Georges Banu[1]
Observer (2009). Conception et production : Bruno Meyssat. Costumes : Gisèle Madelaine. Interprètes : Gaël Baron, Elisabeth Doll, Marion Casabianca, Frédéric Leidgens, Jean-Christophe Vermot-Gauchy, Pierre-Yves Boutrand. Théâtre de Gennevilliers, novembre 2009.
La Troisième Génération (2009). Mise en scène : Yael Ronen. Interprètes : Knut Berger, Niels Bormann, Karsten Dahlem, Ishai Golan, George Iskandar, Orit Nahmias, Rawda, Ayelet Robinson, Judith StröBenreuter, Yusef Sweid, Przemyslaw Bluszcz, Wieslaw Cichy, Zdzislaw Kuzniar, Wojciech Ziemianski, Ilse Bode, Angela Hubrich, Karolina Kozak, Hanne-Lore Pretzsch, Dietrich Garbrecht, Matthias Göritz, Jan Kruczkowski, Zygmunt Sobolewski, Zbigniew Górski, Andrzej Ursyn Szantyr. Coproduction de la Schaubühne de Berlin, du Théâtre National Habimah de Tel Aviv et de la Ruhrtriennale 2009, une commande du théâtre du Monde 2008, avec le soutien de l’institut Goethe. Théâtre : Comédie de Reims, décembre 2009.
Voici deux spectacles que tout oppose, voici deux spectacles qui laissent des traces, voici deux expressions de « l’excès » au théâtre sans qu’elles aient rien d’explicitement excessif. Aucune radicalité extérieure, aucun symptôme directement provocateur, aucun confort contestataire ! Et pourtant, ils ne sont pas fréquents de pareils rendez-vous où le théâtre, par sa présence même, rend exigeant l’échange, alerte le public, marque de son sceau la mémoire. On ne sort pas indemne de telles soirées, on les porte avec soi comme le souvenir d’une installation de Kieffer ou de Boltanski. Ici ce n’est pas le détail d’une solution, le talent d’un interprète, le génie d’un écrivain qui s’imposent, mais l’acte dans son intégralité. Il est là, lourd de sens, rempli d’émotions, unique et immobile. Les deux spectacles :Observer et la Troisième Génération. Ils sont complémentaires aussi bien sur le plan des moyens que sur celui de la posture adoptée, ils débordent des limites du théâtre tout en le plaçant au cœur de l’histoire. Ici la forme adoptée ne se replie pas sur elle-même, mais surgit des conflits extrêmes dont elle semble être l’émanation scénique.
Le spectacle de Bruno Meyssat, Observer, invité au théâtre de Gennevilliers, a pour point de départ la tragédie d’Hiroshima. Elle a engendré, nous nous en rappelons, des cris et des soupirs, car de Hiroshima, mon amour à des reportages, des poèmes, des expositions – les mots autant que les images – n’ont pas cessé de clamer l’horreur de la bombe. Des consciences comme celle de son père Oppenheimer furent perturbées et, plus encore, celle du pilote qui la lança ne parvint plus jamais à se restaurer. Tout cela remonte loin et Bruno Meyssat cherche et réussit à restituer le mouvement lent, indéfectible de la mémoire où se sont déposées les traces du cauchemar. Ici il n’y a plus de place pour le mot. Tout est silence. Tout est matière qui renvoie à la gravité ineffaçable de l’expérience, ici tout écoute la logique fragmentaire d’un passé lourd comme du plomb, épars et brisé. Toute rhétorique de la souffrance écartée, toute gesticulation pathétique censurée, le spectacle nous convie à une cérémonie de la douleur muette. Il m’a rappelé le célèbre film des années 60 la Femme des sables : rien de plus oppressant que la douleur interdite de son, réduite à des déplacements somnambuliques et des sursauts de tendresse tacite. La puissance d’absorption de cet univers qui se meut selon une logique invalide de paroles devient extrême : il nous aspire et, sans toujours déceler le sens de ses énigmes, nous suivons ses apparitions comme dans un rêve tout en éprouvant le sentiment d’une dignité responsable. Comme dans une cérémonie sans faste ni pleurs, quelque part dans un cimetière de campagne. Ou comme dans un tableau de Giotto où la présence physique des corps épais, voûtés, repliés sur eux-mêmes, disent la débâcle qu’engendre la mort du Christ. J’ai été à Hiroshima, mais Bruno Meyssat m’a permis de parvenir au recueillement qui, sur place, parmi des arbres en fleurs, me fuyait. Silence, ici on a tué !

© Théâtre de Gennevilliers

© Théâtre de Gennevilliers
Quelques mois plus tard, je voyais à Reims, dans le cadre du festival Scènes d’Europe, la Troisième Génération de la compagnie Work in progress placée sous le patronage de la Schaubühne. Tout oppose les deux spectacles, et en même temps… Un jeune homme débute en haranguant la salle avec des plaisanteries qui la font rire à gorge déployée. Sur le plateau il n’y a que des chaises qu’ensuite un groupe de jeunes comédiens allemands, anglais, israéliens et palestiniens déplacent en se rattachant à cette « poétique de la chaise » tant reprise et développée par la mise en scène moderne. Ils incarnent « la troisième génération », la génération actuelle qui ne se trouve à l’origine d’aucune guerre, d’aucun massacre et qui se doit d’inventer à l’égard des conflits historiques une autre posture que les générations précédentes. Ces jeunes non coupables sont libres et ils le montrent… Ici on ne fait que parler, paroles recueillies grâce à des plongées dans les familles, parmi des proches que la dramaturge israélienne Yael Ronen a réunis dans une sorte de « scénario » qui permet et invite même à l’improvisation. Ce spectacle perturbe et fascine dans la mesure où il donne à entendre non pas un discours articulé, mais des phrases disparates « politiquement incorrectes » qui remontent de l’inconscient collectif des trois communautés réunies. Des phrases que seuls les membres de ces communautés peuvent formuler en faisant rire « jaune » par la libération de ce que j’appellerais un « non-dit » politique. Non, les problèmes n’ont pas été résolus, il y a toujours un fond d’aversion, une réserve de haine, une poche de résistance. Mais le défi du spectacle consiste dans l’art inouï dont il fait preuve de reprendre des phrases horribles sans pour autant tomber dans un discours réactionnaire, de les retourner et convertir en leur contraire et, ainsi, de libérer. Dialectique périlleuse accomplie par de véritables acrobates du verbe ! Leur performance est à couper le souffle car, à chaque instant, on craint la chute raciste ou la déviance antisémite pour respirer ensuite grâce à un détour, à un aveu, à une dérobade. Jeu avec le feu qui ne prend jamais, victoire de l’esprit sur l’obscurité que l’on ne camoufle pas, mais qu’on assume et combat. Cette fois-ci, de nouveau encore, il faut être « présent » – raison pour laquelle l’équipe refuse de publier le texte –, il faut assister à ce combat live avec l’héritage historique passé au crible du vécu stéréotypé des « générations » précédentes et recyclé par « la troisième génération ». Rien n’est et ne sera jamais pur, les résidus sont là et le spectacle nous confronte avec leur persistant pouvoir de nuisance. Le rire sert de « protection » qui ne camoufle pas pour autant le gisement putride. C’est de ce combat que la Troisième Générationtémoigne. Ici le silence est coupable et seuls les mots libèrent.


© Théâtre de Gennevilliers
[1] Georges Banu est Président d’honneur de l’AICT, Professeur à la Sorbonne (Paris III), essayiste et critique de théâtre. Il a signé un grand nombre d’ouvrages consacré surtout au théâtre du XXème siècle et aux relations entre le théâtre et la peinture. Parmi d’autres, on peut nommer les livres Le rouge et or. Le théâtre à l’italienne (1989), Peter Brook : De Timon d’Athènes à La tempête (1991), Exercices d’accompagnement : D’Antoine Vitez à Sarah Bernardt (2002), La scène surveillée (2006). Il a assuré la direction des numéros spéciaux de la revue Alternatives Théâtrales (Les répétitions, Débuter, Les penseurs de l’enseignement). Sur les relations entre le théâtre et la peinture, dans les éditions d’Adam Birö, il a publié : Le rideau ou la fêlure du monde (1997), L’homme de dos (2000), Nocturnes : Peindre le nuit, jour dans le noir (2005).
Copyright © 2009 Georges Banu
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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