).
Les revenants qui paraissent sur la scène contemporaine se manifestent aussi, plus simplement, sous une apparence corporelle : mais même dans ce cas, lorsque des acteurs leur prêtent leur vêtement de chair, c’est à l’intérieur de dispositifs dramaturgiques complexes qui mettent en question les frontières de l’identité. Comme les modèles shakespeariens dont ils procèdent parfois explicitement, les spectres du théâtre contemporain savent parfois mobiliser les pouvoirs du vertige et de la sidération.
La décomposition du spectre
Commençons par un premier aspect : la diffraction des identités dans le traitement des spectres des victimes et bourreaux.
C’est justement par une réécriture de la première scène d’Hamlet que l’écrivain est-Allemand Heiner Müller fait commencer sa dernière pièce, Germania 3 – Les Spectres du Mort-homme (1995). Signe des temps, les fantômes eux-mêmes y montent la garde, non plus sur le rempart d’Elseneur, mais sur cette autre limite entre deux mondes que constituait le Mur de Berlin. Ces fantômes, ce sont ceux de deux figures du panthéon communiste allemand, Ernst Thälmann, dirigeant du parti entre les deux guerres, mort à Buchenwald, et Walter Ulbricht, premier secrétaire du SPD et chef du gouvernement de RDA. Tous deux placés éternellement en faction sur ce mur dont ils portent directement ou indirectement la responsabilité, châtiés par la faute même qu’ils ont commise tels les suppliciés de Tantale ou de l’Enferde Dante, ils font la chasse aux fugitifs qui tentent de franchir la frontière. Puis les fantômes de Lénine et de Trotski (celui-ci portant « la hache de Macbeth encore dans le crâne »), accompagnés de Hitler, font irruption dans le bureau de Staline ; le même Staline, suivi d’un cortège de rats tel le joueur de flûte de Hamelin, fait un peu plus tard son apparition dans le bunker où Hitler s’apprête à se suicider.
De même que dans les autres pièces de Müller consacrées à l’histoire de l’Allemagne, Germania mort à Berlin par exemple, dictateurs, gouvernants et hommes politiques sont ici traités de manière grotesque, souvent doublés d’une deuxième identité empruntée à l’histoire littéraire (Shakespeare, mais aussi Kleist, Hölderlin ou Hebbel – nous y reviendrons –), comme si leur retour sur la scène théâtrale suivait le principe formulé par Marx dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, selon lequel les événements et les personnages historiques apparaissent toujours deux fois, une première sous les traits de la tragédie, une seconde sous ceux de la farce.
En revanche, c’est seulement comme une « entrée des morts », sans autre précision, que font irruption auprès de Staline et de Hitler les victimes des deux totalitarismes, ainsi peut-être que sous l’aspect de ce troupeau de rats suivant Staline ; la Shoah elle-même ne donne lieu à aucune évocation scénique, mais seulement à de rapides allusions dans les dialogues des Nazis ou au détour d’une didascalie. Comédie grimaçante où les soldats allemands et soviétiques combattant à Stalingrad croisent les Nibelungen,Germania 3 décompose comme en un spectre lumineux les figures elles-mêmes fantomatiques des puissants, laissant à la mise en scène le choix de décider comment figurer – ou du moins suggérer – leurs cortèges de victimes.
D’autres spectres, revenus des guerres de l’ex-Yougoslavie ou de la Seconde guerre mondiale, hantent aussi l’une des toutes dernières pièces de l’auteur français d’origine roumaine Mateï Visniec, Le Mot de progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux (2007). Plus simple que celle de Heiner Müller dans Germania 3, la configuration dramatique de la pièce de Visniec repose cependant sur un dispositif singulier. Un père et une mère croates, de retour dans leur maison à demi détruite par la guerre et désormais située en territoire serbe à quelques pas de la frontière avec la Croatie, tentent de retrouver les restes de leur fils Vibko, mort pendant les combats, afin de lui donner une sépulture. Séjournant avec eux dans cette même maison, le spectre du fils leur parle sans qu’ils puissent l’entendre, tandis que les deux parents s’adressent imaginairement à lui alors que même son spectre est absent de la scène.
Toute la pièce de Visniec est ainsi consacrée au travail difficile du deuil des victimes de la guerre : l’une des scènes les plus saisissantes voit par exemple la mère de Vibko mettre à sécher sur un fil des chemises blanches qui se couvrent immédiatement d’une grande tache de sang, avant qu’un cortège de femmes vêtues de noir les décrochent une à une pour les ensevelir dans un peu de terre qu’elles transportent dans leurs brouettes. Une vieille femme se plaint qu’on jette continuellement des ossements dans son jardin ; quant au père de Vibko, il creuse des trous dans la forêt à la recherche du cadavre, puis négocie le prix d’un crâne avec un voisin qui fait le commerce de restes humains, afin que les mères puissent pleurer sur ce qu’elles croient être la dépouille de leurs fils.
Inversement, le monde des morts est marqué par la joie et la distance à l’égard des conflits qui les ont fait s’entretuer. Les revenants ne viennent pas pour réclamer vengeance, mais pour témoigner de leur coexistence pacifique sous la terre. Ainsi Vibko ramène-t-il à la maison, pour les présenter à ses parents qui ne les voient pas davantage, deux autres revenants, un partisan serbe et un soldat allemand morts pendant la Seconde guerre mondiale. Près du village, en effet, tous les peuples semblent s’être donné rendez-vous pour venir y mourir :
Le Fils : Fais attention lorsque tu creuses, père. Dans cette forêt il y a plusieurs couches de morts… C’est des couches fragiles, père, ça risque de s’écrouler à tout moment… C’est comme si on avait plusieurs toiles d’araignée tissées les unes sur les autres, avec un tas de gens engloutis à l’intérieur… On est une bonne trentaine de nationalités dans les entrailles de cette forêt, mais on s’entend bien ensemble… Parfois on se met à chanter et alors, je te jure, c’est la rigolade, ça résonne en serbo-croate, en russe, en allemand, en italien, en albanais, en turc, en bulgare, en grec, même en roumain… […]
Mais les images les plus nombreuses et les plus frappantes de ce retour des fantômes, ramenant comme une dernière fois sur la scène les figures d’un passé traumatique, sont sans doute celles dont le metteur en scène polonais Tadeusz Kantor a peuplé ses spectacles. Nombreux sont les moments des mises-en-scènes du Théâtre Cricot 2 qui ont vu s’avancer sur la scène les revenants de communautés disparues, souvenirs de l’enfance du metteur en scène, voire certaines grandes figures historiques. Écoliers dans La Classe morte (1976), soldats partant pour la Première guerre mondiale dans Wielopole Wielopole (1980), officiers violonistes dans Je ne reviendrai jamais (1988). Visages gris ou blanchis des acteurs, figures de cire des mannequins, raideur des membres, impassibilité des traits disent à chaque fois que ces personnages ne reviennent pas sous les apparences d’autrefois, avec les couleurs et la fraîcheur de leur vie passée, mais comme des cadavres remis en mouvement.
Surtout, ils s’inscrivent dans différentes configurations qui brouillent ou fragmentent les identités : la femme qui photographie les soldats partant pour le front se révèle être aussi, en un raccourci temporel saisissant, la mort qui les mitraille (Wielopole Wielopole) ; dans Qu’ils crèvent les artistes (1985), les jumeaux, l’un couché sur le lit de mort, l’autre à son chevet, jouent respectivement « Moi-mourant » et « l’Auteur », tandis qu’un enfant sur un petit chariot incarne « Moi à l’âge de 6 ans » et que le spectre du général Pilsudski, monté sur le squelette d’un cheval, représente l’image idéalisée dans laquelle ce « Moi à l’âge de 6 ans » s’imaginait adulte. Entre passé et futur, anticipation du souvenir et souvenir de l’anticipation, le metteur en scène polonais, lui-même présent au bord du plateau, construit un espace-temps véritablement vertigineux.
Du bruissement mnémonique à l’effet-dibbouk
Une deuxième modalité du traitement des fantômes sur la scène contemporaine est la mise en œuvre d’effets sonores qui, de manière plus ou moins diffuse, travaillent à réveiller les souvenirs du spectateur. Deux aspects sont particulièrement frappants dans cette mise en œuvre : d’une part, la dimension d’implicite qui les accompagne, puisqu’elle repose sur des associations d’idées qui ne sont pas immédiatement déchiffrables par le spectateur ; d’autre part, leur insertion dans un enchevêtrement de couches sonores faisant de ces effets comme des échos lointains.
C’est par exemple l’enregistrement de bruits de train qui, dans la mise en scène de La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht par Heiner Müller (1995), interrompt à plusieurs reprises l’action scénique, de façon surprenante. Accompagnés du défilement de carrés de lumière qui passent sur le corps des acteurs et sur le décor, ces bruits semblent tout d’abord sans relation directe avec la pièce. C’est donc avec retard, lorsqu’ils surviennent pour la deuxième ou la troisième fois, que le spectateur associe ces passages de trains au souvenir de ceux de la déportation, et comprend qu’ils sont en quelque sorte l’équivalent des écriteaux qui, dans la pièce de Brecht, relient la parabole des combats de gangsters pour le trust des choux-fleurs à l’histoire de la prise du pouvoir par Hitler. Pour autant, il ne s’agit pas, dans la mise en scène de Müller, d’un procédé épique : la discontinuité n’ouvre ni sur un questionnement adressé au public, ni sur un commentaire, mais sur une association d’idées au premier abord énigmatique ; et la fonction de cette discontinuité est de produire un choc émotionnel, non une prise de distance intellectuelle.
Un autre surgissement d’effets sonores inattendus est celui qui intervient dans les deux mises en scène par Daniel Mesguich du Dom Juan de Molière, en 1996 et en 2002. Dans la scène 3 de l’acte IV, Dom Juan reçoit pour se moquer de lui et le renvoyer, sans avoir à le rembourser, son principal créancier, Monsieur Dimanche. Plusieurs modifications apportées par la mise en scène transforment radicalement la signification de ce moment, traditionnellement traité de façon comique, en faisant de Monsieur Dimanche un Juif.
Les données socio-historiques accréditent le choix de Mesguich : dans la pièce de Molière, Monsieur Dimanche n’a pas d’autre métier que celui de prêter de l’argent, ce qui fait de lui un usurier, une des très rares activités alors permises aux Juifs. D’autre part, le patronyme de « Dimanche » peut résulter d’un processus d’assimilation. En France, la population juive convertie a parfois opté pour des noms à consonance française, noms de lieux ou, comme c’est le cas ici, de jour. D’une certaine façon, la mise en scène nous donne donc à déchiffrer les traces discrètes de la présence juive au sein de la société française du 17e siècle.
Dans la mise en scène de Daniel Mesguich, Monsieur Dimanche entre accompagné de sa femme et de ses deux enfants. Tandis qu’un air traditionnel yiddish se fait entendre, tous apparaissent portant le vêtement des ashkénazes (les communautés juives d’Europe de l’Est au début du 20e siècle) : le paiement de la dette par Don Juan est d’une telle importance pour la famille qu’il justifie la présence de tous ses membres. Leur sortie, à la fin de la scène, devient donc l’emblème de l’expulsion de toute une communauté . Lorsque le maître de maison ordonne à ses domestiques, des hommes en noir munis de torches enflammées, de les escorter, toute la famille est prise de peur et les enfants se blottissent contre leur mère. La bande-son fait alors entendre différentes couches sonores : extraits d’un discours d’Hitler, clameurs de ses partisans, sifflements de train évoquant eux aussi ceux de la déportation.
De l’exclusion de l’importun au mécanisme du bouc émissaire voire à la destruction génocidaire, la mécanique de la violence est vite enclenchée… La mise en scène travaille sur les échos lointains de la conscience coupable, sur les souvenirs douloureux de l’Occupation. Voix et sons font leur chemin dans la conscience du spectateur… dans sa mémoire d’une certaine histoire de son pays, la France, et de l’Europe tout entière.
Nous pourrions multiplier les exemples, tout aussi complexes, de ces évocations sonores des moments traumatiques de l’histoire du 20e siècle. Elles sont souvent indirectes. Comme le rappelle le metteur en scène italien Romeo Castellucci, commentant l’acte intitulé « Auschwitz » dans son spectacle Genesi – from the Museum of sleep (1999) ( : « les enfants étaient les premiers à entrer dans le gaz. Il n’existe pas d’enregistrement de la voix d’un enfant dans le camp de concentration[2]. » Aussi choisit-il, pour évoquer le plus célèbre des camps d’extermination, le contraste d’une image visuelle très douce (des enfants dans un décor blanc, jouant avec un petit train) et de la voix enregistrée d’Antonin Artaud lisant des extraits de Pour en finir avec le jugement de Dieu.
Mais il arrive que cette voix du mort ou des morts soit intégrée dans la voix d’un personnage, pour interférer avec elle, s’y substituer, voire pour fusionner avec elle. Dans la pièce Forêts de l’auteur québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad (2006), une jeune femme, Aimée, devient le lieu d’affleurement ou de cristallisation des traces et des voix du passé.
Aimée se définit elle-même comme un personnage sans mémoire, incapable de se situer dans le temps historique ou de garder le souvenir des dates marquantes des événements du monde. Mais, paradoxalement, elle devient le lieu de manifestation d’images, de voix, de situations du passé. Frappée de crises d’épilepsie, elle est traversée par des visions de la Première guerre mondiale, dans lesquelles apparaît un homme qui se révèlera être l’un de ses « ancêtres », Lucien. Avec ce personnage derrière lequel elle semble dans ces moments-là s’éclipser, le personnage d’Aimée devient la scène où se rejoue une histoire à la fois collective et intime, mondiale et familiale.
Dans la pièce Ashes to ashes d’Harold Pinter (1996), une étape supplémentaire est franchie, puisqu’un personnage féminin, Rebecca, porte en elle la mémoire d’une autre femme qui finit par l’envahir au point de recouvrir son identité. À l’ouverture de la pièce, un homme, Devlin, l’interroge, pour obtenir d’elle un aveu d’adultère et connaître dans ses détails l’histoire de cette liaison amoureuse. Mais les éléments qui remontent au fil de cette longue séance de « maïeutique » (pas si loin de la thérapie) sont nimbés d’une certaine étrangeté, et la parole de Rebecca ressemble parfois à un récit de rêve construit autour d’images, de gestes récurrents ou de situations marquantes. Par exemple, lorsqu’elle raconte l’étreinte avec son amant, c’est une étreinte violente, à la limite du sadomasochisme ; l’un des lieux de rencontre qu’elle mentionne évoque un camp militaire puis un camp de concentration. Et surtout, une situation traumatique revient : celle d’un train dans lequel on force des femmes à monter en leur arrachant leurs bébés. À chaque nouveau moment de son récit, l’identité de Rebecca paraît se fondre un peu plus dans celle de cette autre femme qui l’habite, abolissant la distance temporelle qui les sépare, jusqu’à ce que Rebecca devienne elle-même l’une des déportées à qui des soldats arrachaient leurs enfants.
Dans son livre Voyages au bout du possible[3], Elisabeth Angel-Perez parle d’« effet-dibbouk » à propos de cette pièce de Pinter. Elle reprend ainsi dans un contexte contemporain la légende juive du « dibbouk», celle de la possession d’un corps vivant par l’âme d’un défunt, légende à laquelle la pièce de Schlomo An-Ski Le Dibbouk (1915) a donné sa forme dramatique. Dans la pièce d’An-Ski, une jeune fille, Lea, est possédée par un dibbouk le jour fixé pour ses noces ; ce dibbouk est l’âme d’un jeune homme défunt, Khonen, étudiant kabbaliste amoureux de Lea. Le père de Lea, Sender, apprend de la part du rabbin exorciste que Khonen est le fils d’un ami d’enfance auquel il avait promis que leurs deux enfants seraient unis. La promesse oubliée suscite la colère du père défunt de Khonen, et le rabbin, pour y remédier, met en place un tribunal confrontant un vivant et un mort, le père de Lea et celui de Khonen.
Dans la pièce d’Harold Pinter, aucun tribunal ne peut mettre fin à la hantise, et c’est donc l’esprit de Rebecca qui se fait le terrain même du conflit. Mais ce qui la rapproche de la figure de Lea dans la pièce d’An-Ski, c’est que toutes deux sont possédées par une âme qui est aussi la représentante d’une lignée détruite et de vies interdites : Khonen est mort sans descendance, les femmes emmenées en déportation ont été dépossédées de leurs bébés.
Effet-spectre : l’espace-temps de la fracture et de la réconciliation
Dans son livre Spectres de Marx (1993), Jacques Derrida développe les différentes traductions possibles de la phrase d’Hamlet « The time is out of joint », mettant ainsi l’accent sur le phénomène de rupture ou de disjonction dans la continuité temporelle. Dans le prolongement de cette réflexion, le metteur en scène Daniel Mesguich a inventé l’expression « effet-spectre » pour définir ce phénomène de disjonction temporelle. En effet, l’apparition d’un spectre ne produit pas seulement une brèche dans la séparation entre morts et vivants, mais aussi une forme de retournement de la flèche du temps, voire de tourbillon chronologique entraînant la dislocation du sujet, comme nous l’avons vu à propos du spectacle de KantorQu’ils crèvent, les artistes.
Par exemple, dans la pièce de Michel Vinaver intitulée 11 septembre 2001 (2002), le texte est constitué exclusivement d’un montage de matériaux documentaires qui mélange l’avant, le pendant et l’après de l’événement historique. Aux témoignages des victimes (pilotes, employés des tours, sauveteurs), se mêlent les voix des journalistes rapportant en direct l’incendie et l’effondrement des Twin Towers, mais aussi la lettre-testament de l’un des terroristes, Mohammed Atta, ainsi que le discours de Georges W. Bush, entrecoupé de celui d’Oussama Ben Laden. Fragmentation des voix et dislocation de l’espace-temps énonciatif créent le sentiment d’un événement interminable, sans avant ni après. Cet effet se trouvait encore renforcé par le choix du metteur en scène Robert Cantarella qui, en donnant à entendre aux spectateurs trois fois le texte intégral de la pièce, créait un équivalent théâtral de la répétition en boucle des mêmes images traumatiques qu’avaient diffusées les écrans de télévision du monde entier.
Une autre forme de dislocation de la continuité temporelle intervient dans la pièce déjà évoquée de Heiner Müller, Germania 3. Pris dans la bataille de Stalingrad, des soldats allemands voient surgir les personnages du Prince de Hombourg de Kleist, puis Kriemhild et Hagen qui récitent un extrait desNibelungen de Friedrich Hebbel, avant d’apparaître dans des uniformes de généraux allemand et russe. « L’Allemagne n’arrête pas de jouer les Nibelungen », déclarait Müller dans un entretien[4]. Ce retour de l’ancien, voire du très ancien, au cœur du 20e siècle est pour lui le signe de l’incapacité du monde contemporain à se défaire des archaïsmes, des impuissances et des ratages de l’histoire. Il y a une malédiction de la répétition : les mêmes scénarios se répètent, montrant ainsi notre échec à nous débarrasser des fantômes du passé.
La dislocation de la temporalité sert donc chez Heiner Müller, comme jusqu’à un certain point chez Michel Vinaver, à creuser les écarts et les zones de conflit, à l’intérieur de la représentation de l’événement historique aussi bien que dans la conscience des spectateurs. L’effet-spectre fonctionne ainsi comme une puissance de clivage et de séparation.
Mais d’autres hommes de théâtre contemporains en font un usage inverse, en se servant de l’entrecroisement de différentes époques ou de différents récits pour un travail de reconstruction et de réconciliation. Dans la pièce Littoral de Wajdi Mouawad (1999), un jeune homme, Wilfrid, retourne au Liban avec le cadavre de son père pour lui trouver une sépulture. Les cinq jeunes gens de son âge qu’il rencontre sur son chemin ont perdu leurs propres pères dans la guerre sans pouvoir accomplir leur deuil. Dès lors, c’est ensemble qu’ils vont laver le père mort de Wilfrid et s’adresser à lui comme si c’était le leur. Le rituel funéraire permet ainsi à chacun de raconter son histoire, de se réconcilier avec ses morts et avec la vie et de construire une identité commune, celle d’un groupe qui ira témoigner de l’histoire de ce pays à travers sa propre histoire.
Un deuxième exemple peut nous être donné par le spectacle Mnemonic du groupe théâtral anglais Complicité en 1999, qui croise différents fils narratifs. L’histoire principale est celle d’une reconquête du passé. Alice, une jeune femme britannique, part à la recherche de son père qu’elle n’a jamais connu. Au terme de son voyage, Alice découvre que son père était juif et a fui les persécutions nazies, ce que sa mère lui a toujours caché. Pendant ce voyage, elle rencontre d’autres personnages ayant connu un destin comparable : la fuite devant les massacres.
L’histoire d’Alice croise un deuxième fil narratif : celui de la découverte du corps d’un homme du Néandertal, momifié par les glaces, dont les scientifiques reconstituent progressivement le destin et la personnalité à partir de l’examen du cadavre et des quelques fragments d’objets qui l’entouraient. On découvre que lui aussi a dû fuir le massacre de son village.
À de multiples reprises, la mise en scène joue de glissements d’identité, le corps d’un personnage devenant celui d’un autre, jusqu’au moment final où tous les interprètes viennent tour à tour s’allonger dans la posture du corps de l’homme de Neandertal, en une ronde ininterrompue. Turcs fuyant les Grecs, juifs fuyant les pogroms puis l’extermination par les nazis, homme préhistorique fuyant la destruction de son village et le massacre de ses habitants ne forment plus qu’une longue chaîne de destins, comme une même image dont les traits se durcissent par la surimpression.
Les motifs de la projection identitaire et de la réconciliation par la reconstruction d’une communauté humaine étaient préparés dès le prologue de la représentation : le metteur en scène Simon Mac Burney demandait à chaque spectateur, dans une complète obscurité, de tenir dans sa main une feuille et de suivre avec ses doigts le dessin des nervures, afin de reconstituer mentalement son propre arbre généalogique. Multiplié par les générations, le nombre des ancêtres des spectateurs présents dans la salle finissait par atteindre un nombre gigantesque qui amenait mathématiquement à cette conclusion : tous avaient nécessairement, sur quelques dizaines de générations, des ancêtres communs. L’arbre généalogique devenait une partie de l’arbre de l’humanité.
La scène comme un appareil psychique
Les procédés scéniques et dramaturgiques qui viennent d’être évoqués montrent que le théâtre contemporain, pour rendre compte des événements traumatiques de l’histoire collective, met en œuvre des modes de fonctionnement proches de ceux de la mémoire : discontinuité temporelle, superposition et glissement des identités, retour d’images obsédantes, identifications involontaires. Ce n’est plus seulement l’appareil psychique qui s’organise à la manière d’une scène, comme l’enseigne la psychanalyse, c’est la scène elle-même qui se construit comme un appareil psychique hanté par le souvenir.
C’est donc une voie inverse de celle du théâtre documentaire qui se profile ici : une voie qui ne repose plus sur l’objectivité du document historique, mais sur les incertitudes et les accidents de la mémoire subjective. Effets-spectres et effets-dibbouk construisent un théâtre des affects à vocation politique, qui interroge les conflits et tente de les dépasser par de nouvelles voies.
Pourquoi, cependant, assistons-nous aujourd’hui à cette multiplication des spectres et des voies fantomales ? Nous risquerons, pour finir, deux hypothèses complémentaires l’une de l’autre.
D’une part, les événements traumatiques représentés sur la scène sont encore proches de nous : la mémoire des témoins ou des proches, toujours vive, ne s’est pas entièrement dissoute dans l’effort d’objectivité et d’arbitrage des historiens (histôr, comme le rappelle François Hartog[5], désigne chez Homère la fonction d’arbitre). La représentation théâtrale joue donc ici le rôle d’un activateur du souvenir, elle est l’un des dispositifs par lesquels les souffrances collectives trouvent une nouvelle fois à se dire, mais aussi à se transmettre, avant que l’éloignement temporel ne les renferme définitivement dans le silence des archives, des monuments et des livres. Si les fantômes hantent la scène, c’est pour témoigner que les vivants ne sont pas apaisés, que les deuils innombrables – produits des mobilisations générales, des génocides et des meurtres de masse, des guerres civiles et des attentats terroristes – ne sont pas accomplis.
D’autre part, la fin des années 1980 a vu s’opérer, selon les historiens (Jacques Le Goff, Pierre Nora, François Hartog notamment), un basculement de l’histoire vers la mémoire dans la façon dont nous nous représentons généralement le passé. L’effondrement du communisme n’a pas seulement ouvert la voie à l’expansion généralisée des modèles libéraux et à la mondialisation de l’économie, il s’est aussi inscrit dans un processus plus large (puisqu’il affecte aussi les démocraties occidentales) de mise en crise de l’idée de progrès. N’étant plus orientée par l’espoir d’un avenir meilleur, notre interprétation du passé cesse d’être organisée comme une série d’étapes conduisant progressivement la collectivité humaine vers la réalisation de son accomplissement. Ce passé devient donc le lieu d’une multiplication de mémoires particulières qu’il devient chaque jour plus difficile de rassembler en une histoire commune.
Pour autant, aujourd’hui comme hier, seule la connaissance historique pourrait entièrement nous libérer de la hantise du passé. C’est ce qu’affirmait avec force Heiner Müller :
Pour se débarrasser du cauchemar de l’histoire, il faut commencer par reconnaître l’existence de l’histoire. Il faut connaître l’histoire. Sinon, elle pourrait faire retour sur le mode ancien, sous forme de cauchemar, le fantôme d’Hamlet.[6]
Infiniment plus complexe aujourd’hui qu’il ne l’était lorsque les sociétés occidentales, sûres de leur supériorité, prétendaient écrire l’histoire du monde, le travail de l’historien aide à ce que le deuil s’accomplisse, à ce que la souffrance laisse place au souvenir ; mais la scène, lorsqu’elle convoque les spectres, apporte son aide à cette même transformation en permettant que se réalise une nouvelle catharsis.
Notes de fin
[1] Carole Guidicelli, Didier Plassard (dir.), « La place du mort sur la scène théâtrale contemporaine »,Alternatives théâtrales, n° 99 (Expériences de l’extrême), Bruxelles, novembre 2008.
[2] Romeo Castellucci, « Teorie », in R. Castellucci, Chiara Guidi, Claudia Castellucci, Epopea della polvere, Il teatro della Societas Raffaello Sanzio 1992-1999, Ubulibri, Milan, 2001, pp. 264-265.
[3] Élisabeth Angel-Perez, Voyages au bout du possible, Les théâtres du traumatisme de Samuel Beckett à Sarah Kane, Klincksieck, Paris, 2006.
[4] Voir Heiner Müller, Erreurs choisies, L’Arche, Paris, 1988.
[5] Voir François Hartog (dir.), L’Histoire, d’Homère à Augustin, Éd. du Seuil, Paris, 1999.
[6] Heiner Müller, Erreurs choisies, p. 95.
*Carole Guidicelli est docteur en Études théâtrales de l’Université Paris 3 avec une thèse sur les mises en scène de Daniel Mesguich (directeur : Georges Banu). Elle a publié de nombreux articles et chapitres dans des ouvrages collectifs et des revues spécialisées (Alternatives théâtrales, Puck, Double Jeu…) et coordonné le dossier sur « La place du mort dans le théâtre contemporain » pour le numéro 99 d’Alternatives théâtrales (Bruxelles). Spécialiste de la réception de Shakespeare en France, ainsi que de la dramaturgie et la mise en scène contemporaines, elle est chercheur référent pour le Théâtre National de Bretagne (Rennes) dans la cadre du réseau théâtral européen Prospero.
**Didier Plassard est professeur en études théâtrales à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il a publiéL’Acteur en effigie (L’Age d’Homme, 1992, Prix Georges-Jamati), Les Mains de lumière (Institut International de la Marionnette, 1996, rééd. 2005), ainsi qu’une centaine d’articles et contributions à des ouvrages collectifs. Il dirige actuellement un volume collectif sur la mise en scène allemande pour les Éditions du CNRS, ainsi que l’édition bilingue du Drama for fools / Théâtre pour les fous d’Edward Gordon Craig. Il est par ailleurs chercheur référent pour le Théâtre National de Bretagne (Rennes) dans le cadre du réseau théâtral européen Prospero, et rédacteur en chef de la revue en ligne Prospero European Review – Resarch and Theater (numéro 1 : printemps 2010).
Copyright © 2009 Carole Guidicelli and Didier Plassard
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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